Chapitre 18

Les prétoriens atteignirent le fleuve Limes et ses plaines enneigées une journée après avoir rencontré la lieutenante Padisal. C’était une partie de l’Erellie que Lyne n’avait jamais visitée, mais elle savait de ses lectures que le Limes prenait sa source au cœur d’Ostrate, dans les monts brumeux, et descendait en ligne droite jusqu’à la mer erellienne. Sa largeur, qui approchait un kilomètre avant qu’il quitte l’empire, et sa profondeur, plus de cinquante mètres à certains endroits, en avaient fait une frontière naturelle autour de laquelle s’étaient formées la Confédération Valéenne et l’Erellie.

Aussi bien pour la guerre que le commerce, de nombreux ports fleurissaient le long du fleuve. Le plus grand d’entre eux étant la cité-État de Hauteroche. Longtemps simple avant-poste au milieu des monts d’Argent, destiné à contrôler le vaste col où s’écoulait le Limes, elle avait changé de mains au fil des conflits jusqu’à ce que l’Erellie et la Confédération signent un pacte de défense, trois cents ans plus tôt. Décidées à contenir Ostrate derrière ses montagnes, les deux nations s’étaient accordées pour financer à un prix colossal la transformation du village en une gigantesque ville fortifiée. Quand ce fut fait, ils l’avaient affranchi en lui promettant une aide militaire inconditionnelle, afin que personne ne s’en dispute la possession et que l’empire ne puisse utiliser ses rancœurs contre elle.

Hélas, cela n’avait pas suffi. Si l’empire d’Ostrate avait officiellement accepté la création et l’indépendance de la cité, il avait aussi essayé de la faire sienne à maintes reprises. La plus récente remontant à une vingtaine d’années, lorsque l’impératrice précédente, Sisser IV, soucieuse de récupérer une opinion publique défavorable, avait lancé son armée à l’assaut de la ville. Dix jours de conflit sanglant s’en étaient suivis, mais les soldats de Hauteroche avaient tenu jusqu’à l’arrivée des renforts, obligeant les contingents impériaux à battre en retraite.

Pendant toute sa jeunesse, Lyne avait été inspirée par les exploits héroïques de ces militaires, et elle continuait encore aujourd’hui de s’y référer lorsqu’elle sentait sa motivation faiblir ou le doute la gagner. Maintenant qu’elle visitait la ville franche, elle espérait rencontrer ces généraux qui la passionnaient, ou au moins présenter ses hommages à ceux tomber au combat. Elle s’en était même enquise auprès de Soreth, plus enclin à partager sa ferveur que ses anciens camarades, mais ce dernier s’était contenté d’un sourire énigmatique en guise de réponse.


 

Lorsqu’ils atteignirent la route de Hauteroche, la prétorienne fut satisfaite de voir les pavés remplacer la neige boueuse. Elle apprécia aussi de croiser davantage de monde, car grandir à Lonvois ne l’avait guère préparé à la monotonie de la campagne. Cela, couplé à une nostalgie qu’elle se découvrait, la poussa à sympathiser avec des inconnus dans l’auberge bondée où ils passèrent leur dernière soirée de voyage. Des vociférations, des rires et des chants, il n’y avait pas mieux pour lui rappeler la capitale et sa famille.

Quand ils repartirent le lendemain, Soreth annonça qu’ils n’étaient plus qu’à quelques heures de leur destination. L’excitation la gagna aussitôt, chassant sa mélancolie, et elle monta Zmeï empli d’une énergie nouvelle, à laquelle il répondit en trottant fièrement devant une Apalla nonchalante.

Hélas, et malgré son engouement, elle dut reconnaître que les plaines qu’ils traversèrent durant la première heure de chevauchée ne furent guère différentes de celles de Lonvois, la vision des monts d’Argent en plus. Pour tromper son impatience, qui lui donnait de plus en plus envie de lancer Zmeï au galop, elle se tourna vers Soreth.

