Chapitre 17 - Mirages

Par _julie_

Le lendemain, je pris la décision de quitter la baraque n°7 pour celle des malades, sans prévenir Lin, Janny ou Nanette. Je savais qu'elles contesteraient mon choix, car personne ne s'y rend en espérant en revenir vite, un peu comme à l'infirmerie d'Auschwitz. Mais je tenais à m'éloigner d'Irma et de ses remarques déplacées, et je voulais à présent regarder les choses en face, telles qu'elles étaient : les deux sœurs Frank n'avaient pas échappé à l'épidémie de typhus qui sévissait dans le camp. Nous devions nous faire soigner au plus vite, sinon c'était la mort qui nous prendrait au prochain tournant. Cette terrible malchance me donnait envie de crier de rage. Malgré tout le mal que je m'étais donné pour les vaincre, les poux avaient pris le dessus et remporté la partie. Peut-être allions-nous même mourir à cause d'eux. Je me sentais sur un point de non-retour. Les dés étaient jetés. Si nous n'étions pas libérées et envoyées à l'hôpital dans les plus brefs délais, je ne donnais pas cher de notre peau. Aucun retournement de situation ne me semblait possible. Nous étions condamnées à mourir même si nous voulions vivre, et des femmes rêvaient de rejoindre le paradis alors qu'elles étaient en meilleure santé que nous. La maladie pouvait s'abattre sur n'importe qui. Les victimes étaient complètement aléatoires. Pourquoi nous ? Pourquoi maintenant ? Cette cruelle injustice était difficile à avaler.  

La marche jusqu'à la baraque des malades fut très pénible. Je n'avais plus la force de porter Margot, et celle-ci n'avait plus la force de se porter elle-même. Je dus la soutenir tant bien que mal tout en essayant de décoller mes pieds de l'épaisse couche de neige tenace qui m'arrivait aux chevilles.

Nous arrivâmes à la baraque exténuées et tremblantes de fièvre et de froid. Un infirmier-détenu nous indiqua d'un signe de tête que nous pouvions entrer, ce que nous fîmes sans plus attendre.

L'endroit était effectivement surpeuplé, comme tout le reste du camp, sinon plus. Les femmes s'entassaient dans des positions les plus improbables, certaines assises, d'autres allongées, en boule ou recroquevillée sur le côté ; le spectacle de leur visage fiévreux, pâle et cerné, était particulièrement dérangeant. A travers leurs habits en haillons et une couverture élimée, on devinait leur silhouette chétive qui avait retrouvé la minceur et l'étroitesse d'un corps d'enfant. Leurs os apparents sous leur peau fine striée de veines menaçaient de percer la chair. Aucun signe distinctif n'aidait à différencier les malades : le même crâne vaguement rasé, la même misère et le même épuisement les faisaient ressembler à des clones. Leur similarité m'évoquait une usine de fabrication à la chaîne : Belsen était la machine, les détenues étaient le produit final, des objets détraqués, vidé d'espoir et de bonheur.

Quelques rares infirmiers se frayaient un passage avec difficulté entre elles, ce qui n'était pas une chose facile. Le surplus de détenues se casait en long, en large ou en travers, n'espérant même plus dormir sur une couchette.

Contre toute attente, il y régnait un semblant d'organisation, puisque une responsable nous demanda de quelle maladie nous souffrions. (Note à moi-même : d'habitude, c'est leur rôle de le déterminer, non ?)

Mes oreilles se vrillaient à cause des hurlements des femmes délirantes tandis que je lui donnai ma réponse. La responsable me montra du doigt le fond de la baraque.

- A gauche, précisa-t-elle.

Nous dûmes donc rejoindre le "coin" des malades atteints du typhus. A lui seul, il occupait, en fait, plus des trois quarts de la pièce.

Margot put se serrer sur une couchette du bas qu'elle devait partager avec deux autres personnes. Quant à moi, je m'étais débrouillée pour trouver un petit espace à proximité de la couchette de ma sœur. Je pouvais à peine étendre les jambes, mais j'étais décidée à rester là autant de temps qu'il le faudrait avant que nous guérissions.

