Chapitre 18

Guillemine n’avait jamais vu de ville comme Der-Shappah. Elle était immense, moderne et très animée. Pourtant, son origine était bien plus ancienne que celle d’Astarax. Le centre de la cité était rempli de temples de marbre à l’architecture complexe, dont les alignements de colonnes aux chapiteaux sculptés témoignaient de l’habileté des bâtisseurs. Partout se dressaient des palais somptueux aux toits et aux coupoles recouverts de feuilles d’or. Ces vestiges du passé en parfait état voisinaient avec des constructions nouvelles moins éblouissantes. Les styles antiques et récents se mêlaient en harmonie pour créer une atmosphère à nulle autre pareille. Dans les rues, une foule cosmopolite déambulait dans les deux sens. La ville sentait l’opulence, la douceur de vivre pour ceux qui étaient riches, mais aussi la dureté des négociations et du commerce sans pitié. De nombreux étrangers visitaient la cité ou étaient là pour affaires. Les marchands avaient de belles devantures le long de rues larges et commerçantes. On trouvait de tout dans les boutiques abondamment achalandées, pourvu que l’on ait une bourse bien remplie. Dans ces artères, les femmes et les hommes étaient magnifiquement parés. Ils portaient des vêtements conçus dans les plus belles matières aux coupes audacieuses et élégantes, et des bijoux précieux. Ils étaient souvent suivis de serviteurs attentifs à leurs moindres désirs qui portaient leurs achats.

 

Guillemine ne les enviait pas. Mener une vie où il fallait sans cesse se montrer ne l’intéressait pas. Elle aimait trop sa liberté. Néanmoins elle appréciait les belles choses et pénétrait incognito sous son voile dans les échoppes les mieux attirantes pour regarder ce qu’on y vendait. 

 

Dès leur arrivée, Helmus s’était envolé dans l’azur et découvrait la ville et ses environs par ses propres moyens. Il lui fallait peu de temps pour retrouver Guillemine quand il en avait envie, pour venir se nicher sur son épaule et cacher son bec sous ses ailes. Bien qu’elle portât le voile transparent en permanence, cela n’empêchait pas l’oiseau de la voir partout où elle allait. Quand il avait bien dormi au creux de son cou, il s’enfuyait à nouveau.

 

Dans les faubourgs, les masures n’étaient pas aussi solides ni agréables à l'œil. Comme dans toutes les grandes villes, la misère se cachait loin des palais. Dans les ruelles des quartiers pauvres régnaient des odeurs d'égouts et de pourriture. Les trottoirs étaient surélevés pour éviter de patauger dans la mélasse des détritus qui étaient rarement ramassés. Les enfants jouaient sur la chaussée et se battaient souvent. Il y avait aussi de très beaux chats perchés en haut des murs. Ils observaient les gens et ne dormaient que d’un œil. 

 

Partout où elle passait, Guillemine se sentait à l’aise dans la ville. Néanmoins, quand elle traversait les quartiers interlopes, elle se remémorait son escale à Athaba et frissonnait à ce souvenir désagréable. Comme dans la ville des bandits et des pirates, elle était certaine après quelques heures à parcourir la ville que Martagon ne se trouvait pas à Der-Shappah. Il l’attendait peut-être déjà en haut du volcan. Mais avant de le rejoindre, elle devait trouver Giuseppina pour lui remettre la cassette de sa sœur Vivonne. 

 

Le cœur de la cité était petit. Elle y croisa à nouveau Zanzar. Il avait toujours belle allure et se promenait au bras d’une femme avenante. Mais sous le costume de cuir sombre se cachait une noirceur dont elle ne voulait plus jamais subir la cruauté. Elle devait sauver la pauvre créature tombée dans les griffes du pirate. Elle s’approcha tout près d’elle et la bouscula. Surprise, la femme perdit l’équilibre et roula par terre dans la poussière. Elle se releva, furieuse. Ses coudes et ses genoux étaient écorchés et sa belle tenue déchirée en plusieurs endroits. Elle se mit à apostropher Zanzar car elle était convaincue que lui seul avait pu la faire tomber. Zanzar eut beau protester et clamer son innocence, la belle victime ramassa sa jupe et s’éloigna d’un air outragé. Il resta seul au milieu de la rue et des passants goguenards. Guillemine retint difficilement son envie de rire. Le vil capitaine était vexé comme un gamin pris en faute. C’était trop drôle.

 

Abandonnant le pilleur tortionnaire ridiculisé, elle poursuivit sa promenade. Elle se sentait légère. Mais elle devait être sérieuse maintenant et chercher l’habitation de Giuseppina. Elle ne pouvait pas passer trop de temps dans cette ville. Là-bas, Martagon s’impatientait peut-être.

 

Bien sûr, elle savait qu’il n’en était rien car Martagon était la patience même. Mais son esprit bouclait de plus en plus souvent sur l’image de son époux. Les souvenirs des moments passés ensemble lui revenaient avec force. Ces pensées lui faisaient comprendre qu’elle avait fait le bon choix. Elle s’approchait de l’endroit où elle le retrouverait. Ses petites antennes s’étaient enfin mises en marche. Elles lui rappelaient sans cesse le véritable objectif de son voyage. S’attarder plus longtemps dans cette ville n’était pas envisageable.

 

En pleine journée, elle parcourut sans relâche les boutiques les plus fréquentées. Elle espérait entendre parler de Giuseppina. Ou par chance la croiser. Vivonne et sa sœur étaient riches. Elles faisaient partie des femmes qui se préoccupaient beaucoup de leurs garde-robes et venaient souvent chez les marchands. Au bout d’une heure d’intense observation et de déambulation rythmée, elle entendit enfin prononcer le nom qu’elle cherchait. Elle s’approcha et examina la personne qui avait parlé. Elle parlait avec vivacité à une autre cliente en tournant et retournant des rouleaux de tissu avec ses longues mains manucurées. Les deux bavardes étaient en train de critiquer Giuseppina. Elles l’accusaient d’avoir oublié sa sœur morte si tragiquement dans le naufrage de son navire et de s’être emparée de tous ses biens. 

 

– Avec les richesses acquises grâce à la mort de sa sœur, elle a acheté une nouvelle demeure qu’elle meuble encore plus somptueusement que la précédente, grinçait l’une d’elle entre ses dents.