— Es-tu déjà allé à Hauteroche ? Est-ce vrai que la ville est remplie de voleurs ?

— Oui, cette cité est incontournable si l’on cherche des informations ou que l’on veut faire de la politique, et pas exactement. La plupart des quartiers sont bien surveillés. Nous n’aurons pas à nous inquiéter des bandits. Du moins, pas tant que nous évitons les bas-fonds.

Il marqua une pause pour réfléchir avant de reprendre avec sérieux.

— Les véritables brigands là-bas, ce sont les marchands. Ils sont rusés et peu scrupuleux. Ils te feront les poches sans t’avoir volé le moindre sou.

Lyne fronça les sourcils devant cette description.

— Je risque de manquer de patience avec eux. C’est pour protéger le peuple de ce genre de crapule que je sers l’Erellie.

Par réflexe, elle appuya ses mots en frappant son poing droit contre sa paume gauche. Le bruit mat du cuir fit tourner la tête à son équipier, qui leva des yeux amusés vers le ciel nuageux.

— Cela ne serait pas très diplomatique d’en venir aux mains. La ville apprécie les gens malins qui savent contourner les problèmes et les lois. Là-bas, ils ne les appellent pas « crapules », mais « bourgeois ».

— Ceux qui jouent avec la justice ne méritent pas qu’elle les protège, grommela la guerrière, mais très bien. J’essayerai de ne frapper personne.

— Tant qu’à parler de subtilité, ricana Soreth, tu risques d’être abordée par des politiciens à la recherche d’un appui. Autant pour le statut de noble qu’ils te supposeront, qu’afin que tu me glisses quelques mots en leur faveur. Ne les éconduis pas et souviens-toi d’eux. Cela pourrait nous être utile.

Cette fois, Lyne laissa échapper un long soupire.

— Tu commences à me faire regretter d’être venue… Moi qui pensais que les discussions seraient plus franches dans un endroit où les dirigeants sont désignés par le peuple.

— Tout d’abord, seulement cinq conseillers sur les onze dirigeants sont élus par le peuple. Les capitaines sont choisis par leurs pairs. Le représentant des marchands, par leur association. Ensuite, ce n’est pas parce qu’ils votent qu’il n’y a pas de privilèges. D’autant que Hauteroche a préféré suivre le modèle Valéen et ne collectivise pas ses biens comme nous. Il y a de nombreux camps en ville. Chacun influence le conseil dans la direction qui lui semble être la meilleure. Heureusement pour nous, les prochaines élections sont dans trois ans. Nous devrions avoir le temps de filer.

Le terrain se redressa pendant qu’ils parlaient, passant d’une large montée à un léger faux plat, et Lyne discerna enfin la percée de Hauteroche à l’horizon. En se concentrant, elle arriva même à distinguer la muraille qui encerclait la masse sombre de la ville au pied du Limes. Ses dimensions la laissèrent béate. Elle savait que la population de la cité état dépassait les deux cent mille habitants, ce qui correspondait à presque trois fois Lonvois, mais elle ne s’était jamais rendu compte de la surface qu’il fallait pour loger autant d’individus. Soreth s’amusa de son air étonné, comme l’aurait fait un citadin devant une paysanne, mais elle était trop absorbée pour lui accorder la moindre attention.

Les yeux rivés sur la cité colossale, elle en observait les détails se dévoiler au fur et à mesure de leur avancée. D’abord l’enceinte est, atteignant jusqu’à trente mètres en bordure du fleuve, puis les sept tours de garde massives qui s’élevaient au-dessus d’elle. Elles tenaient lieu de garnisons pour les soldats, deux cents y vivaient en même temps, tandis que des beffrois plus petits servaient uniquement à la défense. La plus grande et la moins large des tours dominait l’entrée principale, dont la porte était tellement imposante qu’il ne fallait pas moins de huit chevaux pour en faire bouger les battants. Hauteroche avait beau être habitée par des marchands et des ouvriers, elle avait avant tout été construite pour être un bastion impénétrable.