En début de soirée, alors que je veillais sur Margot depuis plusieurs heures déjà, Lin débarqua dans la baraque. Elle courait en zigzaguant entre les détenues, trébuchant tantôt contre une couverture, tantôt contre un corps. Elle reprenait son équilibre tant bien que mal et continuait à avancer, agitant la tête de tous les côtés comme si elle cherchait quelqu'un. Je pris bien soin de lui tourner le dos, mais elle finit quand même par me voir et se précipita sur moi.

- Anne, je te cherche partout depuis au moins une demi-heure ! dit-elle en haletant.

Elle reprit sa respiration, déglutit et poursuivit :

- Qu'est-ce qui t'as pris de venir ici ? Reviens avec nous ! Tu sais comme moi que tu risques de ressortir d'ici plus mal qu'en y entrant.

- Lin, la coupai-je, il faut que tu m'écoutes. Margot et moi avons attrapé le typhus. Nous devons être soignées.

Lin resta bouche bée quelques secondes. Elle finit par rétorquer :

- Peu importe que tu aies le typhus ou pas. Je vous veux à la baraque sept, en sécurité. Aucun soin ne vous sera prodigué à l'infirmerie. Vous serez mieux avec nous. Janny et moi pourrons mieux vous soigner que n'importe quel infirmier ici. Tout le monde est débordé, le matériel manque, il y a trois cent millions de milliards de microbes au centimètre carré... Une fois qu'on est là, la fin n'est plus très loin, tu le sais très bien. En plus, je dois garder un oeil sur toi pour ne pas que tu te tues à la tâche, ajouta-t-elle. Ta sœur te bouffe ton énergie.

Mes joues s'empourprèrent.

- Une fois que Margot dormira, je n'aurai plus besoin de me lever.

Lin leva les yeux au ciel.

- Pour ce que j'en ai à faire ! Je te dis de rentrer. Aucun argument ne me fera changer d'avis, Anne. Nous pourrons nous occuper de Margot, je te le redis. Il faut que tu te reposes, tu n'en peux plus, je le vois.

- Je dois être là pour elle. C'est mon devoir de sœur.

Mon bien-être ne devait pas être pris en compte. C'était Margot qu'il importait de sauver. Margot, et rien qu'elle.

- Tu ne seras pas moins présente pour elle à la baraque 7 qu'ici.

Je poussai un soupir.

- Écoute, Lin, je ne te demande pas d'approuver ma décision. Laisse-moi. Je n'ai plus le courage de me battre avec toi.

- C'est pour ça que tu vas revenir avec nous, affirma-t-elle avec malice.

 

Dix minutes plus tard, j'étais de nouveau allongée à côté de Margot, ayant repris ma place habituelle sur ma couchette habituelle. Janny avait gentiment accepté de prendre le relais pour s'occuper de Margot, tout en me surveillant de temps à autre.

Une détenue de la baraque d'une vingtaine d'années, Ellen, eut la bonté de m'apporter la nourriture quand il y en avait. Nous ne connaissions pas, et pourtant, elle se dévouait pour seconder Janny et Lin lorsque celles-ci étaient à l'infirmerie et ne pouvaient plus s'occuper de nous. Elle passait des heures à me parler de tout et de rien. Sa vie, sa famille, ses amis, le temps dehors, la couleur du ciel, les nouvelles réglementations du camp, les départs et les arrivées des prisonniers, tout passait en revue et avait une nouvelle saveur dans la bouche d'Ellen. Je ne répondais pas souvent à ses questions, mais Ellen ne s'en formalisait jamais et soliloquait de plus belle. J'aimais fermer les yeux et écouter sa voix éraillée me raconter des événements probablement inventés pour me divertir, agrémentés de détails presque aussi croustillants que ceux des potins échangés entre voisines. Selon elle, les Anglais étaient aux portes du camp et n'attendaient que la fin de la tempête de neige qui sévissait depuis trois jours pour nous libérer. Elle me décrivait avec passion la forme des nuages qu'elle avait aperçus en allant chercher le café le matin-même, l'éclat du soleil et son reflet dans la neige d'une blancheur éblouissante. J'adorais ses récits anodins, la façon qu'elle avait de voir les choses avec poésie, et puis ses lubies bizarres, comme collecter les brins d'herbe trouvés dans le camp ou s'asperger d'eau glacée tous les matins pour la circulation du sang.               