– Comment a-t-elle pu faire si vite ?  s’enquit l’autre commère. Elle vient juste d’apprendre que sa sœur a disparu. 

– Elle a dû verser quelques primes à des administrateurs peu regardants, persifla son amie.

– Elle était déjà prétentieuse, mais aujourd’hui, son attitude dépasse les bornes, répliqua l’autre mégère, tout aussi aigrie. Il faut voir comme elle nous prend de haut maintenant !

– Sans son mari qui lui avait laissé toute sa fortune, elle ne serait rien, reprit la première de plus belle. Et désormais, elle a aussi hérité de tous les biens de sa sœur. Ah ! Elle peut parader devant nous toutes, sa richesse est colossale.

– Cependant, je ne l’envie pas, rétorqua la seconde femme dont le ton démentait les paroles. 

– Je suis comme toi, répondit son amie. Une telle existence, si vide de sens, n'a rien d’enviable à mon avis.

– Je ne sais pas quelle soierie choisir, poursuivit la seconde en touchant distraitement les matières chatoyantes. La rouge ou l'orangée ? Qu’en dis-tu ? Il me faut à tout prix une nouvelle robe pour sa fête. Je ne voudrais pas paraître devant elle avec un vêtement que j’aurais déjà porté.

– Comme je te comprends, renchérit son amie d’un ton ironique en essayant de son côté toute une série de bracelets en or.

 

Les mensonges et l’acrimonie des deux femmes firent de la peine à Guillemine. Elle pensa rétrospectivement à Vivonne et à sa fin terrible. Elle décida finalement de ne pas donner la cassette à Giuseppina. Cette femme vénale ne méritait pas de recevoir ce dernier souvenir de sa soeur. Néanmoins, comme elle ne voulait pas croire sans preuve les bavardages des premières venues, elle irait tout de même se rendre compte par elle-même. Elle verrait bien qui était réellement Giuseppina, que ses soi-disant amies méprisaient à ce point.

 

Lorsque les deux complices sortirent de la boutique, leurs serviteurs les suivirent, les bras chargés de boîtes et de paquets. Guillemine leur emboîta le pas. Elles se dirigèrent vers les beaux quartiers du centre ville. Guillemine espérait que leur chemin passerait devant la maison de Giuseppina ou même qu’elles feraient un détour pour voir la nouvelle demeure, objet de leur jalousie. Guillemine n’avait pas tort. Elle les entendit récriminer et les vit lever les yeux sur le magnifique palais qu’elles conspuaient. Elle les quitta pour ne plus entendre leur bavardage insupportable et pénétra dans la maison si décriée.

 

A l’intérieur, des préparatifs étaient en cours pour finir la décoration des pièces et l’organisation de la fête. Guillemine aperçut la sœur de Vivonne, debout et vêtue d’une longue robe blanche au tissu fluide. Il n’y avait aucun doute sur son identité tant elle irradiait d’autorité. Elle était la propriétaire des lieux et faisait tout ce qui était en sous pouvoir pour que les visiteurs le sachent. Elle parcourait les pièces avec son maître d'œuvre et donnait ses instructions. Bien qu’elle ait une voix péremptoire, elle paraissait savoir exactement ce qu’elle voulait et Guillemine en éprouva une certaine admiration. 

 

De pauvres ouvriers déplaçaient les statues de marbre. Ils tiraient des chariots très lourds aux roues de bois, pour les amener à l’endroit désigné par Giuseppina. C’était une belle femme, certainement beaucoup plus jeune que Vivonne. Elle s’exprimait comme une reine, et n’acceptait aucune critique ni suggestion. Elle confirma sans le savoir ce qu’avait dit d’elle ses amies. Guillemine s’assit sur un banc de pierre qui occupait le fond d’une alcôve. Elle regarda la pièce où elle se trouvait. Devant elle, Giuseppina se tenait debout devant l’architecte, et tapait du pied quand elle voulait imposer ses choix. Autour d’eux, les colonnades peintes et le mobilier de bois sombre, rehaussé de guirlandes d’or incrustées, apparaissaient derrière de lourdes tentures en velours grenat. Les murs étaient peints de fresques de la vie quotidienne. On y voyait le port et les bateaux qui débarquaient les marchandises. Guillemine aperçut avec surprise un navire qui ressemblait à s’y méprendre au bateau des pirates. Ses doutes disparurent quand elle remarqua sur la proue une petite silhouette noire qu’elle identifia aussitôt.

 

– Ce fourbe de Zanzar connaissait Giuseppina ! pensa-t-elle. Il a enlevé sa soeur et aurait demandé une rançon à cette femme qui a dû être sa maîtresse. Quel vil personnage ! Et elle avait dû comprendre les desseins du capitaine. Elle a profité de la mort de Vivonne pour tout prendre pour elle. Quelle horrible femme ! Ces gens sont décidément odieux.

 

Guillemine souleva le couvercle de la cassette qu’elle n’avait jamais ouvert par respect pour Vivonne. Le coffret contenait quelques lettres, des bijoux en or et des foulards de soie. Un feu de bois brûlait dans une cheminée. Malgré la chaleur extérieure, il faisait frais entre les murs épais de la maison. Elle attendit que Giuseppina et l’architecte quittent la pièce et jeta les lettres dans les flammes sans même les regarder. 

 

Outrée par la cupidité de Giuseppina et celle de Zanzar, Guillemine quitta le palais et prit la direction du port. En chemin, elle traversa des quartiers pauvres. Elle sema au hasard sur le sol les bijoux et les foulards comme des petits cailloux. A peine tombés, les précieux colifichets étaient prestement ramassés par d’habiles mains avides et disparaissaient dans les plis de vêtements. Au bout d‘une longue et large rue, elle atteignit le port. Pour en finir avec sa mission avortée, elle marcha le long d’une digue qui protégeait la ville des vagues de l’océan et laissa choir la cassette vide dans l’eau. 

 

Elle gagna ensuite les quais où une foultitude de barques, bateaux et voiles de tous genres s’agglutinaient. Les pêcheurs, les voyageurs et les marchands s’affairaient dans ce méli mélo d’embarcations pour mener leurs affaires. Au-delà, une imposante jetée s’avançait dans la mer. A son extrémité se dressait une haute tour carrée en pierre. C’était un phare qui indiquait l’entrée du port à tous les navires qui croisaient sur l’océan. Sur le môle, des hommes guidaient dans la direction du fanal des chariots tirés par des bêtes de somme. Ils apportaient le chargement de combustible nécessaire à l’alimentation du feu qui brûlait en permanence au sommet de la tour. Les équipes déchargeaient à longueur de journée le carburant dans un entrepôt situé au sous-sol de la tour. L’activité était fébrile car le phare ne devait jamais s’éteindre.

