Chapitre 18 : Etre libre pour aimer, Aimer pour être libre

Etre libre pour aimer, Aimer pour être libre

(Camille, Romain)

 

 

 

   Pour avoir voyagé dans de nombreux esprits, Camille ne connaissait que trop bien la passion et ses penchants. Celle qui bouleverse les coeurs, les corps et les âmes. Celle dont on ne trouve la force de se défaire. La passion dévorante, pullulante, toujours plus grande… dont Romain  était une des victimes.

   Son Amélie chérie. Une épouse inespérée qui avait dépassé son imagination et supplanté toutes les muses qui l’avaient alimentée. Jamais il n’avait pensé pouvoir aimer autant. Il ne savait d’ailleurs pas que c’était possible. De sa vie déséquilibrée aux allures funambulesques, il avait vu, à travers elle, apparaître un filet prêt à le recevoir pour rejoindre la terre ferme.

   C’est en quittant le port où le bateau de Mme Berit, une redoutable femme d’affaires assez connue dans la région, était amarré qu’il avait aperçu sa fille. Romain s’y promenait souvent pour admirer les yachts et avait fini par rencontrer ce qu’il y avait de plus beau à contempler …

   Amélie était vite devenue sa raison de vivre. Dès leurs premiers échanges, il était vivement entré dans une collision immuable avec ses croyances, lui qui avait fermement cru rester célibataire.

   Camille comprenait les méandres des pensées de Romain. Elle avait été estomaquée de découvrir sa professeure mariée et, qui plus est, avec son nouvel ami. Cela ne pouvait tout de même pas être un hasard ? Elle avait d’abord deviné Amélie à travers l’amour de sa mère, pour ensuite l’avoir en tant que professeure et, à présent, elle la voyait dans le regard amoureux de son époux. Coïncidence ? Amélie devait souffrir du décès de sa mère et elle avait apparemment d’autres douleurs à gérer. Comment se faisait-il alors que Camille n’était jamais entrée dans ses rêves ? Elle s’était creusée les méninges pour en venir à l’hypothèse suivante : Amélie serait l’âme en perdition scandant « Lema Sabachtani ».

   Cependant, l’heure n’était pas à sa professeure mais bien à son mari désemparé et sujet aux grandes turbulences que peuvent provoquer des sentiments passionnels. Romain connaissait cette incapacité à savourer une vie de couple où la certitude d’un amour absolu n’en serait pas la base. Seulement, un tel engouement étouffait Amélie. Suspicieux et jaloux, il entravait la liberté de son épouse sans s’en rendre compte. Il commettait de grosses erreurs qui pesaient sur les sentiments de sa femme et ce genre de blessures pouvait s’installer à long terme.

   Romain était un homme peu aimant envers lui-même et son manque de confiance en ses capacités et qualités humaines le poussait parfois vers des excès indomptables. A la fois affamé d’amour et persuadé de ne pas en être digne, il s’étranglait dans ses paradoxes et en résultaient de grandes colères. La culpabilité qui s’en suivait était ingérable. Il devait alors trouver certains arrangements avec sa conscience, quelques péripéties de l’esprit bien complexes.

   Romain savait qu’il devait trouver le courage de détruire ses démons, ses géants du passé. Sa vie avait, en effet, été comme un concours de circonstances où il n’avait fait que subir tantôt la présence toxique et tantôt l’absence écrasante de ses parents. Soit de trop, soit pas assez, voilà le résumé de sa relation à ceux qu’il  nommait « ses géniteurs ».

   Ne pas avoir été désiré, avoir été perçu comme une aberration car très différent d’eux autant physiquement que dans ses convictions. N’entendre que des reproches sur le simple fait de son existence avait conduit Romain à l’abnégation de lui-même.

   Bébé, on l’avait même laissé avoir faim. Sa mère trop occupée soit à ses tâches ménagères soit à se plaindre de son père, l’oubliait régulièrement dans son coin. C’est à force de cris qu’il revenait à son bon souvenir et elle lui enfonçait un biberon dans la gorge avec impatience : « Allez ! Bois ça qu’on en finisse ! ».

   Et Romain sentait. Romain savait. Il savait qu’à défaut d’avoir pu avorter de lui, elle avait avorté de son attachement pour lui. Il hurlait alors de plus belle mais d’une autre faim, cette fois. La faim d’un regard qu’il n’aurait jamais. Par conséquent, il lui arrivait de rejeter son biberon non pas comme dans un défi mais par abdication.

   On ne pourrait dire que sa mère se mettait en colère parce que sa colère avait une constance déroutante. « Tu vas m’avaler ça oui ! », avait-elle beuglé maintes fois. Un silence l’avait frappée en réponse, plus lourd qu’un discours pour lui dire: « Nourris-moi parce que et comme tu m’aimes ou ne me nourris pas ! ».