Je commençais à mieux comprendre l'état d'épuisement perpétuel de Margot. Je m'endormais en début d'après-midi et ne me réveillais que le lendemain matin, mais je ne sentais pas reposée. Mes courbatures n'avaient pas disparu, et j'avais découvert que rester allongée toute la journée sur des planches en bois créait des douleurs aiguës au dos et à la nuque. J'avais constamment des fourmis dans les bras et les jambes, je grelottais et j'avais terriblement faim. Mon ventre grondait mais je savais qu'il ne fallait rien réclamer : Ellen apportait de la nourriture dès qu'elle en trouvait, mais les rations étaient souvent coupées. Le peu de calories que j'ingérais ne m'aidait pas à maintenir une température corporelle élevée. Le froid était terrible, il s'insinuait partout, jusque dans les plis de la couverture partagée avec Margot, en petite bête invisible mais toujours présente. Lorsque je m'ennuyais, seule au fond de la couchette, j'aimais observer la fumée blanche qui s'échappait de mes lèvres à chaque respiration. Janny s'inquiétait que j'aie si froid alors que mon front était brûlant et trempé de sueur. Cela faisait déjà plusieurs jours que j'étais sûre que nous souffrions du typhus, et je me demandais au bout de combien de temps un malade mourait après avoir été infecté. En même temps, je n'osais demander à personne de peur d'entendre une estimation de vie plutôt basse. Mes moments de conscience se réduisaient. J'entrais dans des délires terribles, voyant des gens qui n'existaient pas, croyant me trouver chez moi. Quand je me reprenais mes esprits et que je réalisais où j'étais, il m'arrivait d'éclater en sanglots en me rappelant ma véritable situation, comme sur une carte d'identité.

Nom : Frank.

Prénom : Anne.

Age : quinze ans.

Parents : décédés.

Frère(s)/sœur(s) : malade.

Profession : auteur d'un journal connu seulement d'elle-même.

Lieu de vie : Détention au camp de Bergen-Belsen.

Religion : juive.

Yeux : marron.

Cheveux: rasés.

Moral : au plus bas.

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deb3083
Posté le 06/08/2020
Il me semble avoir lu qu'effectivement Anne et sa sœur changeaient de baraque mais pas qu'elles revenaient ensuite dans leur baraque initiale ?

les derniers paragraphes de ce chapitre sont prenants. la fin se rapproche de plus en plus, on peut le ressentir en lisant ces dernières lignes
_julie_
Posté le 06/08/2020
Oui elles sont passées par l'infirmerie mais elles sont vite revenues sous la pression de Lin, qui savait qu'aller à l'infirmerie c'était risquer sa vie, car on était entassé au milieu d'autres malades. Bonne fin de lecture :)
AudreyLys
Posté le 18/07/2020
Coucou !
J’ai lu ce chapitre avec un pincement au cœur. Je sais que c’est inéluctable mais je veux paaaaas T_T
Sinon comme d’habitude c’est un excellent chapitre, j’aime beaucoup la forme de la fin.
Il faut que je me prépare psychologiquement, combien de chapitres restent-ils ?
A bientôt !
_julie_
Posté le 20/07/2020
Bonjour Audrey, et merci pour ton commentaire qui me fait chaud au cœur : tu t'es visiblement attachée à Anne Frank, je ne peux que m'en réjouir, même si la fin de mon récit sera évidemment difficile... Il ne te reste que deux chapitres et un épilogue à lire. A bientôt !
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