 

Guillemine parvint au bout de la jetée et se glissa à l’intérieur de la tour. Un vaste escalier desservait les étages. Ignorant les ouvriers chargés du maintien et de l’exploitation du phare, elle grimpa en haut des marches jusqu’au deuxième étage. Là, une porte s’ouvrait sur une terrasse. Au centre, dans une colonne octogonale, une dernière volée de marches menait à la plate-forme où brillait la lumière du phare. Un va et vient incessant d’hommes montaient et descendaient les escaliers. Ils apportaient le combustible pour alimenter le feu qui brûlait dans une immense coupe.

 

Guillemine grimpa jusqu’au dernier étage mais il y faisait si chaud qu’il était impossible d’y rester. Elle revint au deuxième étage et fit le tour de la terrasse munie d’une rambarde. Elle s’accouda à la balustrade pour contempler la mer. Depuis la hauteur, elle avait une vue incroyable sur la ville et sur l’océan. Le soir tombait. Le ciel se teintait de couleurs chaudes. Elle aperçut soudain au loin la silhouette du bateau des pirates encore à l’ancre. Une embarcation se dirigeait vers lui à la rame. Elle rejoignit le navire qui hissa aussitôt les voiles et prit le vent. Rapidement il s’éloigna vers l’horizon et disparut, emportant Zanzar et son équipage vers d’autres abordages et d’autres crimes.

 

Époustouflée par la beauté du site, Guillemine regarda longuement la mer. La nuit était tombée. Une douce brise agitait l’air et le bruit des vagues qui venaient s’écraser sur la jetée berçait ses pensées. L’activité dans le phare était toujours fiévreuse. Les bateaux allaient et venaient de jour comme de nuit. Le feu du fanal éclairait d’une lumière violente les flots, le port et la ville. Des cornes de brume résonnaient dans l’ombre. Le trafic s’intensifiait encore, même à cette heure tardive. Il s’agissait peut-être de commerces illicites plus adaptés à l’obscurité. Des cris fusaient de toutes parts. Il y avait aussi de la musique et des chansons, toute une vie nocturne frémissante, pleine d’émotions et de dangers. Guillemine aimait la frénésie de cette atmosphère étrange qui ne s’arrêtait jamais. Elle resta toute la nuit.

 

Au petit matin, les premières lueurs du soleil apparurent. Il faisait frais. Guillemine frissonna. Le vent avait forci. L’aurore se préparait. Soudain, elle sentit le phare trembler et osciller assez fortement. Les secousses continuèrent et s’amplifièrent. Elle vit à l’horizon très lointain comme un frémissement anormal, une légère ligne blanche qui semblait avancer.

 

Sentant le danger approcher, elle descendit aussitôt du phare et se mit à courir le long des quais. Les bateaux amarrés s’entrechoquaient sans alerter les marins. Elle traversa les rues du port et se précipita vers la ville. Elle ôta son voile, criant aux gens de partir aussitôt. Personne ne l’écoutait, tous les passants la prenait pour une folle. Tout le monde la regardait avec stupéfaction. Hagarde, elle continuait à s’enfuir, cherchant à s’éloigner le plus possible de la ville et de la mer.

 

Debout sur un trottoir à l’angle de deux rues, quelqu’un qui venait d’arriver dans la cité portuaire l'observa avec surprise. C’était Dee Dee. Elle n’avait pas voulu suivre le même chemin qu’à l’aller pour revenir vers Astarax. C'eut été trop douloureux de repasser par les endroits qu’elle avait traversés avec son frère. En quittant le marais où Barnazon s’était noyé, elle avait obliqué vers l’est. Elle avait franchi des terres arides et hostiles avant de parvenir à Der-Shappah. Elle avait imaginé qu’en s’imposant les pires conditions de voyage, elle pourrait expier ses fautes. Mais sans cesse l’image de son frère lui revenait en mémoire. Elle ne pourrait jamais se pardonner la responsabilité de sa mort. Le temps et la dureté de sa punition n’adoucissaient pas son cœur. Elle restait aigrie. Sa jalousie ne s’apaisait pas. Elle en voulait aux autres de l’avoir chassée de la maison. Au plus profond d’elle-même, elle était toujours Dee Dee la méchante, elle détestait toujours Sasa. Tout ce gâchis était arrivé par sa faute.

 

Haletante, bouleversée par cette rencontre inattendue qui la ramenait en pensée à Astarax, Addora reconnut sa mère dans la femme que la foule conspuait. 

 

– Qu’est-ce Maman fait ici ? se demanda-t-elle.

 

Instinctivement, sans savoir ce qui provoquait cette course folle et débridée, elle comprit que sa mère fuyait un danger réel. Il fallait déguerpir à toute vitesse. Elle se mit à courir elle aussi derrière Guillemine, entraînant avec elle quelques personnes qui prenaient peur à leur tour. Mais Guillemine était déjà loin devant, Dee Dee la perdit de vue. Elle continua néanmoins à la poursuivre en accélérant ses foulées.

 

C’est alors que la panique se répandit dans Des-Shappah. La vague se rapprochait et elle était énorme. Le nombre de secousses grossissait de seconde en seconde. Des ondes  progressaient sur le sol et le rendaient instable. Brusquement, toute la ville fut secouée par le séisme. Guillemine et Dee Dee avaient eu le temps de s’éloigner suffisamment du bord de mer et des bâtiments. Elles couraient encore sur les dunes au milieu d’autres fuyards pour se mettre à l’abri le plus loin possible. Mais derrière elles, la foule affolée se précipitait sans discernement dans tous les sens. Les gens s’éparpillaient sans savoir où aller. Ceux qui tombaient ou trébuchaient étaient écrasés par ceux qui les suivaient. C’était un véritable massacre.