Tandis que la ville continuait de grossir et que le trafic se densifiait, Soreth se racla la gorge pour tirer son amie de sa béatitude.

— Lorsque nous serons à l’intérieur, nous irons directement inspecter les silos du quartier nord. Je n’ai officiellement rien à y faire, et il sera difficile de passer inaperçu quand toute la cité parlera de mon arrivée.

Lyne acquiesça avant de scruter son compagnon d’un œil amusé.

— Cela va être étrange de te voir endosser ton rôle de noble.

— Cela sera étrange pour moi aussi, mais il faut bien qu’il y ait un intérêt à être prince et prétorien. Heureusement, le chef des diplomates n’aime pas que l’on se mêle de ses affaires. Il m’utilisera comme marionnette et ne devrait pas me donner trop de travail.

La garde royale sourit. Elle n’avait pas prévu de passer ses journées à jouer les faire-valoir du faire-valoir, et était rassurée de savoir que son ami non plus. Les choses seraient différentes en ville, mais tant qu’ils étaient ensemble ils s’adapteraient.

— Si même l’ambassadeur Trisron n’a pas connaissance de ton secret, demanda-t-elle en réfléchissant à ce qu’il venait de dire, y a-t-il quelqu’un qui soit dans la confidence et à qui nous pourrions nous fier ?

— Annelle Gythuie. Elle est l’unique prétorienne attribuée à Hauteroche. Elle s’occupe de la coordination de nos espions au sein de la cité.

— As-tu souvent travaillé avec elle ?

— Bien sûr ! Personne ne peut s’en sortir dans cette ville sans son aide. Et puis, j’ai passé ma treizième année à m’entraîner à ses côtés.

Comme à l’accoutumée, les réponses de Soreth soulevèrent autant de nouvelles questions pour sa partenaire, aussi bien sur la maîtresse-espionne qu’à propos des leçons qu’elle lui avait données. Elle s’était à maintes reprises étonnée de la diversité de ses connaissances depuis qu’ils faisaient équipe, mais ne s’était jamais renseignée sur la manière dont il les avait acquises. Maintenant qu’il en parlait, elle était curieuse d’en savoir plus, tout en redoutant d’apprendre ce qu’il avait enduré pour le royaume. Dans tous les cas, elle garda ses interrogations pour plus tard. La route était trop bondée pour un sujet aussi confidentiel.


 

La tour de la porte principale, elle-même décorée par une représentation en argent de la cité, était encore plus imposante de près. Quand ils arrivèrent à son pied, Lyne eut même l’impression de s’être égarée dans la demeure d’un géant. Elle leva les yeux jusqu’à manquer de se rompre la nuque, admirative, et réussie à apercevoir le sommet de l’édifice au-dessus duquel une bannière bleue flottait au vent. Sur cette dernière, une tortue noire entourée de deux tours rappelait à tous qu’en franchissant ces portes ils sortaient la juridiction erellienne. Soreth n’y serait plus qu’un prince étranger. Elle, elle quitterait son pays pour la première fois.

Une colonne d’une vingtaine de voyageurs patientait devant l’entrée. Les prétoriens s’y greffèrent discrètement, ne voyant pas de moyens de l’éviter sans révéler leur identité.

Toutefois, la file progressait si doucement qu’au bout de quelques minutes sans bouger, Lyne, empressée de découvrir l’intérieur de la cité, se redressa sur Zmeï pour comprendre ce qui les ralentissait autant. Elle s’aperçut ainsi qu’un groupe de soldats aux couleurs de la ville interrogeaient les nouveaux arrivants et inspectaient minutieusement chaque chariot, n’hésitant pas à ouvrir les tonneaux et les caisses, et allant même jusqu’à examiner le dessous des véhicules.

