Chapitre 17 Retard

Par Cathie

Quelques braises rougeoient encore sous une couche de cendre blanche, les doigts caressent le bois poli des gobelets vides, et la tête de Mère-Grand s’affaisse lentement sur son châle. Dans le silence à peine troublé par les craquements du feu et les hululements d’une chouette, flottent des images de roi désespéré dans son pays dévasté, de miroir magique au fond d’un grenier, de dragon obèse, de Livre brandi par Copine triomphale, de sanctuaire rempli de portraits…

Finalement, Sans Blague retire sa cloche pour frotter sa calvitie, un sourire émerveillé aux lèvres :

— Que voilà, Chevalier, de la bonne et véritable geste, fort bien contée au demeurant. Il est vrai que votre récit me donne grande envie d’aller chercher moi-même des aventures dignes d’être racontées !

— Pour sûr, renchérit le Capitaine, que j’t’envie bien que de t’être frotté à un dragon, un vrai de vrai… même si, à ta place, j’suis pas sûr que j’aurais fait c’qui fallait !

Cette hypothèse dûment considérée dans un silence que la fatigue rend peu productif, la Duchesse relance :

— Ah ! Les fastes de la cour, ses artistes, ses opéras… Que ne donnerais-je pour chanter Rissoni devant un parterre de connaisseurs !

— Vraiment, demande la Bûche, en levant tout à coup le nez du croquis qu’il dessine dans la cendre, vous ne vous plaisez pas ici ?

— C’est pas ça, maugrée le Capitaine, mais y s’passe pas grand-chose. Pour sûr, qu’on est tranquille, et qu’on s’est bricolé une bonne petite planque, avec la Mère-Grand qui nous fait des gâteaux et tout !

— Tel est l’humaine nature que dès qu’elle est satisfaite ici, elle détourne le regard et cherche là ce qu’elle n’a pas, pontifie le poète. En d’autres mots, Chevalier, nous commençons à nous ennuyer ferme dans cette belle et accueillante Forêt Interdite.

— Si notre magicienne était là, lance la Bûche, elle saurait comment nous aider. Vous vous rappelez comment qu’elle nous a sortis de ce mauvais pas, à l’époque ?

— Et si nous allions lui demander ? propose la Duchesse.

En guise de réponse, une grêle de gravier vient s’abattre sur les braises et la bande se retourne comme un seul homme pour regarder le Piaf qui mime avec un grand sourire une forme féminine vers laquelle il tend soudain une main implorante.

— Et notre petit oiseau aimerait tant la revoir, traduit la Duchesse avec un sourire attendri.

— Ma fois, intervient le chevalier, il me semble que vous avez trouvé la solution à votre problème : une escapade au royaume voisin pour rendre visite à Copine. Elle sera ravie de vous voir, j’en suis certain.

Des regards brillants et des sourires ravis accueillent ces mots. Mais une réalisation gênante lui fait froncer les sourcils :

— J’ai peur, cependant que ce soit une mauvaise idée que de vous présenter en brigands. Il faudrait quelque chose de plus… légal. Voyons, le pays est en train de se reconstruire, ils ont besoin de bras et de bonnes volontés.

Devant la perplexité évidente que suscite ce commentaire, le jeune homme ajoute précipitamment :

— D’accord, dans le bâtiment, vous ne serez pas crédibles.

Le cheval lui rappelle en douce que le roi est un amateur d’art et tout à coup, c’est l’évidence :

— Vous pourriez vous faire passer pour une troupe de théâtre renommé de ce royaume-ci en tournée dans les pays voisins, propose le chevalier. Vous avez tous des talents dignes des cours les plus prestigieuses, et je me fais fort de vous écrire quelques lettres d’introduction pour vous ouvrir les portes nécessaires. Il suffirait de vous organiser un peu.

C’est le moment que choisit la Mère-Grand pour sortir le nez de son châle :

— Moi aussi, j’en ai assez de cette maison en sucreries si mauvaises pour ma santé et pour mes dents. Si vous partez, mes Agneaux, je pars avec vous !