 

A bout de souffle, Guillemine et Dee Dee finirent par s’arrêter. Elles se trouvaient chacune au sommet d’une dune, éloignées l’une de l’autre et au milieu d’autres gens qui avaient fui le danger. Debout sur les hauteurs qui dominaient la ville à une certaine distance, elles voyaient arriver les énormes rouleaux d’écume sur l’océan. Mais soudain, une secousse plus brutale que les autres se produisit. Les dunes tremblèrent et le sable se mit à glisser autour d’elles. Un gigantesque trou s’ouvrit dans Der-Shappah. Le sol se souleva d’abord et forma une étrange colline hérissée de constructions. Puis une faille s’ouvrit. Le monticule se renversa, se creusa, entraînant avec lui les tours, les maisons, les palais et toute la ville, qui s’effondrèrent comme un château de cartes. Le gouffre absorba la cité comme s’il la dévorait. Quand tout eut disparu dans les profondeurs, il se reboucha comme une gigantesque bouche qui se ferme. En même temps, le phare du port s’écroula et glissa dans les flots furieux qui se jetaient sur la grande jetée. Un mur d’eau gigantesque surgit à cet instant juste derrière le môle. Il roula au-dessus et vint s’écraser sur la ville. Il recouvrit tout ce qui restait de Der-Shappah. Pendant quelques minutes, seule l’écume bouillonnante fut visible puis la mer se retira. Le trou où avaient disparu les bâtiments s’était comblé de sable sombre. Seules quelques colonnes brisées et restes de murs étaient encore visibles au milieu des détritus charriés par les flots déchaînés. D’autres vagues puissantes déferlèrent. Chacune détruisait un peu plus la cité. Impuissants, sidérés, les spectateurs survivants regardaient hébétés l’horreur qu’ils voyaient se produire devant eux. Il ne subsistait plus rien de la ville florissante qui quelques heures encore auparavant bruissait d’activités, que quelques ruines éparses. Der-Shappah était morte, enfouie sous le sable, noyée sous l’océan. Elle n’existait même plus. Un grand désarroi s’empara de la foule muette de stupéfaction. Le silence régna pendant un temps indéfini, seulement troublé par les assauts assourdissants de l’océan. Nul n’aurait pu dire combien de temps dura la sidération. Puis les sinistrés réagirent. Certains criaient, d’autres pleuraient et se lamentaient, d’autres encore se jetaient sur le sol, se roulaient par terre ou étaient prostrés. Nul n’osait quitter le sommet des dunes ni ne pouvait détacher son regard de l’abomination.

 

Le temps s’écoula lentement. Quand la mer se fut calmée, au bout de plusieurs heures, les gens se mirent à bouger. Ils descendirent des dunes salvatrices pour tenter de trouver un signe de vie ou un souvenir dans l’amas de gravats qui leur rappelait leur existence d’avant. 

 

Dee Dee restait immobile. Elle ne connaissait personne dans la ville martyre. Elle regarda au loin sur les dunes alentour, mais Guillemine s’était volatilisée. Plus bas, les survivants fébriles cherchaient désespérément les morts et les blessés. Plus bas encore, les vagues ramenaient ce qu’elles emportaient en le fracassant davantage à chaque assaut meurtrier.  

 

Elle vit arriver à côté d’elle une femme géante vêtue de rouge qui chevauchait une énorme monture. L’animal était effrayant. Sa tête était allongée et sa peau collait sur les os de son crâne. Ses yeux étaient exorbités et ses grosses dents dépassaient de sa bouche émaciée aux lèvres épaisses. Il avait une robe fauve et des crins noirs. Levant la tête, elle reconnut sa grand-mère Maggie à califourchon sur la bête insolite. 

 

Les yeux de Maggie plongèrent dans ceux de Dee Dee.

 

– Addora, que fais-tu ici ? questionna la grande sorcière. 

– Et toi ? rétorqua Dee Dee dont l’agressivité revenait naturellement après la peur qu’elle avait éprouvée.

– Je viens chercher ta mère, à la demande d’Alix, fit Maggie.

– Comment savais-tu que Maman était ici, à Der-Shappah ? s’étonna Dee Dee.  

– Parce que je suis sa mère, répondit Maggie. En activant mes sens par la magie, je peux retrouver Guillemine où qu’elle soit. Malheureusement, selon la distance, la localisation n’est pas toujours très précise. J’ai eu beaucoup de mal à parvenir jusqu’ici. Ta mère a dû prendre le bateau car j’ai perdu sa trace très rapidement à Athaba. Mais à force d’opiniâtreté, j’ai pu la repérer à nouveau à Der-Shappah. Et je sais qu’elle n’est pas loin.

– Je n’avais jamais entendu parler de ce don, dit Dee Dee.

– C’est une capacité que j’ai découverte depuis bien longtemps sans jamais l'avouer à Alix. Pour avoir la paix, ajouta Maggie.

– Et moi, comment m’as-tu trouvée ? questionna encore Dee dee.

– En te voyant sur la dune, j’ai su immédiatement que tu étais l’une de mes petites filles, expliqua Maggie. Tu ressembles à tes sœurs comme deux gouttes d’eau.

 

Dee Dee haussa les épaules de frustration. C’en était fini de sa liberté. Maggie allait reprendre les rênes de sa vie. Elle la ramènerait à Astarax. Bien que ce fut la destination où elle se rendait, elle n’avait pas envie d’y retourner sous la férule de sa grand-mère. Elle aurait aimé profiter encore quelque temps de la solitude et de la vie au grand air.

 

– Je ne sais toujours pas ce que tu fais ici, insista Maggie.

– Alix m’a chassée de la maison à Astarax, avoua Dee Dee. Je suis partie avec Barnazon.

– Où est ton frère ? demanda Maggie.

– Tu vois bien qu’il n’est pas là, répondit agressivement Dee Dee. Nous avons marché vers le nord longtemps et nous sommes arrivés devant un marécage. Nous avons commencé à le traverser. Barnazon a glissé dans l’eau à cause des esprits malfaisants et il s’est noyé.

– Tu l’as poussé ? s’enquit Maggie.

– Bien sûr que non, pour qui me prends-tu ? s’écria Dee Dee. C’est lui qui est tombé en poursuivant une chimère.

– Au sens propre ou sens figuré ? fit Maggie.

– Dans tous les sens qui te plairont, rétorqua Dee Dee.

– Allons, ne te met pas en colère. As-tu vu ta mère ? je sais qu’elle ne s’est pas noyée car je sens qu’elle est vivante. Mais où est-elle précisément dans ce capharnaüm ? 

– Je l’ai vue pendant quelques instants, répondit Dee Dee. Elle courait pour échapper au danger. Je l’ai suivie mais j’ai fini par la perdre de vue dans la foule.

