Chapitre 18

Par Diogene

 Hébété, il lui semblait qu’il surnageait dans une eau saumâtre et tiède, tandis que la douleur paraissait n’être plus qu’une ancienne antienne.

    Penchée sur lui, Janis était la dernière, elle chantonnait, d’une voix rauque et d’outre-tombe, la fin d’une vie, la fin d’un temps, la fin d’une époque. Oh ! Comme il l’avait aimée, même s’il n’avait été qu’un enfant, avec sa voix éraillée, ravagée par les fumées et par les drogues, quand elle chantait ses peines et ses vices, ce bébé qui s’en va au paradis. Sorcière, elle le berçait, elle le berçait comme ce petit être qui le lendemain s’en irait. Ainsi se passait le rêve, entre ses bras de chairs, il redevenait ce qu’autrefois il était, une créature, une chimère, façonnée de rêves et de matière, à qui l’on avait, jadis, insufflé une âme. De part en part, il regardait les étoiles qui défilaient dans le ciel nimbé de cette obscure clarté qui depuis des années avait envahi le firmament. Éveillé, il avait vécu parmi ceux qu’il croyait ses semblables, puis il avait été vaincu et s’était assoupi, du moins était-ce cela qu’il se racontait, au fond de lui-même, pour supporter le cauchemar de son existence actuelle.

    La main posée sur le rebord de ce qui pourrait être sa baignoire, comme le lavabo ou l’évier – en fait tout objet lisse et froid dont le côté formerait une ellipse – il recouvrait peu à peu ses sens. La froideur de la faïence sous ses doigts le faisait frissonner tandis qu’il sentait les bourrasques s’engouffrer par la lucarne grande ouverte. Mêlés d’une fraîcheur, qu’il devinait matinale, flottaient les odeurs suffocantes des vapeurs saturées de graisses et de suie, qui répandaient leurs miasmes jusque les plus infimes recoins de la cité ; un goût de métal avait envahi sa bouche. Lourd, à bout de forces, il tentait de se hisser hors de la cuve émaillée. Ses doigts glissaient sur la surface lisse, cependant que ses pieds heurtaient le pommeau de la douche, lui arrachant des jurons, comme des élancements douloureux remontaient de ses orteils. Après plusieurs minutes de lente reptation, il se roula enfin hors du bassin ; le dos plaqué contre la cloison, il reprenait un souffle devenu rare.

    En face de lui, béante, la fenêtre dégueulait l’haleine fétide du vide qui hantait la ville. Las, il attrapa, saisie entre l’index et le majeur, une maigre serviette aux couleurs passées et s’épongea le visage. Posée sur ses cuisses, avec tous ces trous, elle lui rappelait ces vieilles chemises de flanelles que portaient autrefois ceux que l’on nommait dandy. Une moue de dégoût sur la figure, il la balança dans un coin de la pièce, heurtant le sol avec un bruit mou ; il se dégoûtait. Disparue, la migraine avait desserré son étau autour de son crâne. Des myriades d’étoiles dansaient dans ses yeux, mais elles n’étaient que les éclats reflétés des phares des norias de véhicules qui envahissaient la cité. Travailleurs ou esclaves salariés, ils s’acheminaient tous, sans but, dans l’une de ces immenses tours qui se dressaient dans la cité, avalant puis recrachant leur contingent de chair mécanique.

    Redressé, il marcha péniblement en direction de la fenêtre. Sous ses pieds, le linoléum semblait être devenu mou qu’un bonbon du même nom. La dextre sur le battant, la senestre sur le dormant, il hésitait.

    Piquée dans son bras, boule à la saignée du coude, il lui suffisait d’un rien : enfoncer le piston et prendre l’ascenseur pour l’échafaud. Combien étaient tombés dans le piège de l’illusion ?

    D’un geste, il chassa la vision et la rue s’en revint ; vue sur une façade lépreuse dont le revêtement partait en lambeaux, pareil à la mue d’un serpent, mettant à nu les blocs de béton crasseux, qu’éclairait un lampadaire saisi de spasmes. La cité l’avait dévoré, avait fait de lui sa chose, puis elle l’avait rejetée, ne lui offrant pour seul refuge qu’un appartement décrépi et moisi, dans lequel il dépérissait à petit feu.

    Sa dextre sur la clenche, il repoussa le battant et claqua la porte dans un bruit mat. Dans la mire, sa figure était celle d’un homme rongé par la fatigue et par les remords, par les regrets et par la mort ; une mort qui jamais ne s’en venait, une mort qui, à jamais, lui échappait ; sa peau rongée et grêlée était là pour le lui rappeler. Désabusé, il se retira et son bras retomba le long de son corps. Il avait passé la nuit dans sa baignoire, observé un astre qui n’était plus qu’un souvenir dans un ciel sans étoiles, rêvé de fleurs de métal, accompagné des spectres pendant leur dernier voyage, puis Morphée l’avait recueilli et il s’était endormi. Maladroit, il se passa une main sur la figure, enfonçant sa paume dans son front. À ces oreilles, de sourds sifflements l’assourdissaient, les yeux voilés, il se sentit glissé, sous ses pieds, le sol se dérobait. Il tenta de s’agripper au rebord du lavabo, mais ses doigts, devenus soudain mous, glissèrent et il s’écroula. Étendu sur le sol, il rit comme il entendait son ventre gargouiller. Affamé, hypoglycémique, il releva les jambes, glissant sous ses mollets un paquet de linge sale.

    Au plafond, sur le globe sale qui masquait une lampe famélique, un index invisible avait dessiné ce qui ressemblait à un visage vu de profil. Le bras tendu, ses doigts griffaient le vide tandis que des larmes rageuses roulaient le long de ses joues. Mais les forces lui manquaient et son membre retomba mollement sur le linoléum. Entrouvertes, ses lèvres laissèrent s’échapper un air vicié et chargé d’acide carbonique.

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