   « Aime-moi ou tue-moi ! ».

   De son premier silence en étaient nés d’autres encore et encore, au fil des années, tous cousus mains pour tenir lieu de masque. Pourtant, Romain avait un peu ressenti une forme d’amour. Celui qui avait toujours été en lui. Celui qu’il avait parfois pu partager avec des femmes, sans noms, de passage dans sa vie. Aujourd’hui, il portait un visage, celui d’Amélie. Amélie porteuse de ce mystérieux bouleversement : la vie de Romain ne serait plus jamais pareille.

   Cet amour qu’il lui donnait se renouvelait sans cesse et était toujours à donner. Tant de bienveillance, tant de projets pour une vie heureuse bafoués par une passion envahissante. Amélie en suffoquait. Elle ne se sentait pas libre alors qu’on ne peut aimer sans être libre ni être libre sans aimer.

   Pressée par les sollicitations incessantes de son mari, elle devenait distante et Romain se sentait asphyxié par son mutisme. Amélie voulait de la légèreté et avait souvent besoin de croire que la vie de couple était un jeu, sans quoi ce n’était pas vivable. Ce que Romain ne parvenait pas à comprendre ni à accepter. Il se sentait défaillir dans ses bouffées d’émotions car il entendait le galop de plus en plus assourdissant d’une perte sur le point d’arriver.

   Avec désolation, Camille compatissait aux maux de Romain. Parcourir le maquis des tourments de son ami avait parfois tendance à la décontenancer, car elle se trouvait devant des émotions amoureuses d’une puissance jamais rencontrée jusque-là. Elle voyait Romain comme un cheval resté dans son box trop longtemps. Une fois sorti, il ne pouvait avancer à petite allure mais courir à toute vitesse ! S’élancer sur une plage ensoleillée et sentir ses sabots s’enfoncer dans le sable. Le souffle du vent sur sa robe, les éclaboussures de la mer jusqu’au cou… Courir, courir pour se sentir vibrer ! A la vérité, Camille se retrouvait un peu à travers lui. Bien que leurs vies aient été différentes, elle était également un cheval affamé de liberté avec ce besoin constant d’intensité.

   Ô Camille savait bien des choses ! Sans avoir une idée sur l’origine de ses connaissances, elle avait conscience du capharnaüm propre à chacun… Elle avait compris qu’Amélie était un miroir pour Romain. Et c’est dans ce décalage entre ce que Romain pensait être au regard de sa femme et sa propre vision de lui-même que des sentiments torturants se déclaraient.

   Rien n’allait plus avec elle. Ses entreprises pour réparer les dégâts s’avéraient vaines et elles prenaient fin en même temps que son désir d’arranger les choses croissait. C’était d’abord lui, la source du problème, se répétait-il. Cette discorde enfouie au plus profond de son intimité, c’était l’autre qu’il était et ne voulait pas accepter.

   La mort de Mme Berit n’avait fait qu’empirer la situation. Amélie avait souvent  la vue voilée, perdue on ne pouvait dire où. Elle avait parlé de divorce. Romain avait d’abord préféré intellectualiser la nouvelle, en se disant que son flagrant désintérêt pour son mariage la protégerait mieux qu’une armure, face à la disparition de sa mère.

   « Je te libère », avait-elle dit. A ces mots, Romain avait été pétrifié par la sensation de pouvoir être emprisonné dans un vaste espace et de pouvoir être libre dans une étreinte… et quand elle lui dit: « Je te libère », elle l’avait enfermé dans l’infini.

   Par crainte de la perdre, il avait perdu les pédales !  Il faisait pis que mieux en adoptant tous les comportements restrictifs à leur bonheur. Il lui lançait: « Je le savais que tu voudrais, un jour ou l’autre, divorcer, tu m’as jamais aimé de toute façon ! ».  Elle lui répondait: « Vas te faire foutre ! ». Et ces paroles le fracturaient !

   Il se souvenait, au début de leur histoire, lui avoir dit: « Avec toi, mon ange, je suis devant quelque chose qui n’existe pas encore. J’ai l’angoisse de la page blanche là. Ca me paralyse ! J’y connais pas grand-chose dans la façon de bien aimer une femme tu sais. C’est un art que je ne peux qu’imiter. Si tu veux bien, je te copierai, ok ? ». Amélie avait ri et s’était jetée dans ses bras.

   Aujourd’hui, il aurait aimé que leur couple soit le héros de leur histoire mais Amélie avait préféré prendre cette place. L’imperméabilité de son rejet le consternait.

   Romain était en plein questionnement: l’amour pouvait-il être totalement désintéressé? Pouvait-il ne penser qu’au bonheur de sa femme ? 