– C’est ennuyeux, dit Maggie. Mais monte sur mon cheval, nous allons la retrouver prestement. 

 

Contrainte et forcée, Dee Dee escalada le dos de la bête immonde et s’installa derrière sa grand-mère sur la large croupe. Le cheval se mit en route. Autour d’elles, les gens s’exclamaient. Ils auraient bien eu besoin de cette bête pour les aider à fouiller les décombres. Mais Maggie, imperturbable, passait au milieu des sinistrés sans les écouter ni les entendre. Elle avait d’autres desseins. Dee Dee baissait la tête, honteuse d’être assise avec cette grande femme vêtue de rouge qui apostrophait la foule pour qu’elle s’écarte et la laisse passer. Maggie ruminait car brusquement elle venait de perdre la trace de Guillemine.

 

– Comment aurait-elle pu prendre le bateau, disait-elle entre ses dents ? La mer est démontée. Où a-t-elle bien pu passer ?

 

Soudain, Dee Dee trouva le voyage bien plus intéressant. Après tout, Maggie était une femme comme les autres. Elle éprouvait de la colère lorsqu’elle était contrariée. C’était bon à savoir. Elle leva les yeux vers le ciel resté bleu malgré la terrible tragédie et esquissa un sourire mauvais.

 

Guillemine n’avait pas perdu son temps une fois que le séisme avait diminué. Elle avait continué à marcher vers le nord sans remettre son voile. Elle s'énervait en pensant à Zanzar. 

 

– Cette ordure de pirate s’est sauvée à temps, pensait-elle avec rage. Il est si malin, il est comme un serpent. Il s’en sortira toujours, quoi qu’il arrive. 

 

La colère lui donna un regain d’énergie pour accélérer le pas. Bientôt elle disparut dans les oyats et les creux des dunes. Dès qu’elle put approcher du rivage, quand les flots furent moins agressifs, elle s’avança jusqu’à la frange d’écume qui venait mourir sur la grève. Là, elle s’empara du coquillage de Lamar accroché à son cou et le porta à son oreille. Elle appela le roi des Mers à son secours. Il ne fallut que le temps d’une ou deux respirations avant qu’elle n’aperçoive au loin le char étincelant sous la lumière du soleil. Un instant plus tard, Lamar vint s’arrêter devant elle. Helmus tomba du ciel au même instant et vint se poser sur son épaule.

 

– As-tu vu le raz-de-marée ? demanda Guillemine en caressant le corbeau. Il a détruit Der-Shappah et une grande partie de ses habitants.

– C’est aussi très compliqué sous la surface de l’océan, grommela Lamar qui paraissait de très mauvaise humeur. C’est Jahangir qui s’amuse avec nos nerfs.

– Jahangir ? s’étonna Guillemine. Tu veux parler du sorcier qui allait dans la même école de magie que Martagon ?

– Lui-même, rugit Lamar. Il expérimente ses pouvoirs directement sur les éléments. Il se moque de détruire et de tuer, pourvu qu’il puisse prouver sa puissance et établir sa domination. Où veux-tu aller ? Je n’ai pas beaucoup de temps, car je dois faire le tour de mon royaume pour constater les dégâts que ce fou a causés et réparer. 

– Je veux aller où se trouve le volcan, répondit Guillemine. C’est là que je reverrai Martagon. Je l’ai vu dans tous mes songes. Nous nous rejoindrons au sommet de la montagne de feu.

– Alors monte dans mon char, fit Lamar. Je vois très bien ce dont tu parles. Je sais où se trouve ce lieu. Je t’emmène.

 

Il tendit la main et aida Guillemine à se hisser dans la conque nacrée. A peine eut-elle posé le pied dans le quadrige que Lamar lança ses dauphins sur les flots. Le char vola sur la crête des vagues en direction du nord, vers la presqu’île où se dressait le volcan dont Guillemine avait rêvé. Il fallut peu de temps au roi des Mers pour déposer Guillemine au pied de la montagne de feu. Elle leva les yeux vers l’immense cône brun. De son large cratère s’échappaient des lambeaux de fumée noire. Helmus s’envola aussitôt pour aller explorer les hauteurs.

 

– Merci Lamar pour tout ce que tu as fait pour moi, dit-elle. Je ne sais pas si nos routes se croiseront à nouveau un jour. Mais sache que tu as été l’une de mes plus belles rencontres. 

– J’ai le sentiment que nous ne nous reverrons plus, avoua Lamar non sans tristesse. J’espère que tes vœux se réaliseront. Sois heureuse avec Martagon, salue-le de ma part.

 

La conque s’envola à nouveau à la surface de l’océan. En quelques secondes, elle disparut à l’horizon. Seul l’éclat d’un rayon de soleil sur le trident du roi des mers témoigna encore de sa présence avant qu’il ne s’évapore dans l’éther. Guillemine leva à nouveau les yeux vers le sommet du volcan et se mit courageusement en route pour escalader ses pentes abruptes.

 

Bien loin de Der-Shappah et de la montagne de feu, au septentrion du continent, Martagon, Spyridon, Memnon et Zeman étaient enfin arrivés à Skajja après avoir combattu le terrible dragon. Le soir était tombé. Ils traversèrent la ville et entrèrent dans l’apothicairerie pour y déposer leurs affaires.  

 

– C’est ici que nos routes se séparent, dit Zeman. Où iras-tu Martagon ? Et toi Spyridon ? 

– Nous sommes au nord, répondit Martagon. Pour venir ici, nous avons traversé tout l’ouest et je ne veux pas retourner au sud où se trouve Astarax. Qui pourrait encore bien m’attendre là-bas, après tant d’années d’exil ? Je prendrai la direction de l’est. J’y chercherai un endroit pour m’installer où je n’ai aucune attache. Je me sens vieux désormais, j’aspire à m’arrêter définitivement de courir le monde.

– Je te suivrai, Martagon, ajouta Spyridon. Je suis désormais ta seule famille, et tu es ma seule famille. Nous avons perdu les nôtres et tous ceux qui étaient nos amis. Unissons nos solitudes pour trouver le havre de paix dont tu parles.

– Entendu, Spyridon, fit Martagon. Dès que nous aurons remis le trophée à Mirambeau, nous nous mettrons en route. 