— Les gardes sont-ils toujours aussi rigoureux ? demanda-t-elle en se tournant vers son partenaire. Cela me semble exagéré.

Celui-ci se redressa à son tour pour voir les militaires, puis fronça les sourcils et secoua la tête.

— Je ne me souviens pas d’autant de zèle. Ils se contentent habituellement de prélever une taxe sur les marchandises et ne se montrent pas très regardants.

Interpellée par leur conversation, la conductrice du chariot devant eux se retourna.

— Paraît que c’est le conseil qui leur a ordonné d’être aussi stricts.

Lyne la remercia d’un hochement de menton, et profita de son envie de discuter pour l’interroger davantage.

— Savez-vous pourquoi ?

— À cause des cambriolages, répondit la femme aux cheveux cendrés. Deux familles bourgeoises se sont fait tuer par des voleurs la semaine dernière.

Elle s’arrêta afin de murmurer une courte prière pour les victimes.

— Le conseil veut pas laisser croire qu’il fait rien, alors ils ont renforcé la sécurité aux portes.

La prétorienne haussa un sourcil dubitatif.

— Si ces bandits sont à l’intérieur, c’est inutile de surveiller les entrées.

— Bah. Ça donne l’impression qu’ils agissent et ça rassure la population. La ville est déjà à cran avec les problèmes de nourriture. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour que ça pète. Moi, en tout cas, je vends mes grains et je me calte fissa !

Sur cette conclusion, la fermière se retourna pour faire avancer son attelage alors que les prétoriens lui emboîtaient le pas. La porte n’était plus très loin.

Toujours impressionnée par la muraille, Lyne laissa son regard courir sur ses blocs de granite et se demanda combien d’engins de siège seraient nécessaires pour en venir à bout. Probablement trop pour n’importe quelle armée en dehors d’Ostrate, car des piliers d’orichalques se trouvaient à l’intérieur de la fortification afin de la renforcer en attirant les lignes d’Eff. Lorsqu’elle l’avait interrogé sur le sujet la veille, Soreth avait complété l’explication en ajoutant que les poteaux n’étaient pas entièrement composés du métal précieux, mais d’un centre d’orichalque entouré d’une gaine d’acier bien moins chère. Le cœur s’occupait ainsi de drainer l’énergie pendant que son étui le protégeait de l’érosion. Cette méthode permettait de réduire drastiquement les coûts de production, et avait été développée spécialement pour la construction de Hauteroche. Ce n’était pas la seule, mais elle était celle qui s’était le plus popularisée par la suite, facilitant la réalisation de bâtiments à l’architecture excentrique et transformant des citadelles en bastions imprenables.

Lorsque leur tour vint enfin, les prétoriens mirent pied à terre et avancèrent jusqu’aux quatre gardes chargés de leur inspection. Ils les saluèrent aimablement, puis ouvrirent leurs sacoches en gage de bonne volonté. Hélas, cela ne suffit pas à rassurer les soldats, préoccupés par leur équipement hétéroclite et leur allure de mercenaire. La plus proche glissa la main sur la poignée de sa lame. Lyne hésita à l’imiter. Elle ne voulait pas causer d’ennuis, mais ne pouvait laisser quiconque s’en prendre à son partenaire.

Heureusement, la situation se détendit lorsque Soreth s’emmêla les jambes dans son épée et manqua de tomber. Retrouvant de justesse son équilibre sous les regards amusés des militaires, il passa des doigts nerveux dans ses cheveux et adressa un sourire gêné au responsable de l’inspection, un vieux sergent à la moustache finement taillé. Celui-ci se pinça les lèvres, comme s’il s’empêchait de rire, et les interrogea sur les raisons de leur présence. Lyne laissa son équipier répondre et s’efforça d’imiter du mieux qu’elle le pouvait ses épaules courbées, ses yeux fuyants et ses hésitations constantes.