   L’ombre d’un doute vint se peindre sur son visage et ça lui parut être une bien funeste présence. Il se voulait posé mais le calme attisait sa perplexité. Il reconnaissait pourtant y trouver l’assurance d’une certaine paix mais se pouvait-il qu’il puisse aimer Amélie sans rien attendre en retour ?

   Désirer ce qu’il y a de mieux pour sa femme, quand bien même il devrait en être exclu,  lui semblait être une évidence. Pourtant, il se demandait s’il pourrait obtenir une totale satisfaction en la voyant s’épanouir avec un autre. Et s’ils restaient ensemble… aucune querelle amoureuse, aucun élan passionnel ? L’ardeur et l’intensité bannies de son vocabulaire ? Se contenterait-il de doux même profonds sentiments ? Ne sommes-nous pas des êtres de désir prêts à conquérir ce à quoi nos âmes aspirent ? Ce va et vient d’émotions propulsées dans l’ivresse, l’étourdissement provoqué par un parfum, les palpitations nées d’une voix… Tout ce qui faisait, selon lui, l’intérêt d’être en vie. Il devint alors en proie à cette folle résolution que l’amour était tout sauf serein.

   En plus, deux personnalités sanguines ne pouvaient éviter la moindre dispute. On n’évite pas les disputes, on évite juste qu’elles tournent mal, se persuadait-il. En bref, on les gère ! Il ne pouvait se résoudre à ne rien vouloir, à ne rien espérer et il s’engagea fidèlement dans ce choix.

   Il était déjà gagné par le déchirement que l’absence de son Amélie lui infligerait. Il se devait d’accepter ses choix mais la frontière entre le respect des limites de l’un et le respect de soi a souvent l’épaisseur d’un fil. Il lui faudrait s’armer d’une force insoupçonnée et il la devrait certainement au déluge de tendresse qui l’engloutissait au souvenir de l’attention d’Amélie posée sur lui. 

   Pour Amélie, il ferait tenir un océan dans une goutte d’eau. Une goutte d’eau unique, tout comme elle… Mais cela ne changerait en rien l’insolente distance tissée par la volonté de son épouse. Peut-être alors lui écrirait-il pour se rapprocher d’elle.

   Il lui broderait des mots inlassablement s’ils pouvaient arpenter les couloirs de son coeur.  Mais il savait, en son for intérieur, que chaque lettre même écrite à l’encre de sa dévotion ne trouverait qu’une porte close à la fin de leur course. Pourquoi donc s’abrutir dans l’obstination d’obtenir ses faveurs ? Romain en était tourmenté comme jamais.

   A peine avait-elle quitté une pièce qu’il passait sa main sur chaque objet qu’elle avait effleuré pour caresser les résidus de son passage. Sa peur gloutonne de la voir s’en aller pour de bon avalait ses jours. Il était abîmé par ses espoirs qui s’écrasaient les uns contre les autres sur le parvis de ses peurs. Des peurs d’abord fondées sur une réalité périmée : son passé, ensuite ravivées par le départ imminent de celle qu’il chérissait tant.

   Il devait apprendre que le futur est incertain. Le présent, quant à lui, reste un choix de chaque instant. Et quand bien même les conditions sont restreintes, il reste des possibilités. Il faudrait prendre la décision d’être heureux là tout de suite, se disait-il.

   Sinon, un jour, on se réveille les mains ridées, crispées au-dessus du vide…

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Etienne Ycart
Posté le 12/03/2022
l'envie de sauter la case commentaire et d'aller directement à la fin etait trés forte
je bacle une réponse fébrile...
un chapitre m'attend
une réponse
va t'elle me nourrir me contenter
ouvais _je en être déçu ,
Même les gens qui semblent heureux ne le sont pas
quelle énigme que ce récit !
tout de même
je suis en admiration devant certaines de tes phrases
pour amélie , il pourrait faire tenir un océan dans une goutte d'eau
même J Brel, n'a pas eu des mots aussi fort dans
ne me quitte pas
le liberer l'avais enfermé
la aussi, c'est fort !
Ella Palace
Posté le 12/03/2022
Merci de tout cœur, vraiment !
Je suis touchée ! Pourvu qu'arrivé au bout, cela te laisse une belle impression, sans déception...
Oriane
Posté le 27/01/2022
Bonjour Ella,

Comme mes prédécesseurs dans les commentaires, j'aime beaucoup beaucoup ce chapitre. Il est clair, fluide et très prenant aussi. C'est toujours très poétiques aussi. Romain, comme tous des personnages, n'a pas eu une vie facile et on comprend à quel point il s'accroche à Amélie mais aussi à quel point son amour et sa vision sont biaisés par son passé.
Mais je m'interroge toujours sur le véritable rapport entre Camille et Amélie. Oh, je me doute qu'on finira par le savoir. Juste que, pour moi, le mystère s'épaissit encore plus au lieu de s'éclairer alors que nous sommes vraiment proche de la fin de ton récit.
Ella Palace
Posté le 29/01/2022
Coucou Oriane,

je vois que tu as terminé Daedalus Anima et tu auras eu la fin de l'histoire...
Je suis très contente que ce chapitre (mon préféré) puisse autant plaire!