Le Piaf se lève d’un bond et se met à applaudir en sautillant. Bientôt, il est rejoint par toute la bande qui manifeste bruyamment sa satisfaction. Mais la vieille femme n’a pas terminé. Elle lève la main pour demander le silence et reprend :

— J’ai été fascinée par vos aventures de brigandages et vos histoires de vie, mes Agneaux, or j’ai toujours eu envie d’écrire… mais je n’avais rien à raconter. Je pourrais contribuer à ce beau projet en mettant en scène vos aventures et en faisant répéter la troupe. En gardant à chacun son rôle, pas besoin des talents hors du commun aux acteurs pressentis. Et il y aura évidemment une place de choix pour la musique, le Bel Canto, la danse…

Le Capitaine s’écrie alors :

— Voilà qu’est qu’on va faire : on va créer un vrai spectacle, on va se l’apprendre et on partira en tournée, jusque chez Copine !

 

Le soleil est au zénith et l’air s’est un peu réchauffé. Le chevalier enlève son couvre-chef mais il garde le manteau droit qui flotte autour de ses bottes et hauts de chausse. Il doit ressembler au parfait brigand, avec son juste au corps de laine brune, sans manche ni boutons, sur la cotte grossièrement tissée, mais c’est bien plus confortable que ce avec quoi il est arrivé et c’est tout ce qu’il a pu se procurer. Il pose le chapeau sur le pommeau de la selle et murmure à son fidèle destrier :

— Attend-moi une seconde. Nous repartons aux répétitions dès que j’ai vu Mère-Grand.   

Le chevalier est satisfait : en une semaine, et au prix d’un travail acharné et concerté de toute la troupe, les choses ont bien avancées : une première version du spectacle écrite, les rôles distribués, les décors, costumes et autres accessoires en construction et les répétitions en bonne voie.

Le chevalier s’est découvert des talents de régisseur, l’enthousiasme des brigands a fait le reste et le jeune homme n’a pas vu le temps passer !

Pourquoi Mère-Grand l’a-t-elle fait appeler de toute urgence, se demande-t-il en apercevant la vieille femme qui, du pas de sa porte en chocolat, l’appelle en agitant un petit papier.

— Chevalier, regardez ! Un hibou voyageur nous a apporté un message pour vous.

— Un message ? Mais de qui ?

— Je ne saurais vous dire ni de qui, ni d’où, puisqu’il ne m’est pas adressé. Mais c’est sans doute urgent, car les hiboux ne se déplacent pas pour des broutilles.

Le chevalier prend le minuscule morceau de parchemin et le déroule. Au milieux, en lettres Majuscule, il déchiffre : BM A/F.1s.B,M.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demande-t-il, interloqué.

— C’est du code, répond Mère-Grand. Au prix des hiboux, peu de gens peuvent se permettre des mots entiers, et encore moins des phrases. Mais si vous me permettez d’y jeter un coup d’œil, je peux sans doute vous aider, j’ai une certaine habitude du procédé.

— Je vous en serais bien reconnaissant, dit le chevalier en lui tendant le message ; je crains une mauvaise nouvelle.

La vieille femme se plonge dans l’étude du feuillet et déclare, quelques instants plus tard :

— C’est assez simple : la version courte doit se lire : Bal Masqué, Anniversaire/ Fiançailles, une date, qui place l’événement à… ce soir. Bises. C’est signé : Majordome. Je peux essayer d’élaborer un peu, si vous le souhaitez, mais on risque de perdre en précision.

— Elaborer, je vous en prie, bafouille le chevalier qui sent monter une vague de panique.