Rapidement rassérénés par cette posture soumise, les soldats commencèrent à discuter entre eux pendant que leur supérieur, qui les considérait maintenant moins comme des combattants que des jeunes un peu perdus, les conseillait d’un ton paternaliste. Il leur parla ainsi longuement du banditisme, de l’état de la ville et des problèmes de nourriture, puis les laisser finalement passer, fier d’avoir pu les aider. Les prétoriens le remercièrent pour ses recommandations, que Lyne oubliait déjà, et franchirent les portes de Hauteroche avant qu’il ne change d’avis.

À l’intérieur, les habitations s’entassaient les unes sur les autres, comme si la cité voulait récupérer en hauteur ce qu’elle ne pouvait plus gagner en largeur. La plupart des rez-de-chaussée étaient occupés par des échoppes variées, qui vendaient tantôt des merveilles importées de la Fédération Valéenne, poteries majestueuses, tissus brodés, alcools délicats, et tantôt des marchandises en provenance de l’Erellie, argenteries ciselées, fourrures de premier choix, sels fins. On y trouvait aussi des magasins d’alimentation, aux rayons clairsemés, ainsi que quelques auberges, que Soreth décrivit comme coûteuses et inconfortables.

Pendant que les prétoriens se frayaient un chemin dans la foule, le prince retrouva sa stature habituelle et adressa un clin d’œil amusé à son amie.

— Finalement, ils ne sont pas aussi méticuleux que nous le pensions.

Lyne esquissa un sourire et frappa gentiment l’épaule de son interlocuteur. Elle était à la fois impressionnée par son talent, et gênée de constater qu’elle aurait elle-même été dupée par son jeu. S’appuyer sur le bon cœur des gens afin de les tromper n’avait rien d’honorable, mais il fallait reconnaître que c’était efficace.

Soreth trouva une auberge à son goût juste avant qu’ils atteignent la muraille du quartier nord. Ils y laissèrent leurs montures sous la surveillance d’une jeune palefrenière, puis se dirigèrent vers les silos. Premier mystère d’une ville qui n’en tarissait pas.


 

D’une taille plus raisonnable que les fortifications extérieures, l’enceinte qui séparait les deux parties de la cité, afin de contenir d’éventuels envahisseurs, était heureusement moins bien gardée. Malgré cette proximité, les arrondissements n’avaient que peu de points communs. Celui de l’est logeait les commerçants modestes et les voyageurs, tandis que celui du nord abritait les citoyens les plus pauvres. On y trouvait des paysans, qui exploitaient les champs extérieurs pour le compte d’une poignée de propriétaires, des ouvriers, harassés par leurs travaux dans les fabriques, quelques marchands infortunés, incapables de concrétiser leurs espoirs, et beaucoup d’habitants et habitantes sans emploi, quémandant ou volant pour survivre. Les magasins n’y vendaient aussi que des vêtements rapiécés et de la nourriture de première nécessité. Du moins, pour ceux qui avaient la chance d’en avoir, car l’inflation se faisait davantage sentir dans cette partie de la ville, où les budgets étaient déjà serrés en temps normal.

Malgré le froid, et sans se laisser impressionner par son équipement, un grand nombre de mendiants sollicitèrent l’aide de Lyne. D’abord hésitante à dépenser les économies de son pays, celle-ci fini par distribuer une vingtaine d’écus d’argent aux personnes qui l’encerclaient. Elle jeta en même temps un œil à Soreth, occupé à l’imiter, et se rappela qu’il l’avait prévenu. Contrairement à l’Erellie, où chacun s’assurait de son prochain, les pauvres manquaient de pouvoir pour siéger au conseil de Hauteroche et devaient compter sur ceux qui voulaient bien leur tendre la main. Il y en avait, comme toujours, mais juste assez pour les faire tenir et trop peu pour changer les choses.