 

Les trois compagnons se rendirent d’abord chez la mère de Zeman. Il s’avéra que la vieille femme avait succombé pendant l’absence de son fils. Elle était très âgée et n’avait probablement pas supporté de le savoir affronter le pire des dangers. Des voisins compatissants s’étaient chargés de la faire inhumer. La soirée fut morose et ils allèrent rapidement se coucher.

 

Le lendemain matin, Zeman laissa ses amis apporter la griffe du dragon au gouverneur, tandis qu’il s’occupa de liquider les affaires de sa mère. 

 

Mirambeau et Chizu ne cachèrent pas leur joie à l’annonce de la mort du monstre et de la disparition d’Izen pendant le combat. Mirambeau entrevoyait déjà tous les bénéfices qu’il pourrait tirer de cette nouvelle auprès de la population. Quant à Chizu, il se réjouissait que le déserteur ait trouvé une fin à la hauteur de sa trahison. Mirambeau proposa de fournir des chevaux aux voyageurs pour qu’ils quittent rapidement la ville. Ainsi pourrait-il se glorifier d’avoir organisé la mort du dragon. Martagon et Spyridon acceptèrent. Ils partiraient le jour même pour d’autres horizons. Mirambeau accepta la griffe comme témoignage de la réussite du combat et promit de l’exposer dans une cage de verre dans le palais. Il avait même l’idée de faire réaliser une statue à l’effigie du monstre et de l’installer sur la grand' place. Martagon et Spyridon se moquaient de ces commémorations. Ils avaient hâte de s’éloigner de Skajja. Mirambeau donna l’ordre d’apporter deux chevaux parmi ses meilleurs bêtes pour les leur offrir. Les deux compagnons repartirent avec leurs montures en direction de l’apothicairerie. 

 

Zeman était seul dans sa boutique. Avant de reprendre la route, ses amis l’accompagnèrent au cimetière où reposait sa mère pour rendre un dernier hommage à la vieille femme. A leur retour, Zeman donna la potion contre le malédictopon à Martagon. Du moins pensait-il que cette mixture pourrait guérir Guillemine du mal qui la rongeait. Les compagnons se dirent au revoir. Ils savaient tous trois qu’ils ne se reverraient jamais. Ils avaient vécu une aventure intense dont ils garderaient le souvenir toute leur vie.

 

Le guérisseur demeura sur le seuil de sa boutique, sous l’enseigne du soleil aux branches ondulées dans son cercle de fer forgé. Il regarda s’éloigner ses amis jusqu’à ce qu’ils disparaissent au coin de la ruelle. Puis il rentra dans son échoppe le cœur lourd. Il était seul désormais. Martagon lui avait laissé une grande partie de ses cueillettes et récoltes qu’il avait remisées dans sa besace. Zeman aurait beaucoup de travail à répertorier les espèces, chercher les meilleures recettes pour les employer, et peut-être même planter certaines graines pour obtenir de nouvelles pousses. Il soupira longuement puis se mit à l’ouvrage.

 

Martagon, Spyridon et Memnon sortirent des remparts de Skajja et prirent la route de l’est. Avec les belles bêtes que leur avait données Mirambeau, ils avançaient vite sur les routes et les chemins. Ils traversèrent des fleuves et des forêts, longèrent des collines et passèrent le long d’un marécage au pied de hautes montagnes avant d’atteindre l’océan. Devant eux, tout au bout de la longue plage de sable se trouvait un isthme qui reliait le continent à une presqu’île. Même à cette distance, ils apercevaient le haut sommet qui crachait de la fumée.

 

– C’est là que je veux aller, dit Martagon. Cette montagne me fait des signes. Elle m’attend, j’en suis convaincu. 

– Alors allons-y, répondit Spyridon.

 

Ils mirent leurs montures au galop pour atteindre l'extrémité de la bande de terre et de pierres. Prudemment, ils descendirent de cheval et guidèrent les bêtes le long de l’étroit  chemin sur la crête. Sur chaque côté, les vagues venaient s’écraser sur les rochers avec violence. Le vent soufflait fort. Mais Martagon croyait enfin à sa chance. Devant lui se dressait le lieu dont il avait rêvé toute sa vie. Le volcan s’élevait en majesté et dominait tout ce qui se trouvait autour de lui. Dans cet endroit aride, il ne pourrait peut-être pas cueillir beaucoup de plantes. Mais il savait que les sols volcaniques sont très fertiles. Il pourrait certainement faire pousser de nombreuses espèces, pourvu qu’il se donne du mal pour planter ses graines et les faire prospérer. Il aurait sous ses yeux la beauté sans cesse renouvelée de l’océan. Il mènerait une vie simple, et ressentirait un bonheur profond. Ses souvenirs réchaufferaient son coeur quand il se sentirait trop seul. Et il pourrait toujours partager ses pensées avec son beau-père. Après tout, il était le père de Guillemine.

 

Spyridon avait beaucoup vieilli. Le sorcier avait vécu trop d’aventures extrêmes pour un homme de son âge. Il était usé. Il suivait Martagon sans se plaindre, mais il avait hâte d’arriver à destination et de se poser quelque part définitivement. Il imaginait une cabane dans la campagne et un banc de bois posé contre le mur, à côté de la porte et sous la fenêtre. Il s’y assiérait et passerait des heures à méditer sans être dérangé. Martagon et lui étaient des êtres solitaires. Ils pourraient vivre l’un à côté de l’autre et rester des jours et des semaines sans se parler. C’était étrange, mais c’était aussi rassurant car il se projetait dans un avenir. Il ne s’en serait jamais cru capable. Et puis il savait fort bien que sa mémoire recommençait à lui jouer des tours. Comme son passé s’effaçait, il valait mieux se tourner vers le futur et le dessiner selon ses envies.

 

Ils arrivèrent au bout de l’isthme et mirent le pied sur la presqu’île. Il y avait ça et là autour du pied du volcan des hameaux, des villages et des fermes isolées. Quelques routes pierreuses et pistes desservaient les différentes localités. Sur les contreforts de la montagne de feu, des troupeaux de chèvres et de brebis paissaient en liberté. Martagon sentit qu’il était arrivé au bout de son chemin. Il leva les yeux vers le sommet et ressentit un bonheur indicible d’avoir enfin trouvé son lieu idéal. Ils descendirent de cheval et attachèrent les bêtes au tronc d’un arbre. Ils se trouvaient à l’abri sous une anfractuosité de la paroi qui offrait une protection contre le vent et la pluie.