— Et bien, déclare la vieille en tapotant le message d’un doigt crochu : tout d’abord, l’affaire doit être d’importance car l’administration, même au plus haut niveau, utilise rarement des hiboux. Le « Bises » dénote une relation proche et une certaine affection à votre encontre, ainsi qu’un sentiment d’urgence à vous revoir, ou à vous faire revenir… « Fiançailles » indique une demande en mariage officielle pour la princesse des lieux. Elle émane d’un roi, ou plutôt d’un prince, à moins que ce ne soit d’un… En tout cas, le prétendant est sérieux et le roi, père de la princesse, très intéressé par la proposition. La princesse, elle… il y a ambivalence, peut-être de la confusion, accentuée par le double intitulé de l’événement « Anniversaire et Fiançailles ». Quant à « Bal Masqué », il s’agit évidemment de la forme plutôt que de l’occasion, mais pourquoi l’avoir mis au début du message comme l’information la plus importante ?

Mère-Grand jette un coup d’œil au jeune homme mais sa question reste sans réponse :

— Bref, Chevalier, on vous convie à l’événement sans vous y inviter officiellement. Et le message vous cherche depuis au moins trois jours ! Oui, je comprends votre perplexité, tout cela n’est pas clair.

Le chevalier ne répond pas. Il est affreusement pâle. Il descend en titubant les trois marches qui le sépare du cheval :

— C’est on ne peut plus clair, n’est-ce pas, Cow-boy. Nous avons un peu trainé, mais il est temps de repartir.

En toute hâte, le chevalier demande à Mère-Grand de s’excuser auprès des brigands et de leur expliquer la situation.

— Je leur expliquerai quoi, exactement, demande la vielle femme.

Mais le chevalier a déjà sauté en selle et il part au galop sans se retourner.

 

— Je sais que tu es pressé, mais je ne peux pas continuer à ce train d’enfer, Cow-boy ! Ne t’a-t-on pas appris que pour aller loin, il faut ménager sa monture ?

— Je t’en prie, plaide le chevalier. Il faut que nous arrivions à temps pour le bal, il le faut !

— Je fais ce que je peux, Cow-boy, je suis à mon maximum, déclare le cheval en ralentissant imperceptiblement le petit trot tranquille qu’il a adopté au coucher du soleil et qu’aucune menace ou promesse du chevalier n’ont pu le convaincre de forcer. Fais-moi confiance !

— Comme si j’avais le choix, marmonne le jeune homme qui décide que, puisque c’est comme ça, il ne dira plus rien !

— Je t’ai promis qu’on y serait à la nuit.

— Et c’est la nuit, ne peut s’empêcher de remarquer le jeune homme au moment où ils atteignent le sommet d’une butte d’où ils découvrent le château, île de lumière multicolore dans une mer d’obscurité.

— C’est d’un goût douteux, commente le cheval, mais on ne risque pas de le rater.

 

Au château, un garde les arrête à l’entrée du pont-levis.

— Qui va là ? marmonne le soldat en vacillant légèrement, ce qui fait balancer la plume colorée qui décore son casque.

Avec une inquiétude manifeste, il regarde le chevalier s’approcher mais dès que ce dernier arrive dans la lumière :

— Chevalier, quel plaisir de vous revoir. Le majordome m’avait prévenu, discrètement, qu’on vous attendait et qu’il était inutile de vérifier votre laisser-passer. Et pour le costume, bravo : dans l’obscurité, je vous ai pris pour un vrai brigand.

Dans la cour encombrée de chevaux et de carrosses, le chevalier saute de sa monture et lui chuchote :

— Tu te débrouilles, hein ? Tu connais la maison.

— Ne t’inquiète pas pour moi, Cow-boy. Et bonne chance à toi ! Je regrette de ne pouvoir me déguiser en criquet porte-bonheur pour rester dans ta poche, mais je suis sûre que tu te montreras à la hauteur.

Le chevalier voudrait se sentir aussi confiant que son fidèle destrier et l’idée du criquet ne lui parait pas mauvaise… mais il n’y a plus de temps à perdre et il file vers l’entrée principale, grande ouverte et toute éclairée de spots de couleurs.

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