Plus les prétoriens s’enfoncèrent dans le quartier et moins il y eut de passants, si bien que les rues boueuses étaient presque désertes lorsqu’ils atteignirent les silos. Afin de protéger les réserves de la cité, les quatre immenses tours de pierre étaient encerclées par un mur de trois mètres de hauteur, dont la seule entrée était une porte en bois sombre. Devant cette dernière, deux soldates enroulées dans leurs épaisses capes de laine bleue et à moitié avachies sur leurs piques surveillaient les alentours. Elles considérèrent l’arrivée des Erelliens d’un œil morne, et ne se redressèrent que quand elles furent certaines qu’ils venaient dans leur direction.

Soreth parla en premier, un sourire sympathique sur les lèvres.

— Bonjour, officières.

La plus âgée, que les combats avaient privée d’un œil, jeta un regard exaspéré à sa camarade avant de répondre avec froideur.

— Bonjour. Cette zone est interdite au public. Veuillez passer votre chemin.

— C’est que j’aimerai beaucoup visiter les greniers et…

— Pour entrer, coupa la soldate, vous devez disposer d’une autorisation.

— D’accord, d’accord. Je comprends.

Tout en acquiesçant, le prince détacha une petite bourse de sa ceinture et la tendit discrètement aux gardes.

— Cependant, vous pourriez peut-être envisager une exception, compte tenu du fait qu’ils soient complètement vides.

Légèrement en retrait, Lyne apprécia l’approche. Les pots-de-vin devaient être monnaie courante dans une ville où le commerce régnait en maître, et personne ne refuserait une semaine de salaire alors que la nourriture venait à manquer. Hélas, la tentative n’eut pas l’effet escompté. La militaire jeta un regard dédaigneux à Soreth.

— Essayer de soudoyer les troupes de la cité est passible de plusieurs jours de prison.

Elle le toisa ensuite sévèrement, réfléchissant à la meilleure façon de régler l’affront, puis reprit.

— Mais, il fait froid et je n’ai pas envie de remplir de la paperasse. Alors, je vais oublier ce qu’il vient de se passer, et vous, vous allez partir sur-le-champ.

— Très bien, concéda le prétorien d’un ton crispé, merci pour votre indulgence.

Il salua ses interlocutrices d’un signe de la tête, puis tourna les talons et s’éloigna de l’entrée. Lyne s’apprêtait à lui emboîter le pas, déçue de ce revers, quand elle remarqua le regard compatissant que lui adressaient les soldates. Il était très différent de celui qu’elles avaient accordé à son équipier, mais reconnaissable par tous les gardes du monde. Elle-même en avait offert des similaires à de nombreux camarades qui devaient s’occuper d’un aristocrate insupportable. Soudainement inspirée, elle sourit d’un air gêné aux militaires.

— Je suis désolé si mon employeur vous a offensé. Vous savez comment sont ces nobliaux.

— Hélas, grommela la vétérante, ceux qui se prennent pour des aventuriers sont les pires. Ils sont prêts à tout pour un peu de frissons.

La réponse amère sonna comme un encouragement aux oreilles de Lyne. Elle soupira faussement.

— C’est sûr qu’il a des… lubies.

Elle leva les yeux au ciel tandis que les gardes la contemplaient avec empathie, puis la plus jeune retrouva la parole et demanda d’une voix amusée.

— Comme de visiter des greniers vides ?

— Exactement ! Imaginez le supplice ! Deux jours de marche sous ce temps glacial pour un silo désert que nous n’allons pas apercevoir.

— Pensez-vous que ce refus va le mettre de mauvaise humeur ?

— Oh que oui. C’est même une certitude. Il va pester, il va râler et, au final, il va probablement trouver un moyen de me coller ça sur le dos. Croyez-moi, je préférerais faire le chemin du retour avec un loup affamé qu’avec lui.

Elle acheva sa phrase sur une grimace de dégoût, puis salua ses interlocutrices et se dirigea vers Soreth, qui traînait des pieds un peu plus loin.