Merci pour ta lecture et ton commentaire qui me touche!
Edouard PArle
Posté le 24/09/2021
Coucou !
Voilà un très beau chapitre, l'un des meilleurs sans doute.
J'apprécies beaucoup le moment où tu évoques l'enfance de Romain. Tu joues parfois avec les mots sans en abuser non plus et certaines phrases sont très jolies.
L'analyse du personnage est super poussée et je suis toujours aussi curieux de la façon dont se conclura ton histoire.
Je pense (avis subjectif) que ce chapitre pourrait être encore meilleur si tu le "condensais" un peu. J'ai le sentiment que si tu réussis à faire ressentir les mêmes émotions avec encore moins de mots ce sera juste génial. Mais c'est souvent difficile de raccourcir des textes et mon avis ne vaut que ce qu'il vaut donc c'est toi qui voit (=
Quelques remarques : (tu prends ce que tu veux)
"La passion dévorante, pullulante, toujours plus grande… dont Romain en était une des victimes." enlever soit le "dont" soit le "en"
"apparaitre un filet prêt à le" -> apparaître
"ses croyances, lui qui avait fermement cru rester célibataire." croyance et cru tu pourrais remplacer croyance par conviction (là tu peux tout à fait garder l'original, c'est juste une suggestion)
"avait parfois tendance à la décontenancée," -> décontenancer
"Bien que leur vie aient été différentes," -> leurs vies
"Ses entreprises pour réparer les dégâts s’avéraient être vaines" le être est de trop
J'ai lu ce chapitre assez attentivement (et relu certains passages) d'où le nombre de remarques (=
Toujours un plaisir de te lire,
A bientôt (=
Ella Palace
Posté le 24/09/2021
Bonjour Edouard,


merci pour ton gentil commentaire et la correction des coquilles!
Comme tu le dis si bien, qu'il serait "génial" parce qu'il serait plus court, n'est qu'une question de perception...

Bien à toi,
Ella
Edouard PArle
Posté le 24/09/2021
d'où mon : "(avis subjectif)"
Je comprends tout à fait que tu ne le partages pas.
Bonne soirée !
Ella Palace
Posté le 24/09/2021
Euh 🤔, ben oui, c'est ce que j'ai dit: comme tu le dis si bien (cfr: avis subjectif), c'est une question de perception (= avis subjectif)...
😂 C'est pas grave, on est fin de semaine 😉

Bonne soirée également 🙂
Edouard PArle
Posté le 26/09/2021
oui, on s'est mal compris.
En effet je suis un peu fatigué en ce moment ça aide pas ^^
Hortense
Posté le 18/09/2021
Un très beau chapitre, très et clair, fluide et poétique avec de jolis moments d'écriture : "Et Romain sentait. Romain savait. Il savait qu’à défaut d’avoir pu avorter de lui, elle avait avorté de son attachement pour lui. Il hurlait alors de plus belle mais d’une autre faim, cette fois. La faim d’un regard qu’il n’aurait jamais. Par conséquent, il lui arrivait de rejeter son biberon non pas comme dans un défi mais par abdication."
Tu décortiques savamment les sentiments de Romain, je dirais presqu'au scalpel (c'est un compliment). La boucle se boucle puisqu'on retrouve Mme Berit, la mère d'Amélie, avec toutefois une dernier interrogation : pourquoi Camille n'a-t-elle pas accès aux rêves d'Amélie.
Très bonne conclusion, pleine de lucidité et de raison.


Quelques coquilles et suggestions :
Il manque quelques virgules, par ci par là, que je n'ai pas relevées, pour ne pas alourdir.

- Celle dont on ne trouve la force de se défaire : il me semble qu'il manque un pas.
- qui l’avait aperçu sa fille : qu'il
- s’était creusé les méninges : creusée
- peut s’installer à long terme : pouvait
-Cette discorde enfuie au plus profond de son intimité : enfouie ?
- les conditions sont restreintes : seraient, il resterait ?
- on se réveille les mains ridées : il se réveillerait ?

Bravo et à très bientôt
Ella Palace
Posté le 18/09/2021
Bonjour Hortense,

merci infiniment pour ce beau commentaire! Tu viens de lire mon chapitre préféré.... (avec le chapitre 20 et l'Epilogue lol)

Merci également pour tes corrections!

A bientôt!
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