 

– Est-ce que tu veux vraiment monter avec moi jusqu’au cratère ? demanda Martagon qui voyait combien Spyridon était épuisé.

– Ce sera ma dernière escalade, répondit le sorcier pensivement. Je dois voir ce volcan et ce qui se passera là-haut, cela me paraît une nécessité. Je ne peux pas t’expliquer pourquoi. Peut-être serai-je témoin de quelque chose d’extraordinaire qu’il me faudra rapporter ensuite. Je ne sais pas.

– Alors ne perdons pas de temps, allons-y, fit Martagon. Il fera nuit quand nous redescendrons. Nous dormirons dehors ce soir et dès demain nous chercherons un emplacement pour construire une cabane sur les flancs de la montagne. 

– Une chaumine avec un banc sur le devant ? demanda Spyridon.

– Mais oui ! s’écria Martagon en s’élançant vers la pente. Tout ce qu’il te plaira. Ce sera notre maison. Nous nous y installerons. 

 

Les deux hommes escaladèrent lentement les sentiers qui s’élevaient sur les pentes abruptes du volcan. Martagon tenait à ménager Spyridon qui se fatiguait vite. Le sommet semblait proche mais il reculait toujours. Il leur faudrait des heures pour y parvenir. La terre était noire sous la végétation qui se raréfiait au fur et à mesure qu’ils gagnaient en altitude. L’astre du jour au-dessus de leurs têtes dardait ses rayons brûlants. Quand ils s’arrêtaient pour reprendre leur souffle, ils se retournaient pour contempler les paysages somptueux qui se déroulaient à leurs pieds. Tout autour, l’océan formait une masse bleu marine qui ondoyait. Elle était parsemée de crêtes blanches et de reflets qui lui donnaient l’apparence d’un gigantesque tissu soyeux. L'isthme apparaissait de plus en plus lointain, un simple trait posé sur la mer. Au-delà, les chaînes de montagnes et la longue plage de sable se fondaient dans la brume et vibraient comme si elles allaient soudain s’envoler. Les flancs du volcan avaient des teintes chatoyantes noyées de soleil. Le noir et le gris des rochers et le brun de la terre se mêlaient aux couleurs des herbes folles et des fleurs sauvages. Des buissons épineux et des arbustes chétifs réussissaient à pousser malgré le vent incessant.

 

La montée était rude. Enfin, à force de courage et de ténacité, ils parvinrent au sommet. Ils se trouvaient au bord de l’énorme cratère dont les parois tombaient vertigineusement jusqu'en bas. Dans le fond, des fumerolles s’échappaient d’une large fissure noire. L'énorme bouche sombre était menaçante. Parfois, lorsque les volutes de fumées se dissipaient, quelques lueurs rouges et brillantes apparaissaient entre ses lèvres en fusion. 

 

Martagon sut tout de suite qu’il se trouvait là où il devait être. Cet endroit était son ultime demeure. Soudain, alors qu’il avait complètement déplié ses longs bras et ses longues jambes et contemplait le gouffre, il se rendit compte que ses orteils commençaient à s’enfoncer dans le sol chaud. Quelle sensation étrange de sentir qu’ils s’avançaient sous la terre. Ce n’était pas une simple exploration comme il l’avait pensé au début. Il prit conscience à sa grande surprise qu’il prenait racine. L’extrémité de ses pieds s’allongeait, se ramifiait et s’affinait au fur et à mesure qu’elle progressait vers les profondeurs. Bientôt, il fut totalement planté à l’orée du cratère. Il ne pouvait plus ni avancer, ni reculer, il s’était fixé dans le sol et formait une souche. Ses bras et ses mains avaient aussi amorcé une métamorphose. Ils s’étiraient vers le ciel en rameaux très fins, comme s’ils allaient chercher la lumière plus près du soleil. Ébloui, muet de stupeur, absorbé par ce qui lui arrivait, Martagon vivait la transformation inéluctable de son corps.

 

Tout à coup, il entendit prononcer son nom. C’était un cri qui provenait d’une gorge désespérée. Sa taille encore articulée s’enroula vers l’arrière. il vit se précipiter vers lui un petit bout de bonne femme. Spyridon, qui marchait le long du précipice, entendit craquer la colonne vertébrale qui se tordit et fit volte face. 

 

Guillemine avait presque atteint le sommet du volcan quand elle aperçut l’étrange silhouette arrêtée au bord du gouffre. Elle reconnut aussitôt Martagon. Il se tenait là, comme un vieil arbre qui avait souffert. Ses longues jambes maigres et son buste se rassemblaient pour former un tronc tourmenté. Ses bras osseux se déployaient comme des branches torsadées. Ce fut un choc, la surprise de voir son rêve le plus fou se réaliser. Il était bien là, en haut du volcan, comme elle l’avait imaginé. Il l’attendait. Son coeur bondit dans sa poitrine et elle se mit à hurler son nom en courant dans sa direction. Malgré le vent, la pente abrupte et la distance, elle ne mit que quelques instants pour le rejoindre. Elle était  transportée par la force de son amour pour cet homme qui n’en était déjà plus un. Elle s’arrêta à côté de lui. Elle osait à peine croire que Martagon était réel. Elle avança la main pour toucher l’écorce de son corps et se persuader qu’il était bien là. Elle caressa les écailles rugueuses et l’arbre vibra sous la douceur de son geste.

 

Un peu  plus loin, Spyridon se figea. Il voyait enfin sa fille et le père de ses petits enfants réunis. Le grand corps maladroit de Martagon et la forme minuscule de Guillemine se tenaient l’un en face de l’autre. Tous les deux se regardaient intensément. Ils ne voyaient plus qu’eux. Ils étaient bien trop émus pour se parler. Mais leurs yeux se disaient tout ce que leurs bouches ne réussissaient pas à exprimer. 

 

Ce fut alors qu’une voix de stentor retentit en haut de la montagne. Une femme géante, vêtue de rouge et suivie par une adolescente, s’approcha à grands pas en agitant les bras. 

 

– Guillemine ! disait-elle. Ne fais pas de bêtises ! Je suis venue te chercher.