Elle terminait son cinquième pas lorsque la responsable l’interpella.

— Attendez !

Elle s’arrêta net, se retint de sourire, et pivota sur elle-même.

— Qui y a-t-il ?

— Quarante minutes. Je vous donne quarante minutes. Et vous n’avez pas intérêt à ce que je doive venir vous chercher.

Lyne s’inclina aussi bas qu’elle le pouvait.

— Mille mercis ! Que vos ancêtres vous gardent.

Pendant qu’elle regagnait l’entrée, satisfaite d’avoir rattrapé la situation, Soreth la rejoignit au pas de course et se plaça quelque pas devant elle, un air hautain sur le visage. Il jouait son rôle à merveille. Elle avait presque envie de le frapper. Il posa dans la main tendue de la garde la bourse qu’elle avait précédemment refusée, la remerciant de son changement d’avis soudain. Elle répondit d’un nouveau regard dédaigneux, puis secoua nonchalamment la tête et ouvrit l’épaisse porte de chêne qui bloquait l’accès aux greniers.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Camille Octavie
Posté le 12/02/2023
Bonjour,
J'aime bien ce chapitre, il est calme, mais il sert l'apprentissage de Lyne ;) Je suis curieuse de voir où va les mener l'enquête !
Quelques petits doutes :
> "à ceux tomber au combat" > tombés ?
> "et pas exactement" > j'ai relu la phrase mais je n'ai pas compris, j'ai toujours une impression de "exactement quoi ?"
> "beaucoup d’habitants et habitantes sans emploi" > Il me semble, mais je parle ici purement de choses entendues ici ou là, que dans les sociétés médiévales, il y avait peu de gens "sans emploi" en réalité, mais beaucoup de travailleurs manuels dans des professions difficiles et sous payées (vider les pots de chambre, nettoyer les fosses, garder les lanternes allumées la nuit...) tu as du faire tes recherches, mais la tournure de phrase m'a interpellée :)
Vincent Meriel
Posté le 17/02/2023
Bonjour !
Merci pour ce retour. Je suis content que tu apprécies ce chapitre malgré son côté très calme, il faut bien introduire cette ville ^^'
"sans emploi" n'est peut-être pas le bon terme, je n'ai pas fais tant de recherches sur le sujet. En regardant rapidement les recherches, le chômage est bien attesté mais je ne sais pas en quel proportions. Je vais voir si je peux utiliser un autre terme ^^
Encore merci pour ce commentaire, je vais lire les autres de ce pas.
MichaelLambert
Posté le 15/01/2023
Bonjour Vincent !

Encore un chapitre très efficace ! J'ai eu peur de m'y perdre dans les descriptions de la cité et des enjeux politiques, mais au final tout m'a semblé clair, fluide et bien amené. Et alors cette dernière scène de complémentarité entre Soreth et Lyne est vraiment super !

J'ai juste relevé deux expression que tu transformes en verbe, ce qui ne me semble pas correct ou pas heureux :
"qui approximait un kilomètre" -> "qui approchait" ou "qui faisait approximativement" (le verbe approximer me semble vieillot ou ne ps avoir exactement le sens que tu envisages)
"obligeant les contingents impériaux à retraiter." -> "à battre en retraite" (le verbre "retraiter" signifie "traiter" à nouveau quelque chose)

A très bientôt !
Vincent Meriel
Posté le 15/01/2023
Bonjour Michaël !
Merci pour ce retour, j'ai toujours peur que ce chapitre soit un peu laborieux, du coup je suis soulagé si cela s'est plutôt bien passé (il y a eu beaucoup de réécriture pour en arriver là ^^').

Ce n'est pas évident d'écrire des duo, mais c'est toujours gratifiant quand cela fonctionne bien :P

Merci aussi pour tes corrections, j'ai un vrai soucis avec le verbe "retraiter", je ne l'utilise jamais comme il faut...

À bientôt !
Vous lisez