 

Les yeux écarquillés, Spyridon dévisageait avec horreur l’inconnue qui venait d’arriver. Maggie ! De tous les événements invraisemblables qui avaient pu lui arriver dans sa vie, celui-là était le plus incroyable qu’il ait jamais imaginé. Que venait faire Maggie au sommet du volcan ? Au moment où Martagon et Guillemine s’étaient enfin rejoints, elle se matérialisait dans cet endroit improbable et venait gâcher leur rencontre.

 

La voix de sa mère fit sortir Guillemine de sa torpeur. En entendant les inflexions qui lui rappelèrent un passé qu’elle détestait et ne voulait pas revivre, Guillemine se réfugia instinctivement contre Martagon. Elle tendit les bras pour enlacer le tronc de l’arbre et s’accrocha à lui de toutes ses forces. Ils se serrèrent et ne firent plus qu’un. La chair de Guillemine commença alors à se fondre dans l’écorce rugueuse. 

 

Maggie s’était approchée tout près de sa fille. Elle tenta vainement de la tirer en arrière pour l’arracher à son époux. Malgré sa corpulence et sa force, elle était impuissante à détacher Guillemine. L’écorce griffait ses mains énormes. Ses paumes et ses doigts furent bientôt couverts d’ampoules et d’égratignures. Elle n’avait pas de prise sur l’arbre. Elle avait beau le secouer, elle n’arrivait pas à séparer la femme de l’homme. Au contraire, plus elle s’acharnait, plus l’arbre s’enfonçait dans le sol et se solidifiait. 

 

Tandis que la mère essayait sans succès de reprendre sa fille, Martagon continuait à se métamorphoser. Ses racines s’ancraient toujours plus loin dans la terre, ses bras et ses mains s’étiraient en branches et en fins rameaux. La transformation en cours ne discernait plus qui était Martagon et qui était Guillemine. Elle avait absorbé la petite sorcière dans sa lente évolution. C'était la volonté de Guillemine et de Martagon de s’unir pour toujours et les pouvoirs magiques de Maggie n’auraient rien pu changer. Le corps de Guillemine, littéralement collé contre Martagon, fusionna avec lui. Les bras de la sorcière grimpèrent le long du tronc qui fut le buste de Martagon et l’entourèrent. Ils formèrent d’abord une excroissance de l’écorce puis se fondirent dans le bois de l’arbre. Les mains et les cheveux qui s’envolèrent rejoignirent la ramure et les branches qui croissaient. Les pieds s’enracinèrent à leur tour. 

 

Ni Maggie ni Dee Dee n’avaient encore vu Spyridon. ll se trouvait plus loin, au bord du cratère, et avait assisté à toute la scène. Le vieux sorcier avait contemplé les retrouvailles des époux. La force de l’amour de Martagon avait sauvé Guillemine de la rapacité de Maggie. Ils étaient désormais hors de portée. La haine de Maggie et d’Alix ne les atteindrait plus jamais. Spyridon éprouva un immense soulagement à cette pensée. Il avait appris à estimer Martagon et il aimait sa fille. Ces deux êtres avaient enfin le droit d’être heureux ensemble.

 

Dee Dee était restée en arrière. Elle vit ses parents disparaître petit à petit tandis que l’arbre se développait devant elle. Bientôt, il ne resta plus rien d’humain des deux êtres qui avaient été ses parents. Seul un magnifique arbre à la forme et au feuillage très étranges se dressa au sommet du volcan. Memnon qui était resté sans bouger pendant toute la métamorphose de son maître se mit à hurler à la mort.

 

Furieuse, Maggie lui donna des coups de pieds pour le chasser. Le chien s’éloigna, prêt à revenir dès que la femme hystérique s’en irait. Elle était très en colère, elle trépignait de rage. Elle n’avait rien pu empêcher. Elle avait échoué dans la mission qu’elle devait accomplir et ne pourrait pas ramener Guillemine à Astarax. Alix serait impitoyable. Mais tout était allé si vite ! Elle avait à peine eu le temps de rejoindre sa fille pour la retenir que Guillemine s’était blottie contre Martagon qui l’avait absorbée en lui. 

 

Perdu dans la contemplation de l’arbre, Spyridon pensait avec tristesse que Martagon et Guillemine n’avaient même pas eu le temps de se parler. Maggie avait été atroce, elle était arrivée au moment où ils se retrouvaient. Elle ne leur avait laissé aucune chance. Mais ils étaient réunis pour toujours maintenant, finalement c’était la seule chose qui comptait. Spyridon leva les yeux. Il vit Maggie qui piétinait le sol de ses grands pieds et écumait de fureur. Elle était aussi rouge que sa robe. Alors il comprit la raison de cet acharnement. Alix avait demandé à sa créature d’aller chercher Guillemine. Et Maggie en était désormais incapable. 

 

Il eut peur pendant un instant qu’elle ne détruise l’arbre par un sort de feu ou d’acide pour se venger. Mais il fut vite rassuré. Maggie n’oserait pas. Dee Dee serait témoin de ce geste insensé et pourrait le rapporter à Alix. C’était impensable. Quoi qu’il en soit, Guillemine avait dû faire le nécessaire pour protéger l’arbre par la magie.

 

Voyant la déconvenue de sa femme, Spyridon éclata soudain d’un rire phénoménal. Il était bien dédommagé de toutes les moqueries que Maggie lui avait fait subir. Elle l’avait toujours pris pour un moins que rien. Elle le toisait de haut en bas à chaque fois qu’elle l’apercevait et lui parlait avec condescendance. Eh bien, ce serait son tour d’être rabaissée. Elle reviendrait les mains vides à Astarax et le courroux d’Alix serait terrible. Ressassant cette pensée délectable, il riait sans pouvoir s’arrêter. Il faisait tant et tant de bruit que Maggie et Dee Dee s’aperçurent soudain de sa présence. 

 

Maggie ne s’attendait pas à rencontrer son époux au sommet du volcan. Sa colère redoubla quand elle le vit qui se gaussait d’elle sans retenue. À la honte de son échec s’ajoutait le mépris de Spyridon. C’en était trop pour sa fierté. Elle se mit à invectiver le vieux sorcier qui s’esclaffait de plus belle. Mais il avait assez joué. Il ne voulait pas la provoquer. Elle aurait pu mal réagir. Son rire devint soudain sardonique. Il regarda sa femme, hocha la tête pour la saluer et disparut.

 

Au-dessus du cratère, Helmus volait lentement en faisant des cercles. Il poussa un croassement terrible et s’effaça à son tour.

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