Chapitre 17 - Enquête de porte

Harald s’était levé donnant le signal de la fin de la présentation.

  • Qu’est qu’on fait ? demanda Naëlle. Ce serait bien d’essayer de lui parler, non ?
  • Au moins, on serait fixé, c’est pas la peine de s’encrasser les méninges si c’est qu’une simple réunion, observa Blair. Alors, qui s’y colle ? Till ? Après tout c’est un bon ami de ta mère.

Till fronça les sourcils, cette allusion directe aux supposées relations particulières qu’entretiendrait le Magister avec sa mère l’agaçait, il doutait que cette fréquentation implique des prérogatives. Bien qu’ami de sa mère, Harald n’avait pas manifesté à son égard un intérêt particulier et, à la vérité, une sollicitation trop manifeste ne plaiderait pas en leur faveur. Ils ne devaient pas s’emballer. C’est Elhyane qu’ils devaient tenter de joindre. Elle, les écouterait et « son ami » devait assurément savoir comment la retrouver.

Jouant des coudes pour remonter le flot des Aspirants pressés de sortir, Till fixait la silhouette du Magister qui s’éloignait d’un pas rapide en grande discussion avec Maistre Mhöt.

  • Magister ! appela-t-il, Magister...

Mais sa voix se perdit dans le brouhaha tandis qu’Harald disparaissait, avalé par une porte dérobée que personne n’avait remarquée.

  • Bon, on aura essayé, soupira Blair.
  • Tu renonces déjà, ironisa Naëlle. Là, tu me déçois, je te croyais plus enclin à…
  • Qu’est-ce que tu bavotes encore ? Je renonce à rien du tout. Ouvre un peu tes yeux d’escarmouche, il est où le Magister, hein ? Tu le vois quelque part ? Alors ravale tes chafouinades avant qu’elles te dévorent la langue.
  • C’est Elhyane qu’il nous faut trouver, coupa Châny. Elle saura se montrer discrète et s’il se prépare quelque chose, elle nous le confirmera.

Till exprima son soulagement par un large sourire, son ami en était arrivé à la même conclusion, même si la coopération de sa mère était loin d’être acquise. Son instinct protecteur la poussait parfois à adopter une position inflexible qu’il n’avait encore jamais osé ouvertement contester.

  • Qui pourrait nous renseigner ? demanda-t-il.

Ils échangèrent un regard entendu, la voix tonitruante de Maistre Zigue claironnait depuis le couloir :

  • Il va falloir se montrer malin, prévint Naëlle. On ne l’attrapera pas avec du miel.
  • Alors on te regarde à l’œuvre, ironisa Blair, tu lui as tapé dans l’œil au bon Maistre mais, même borgne, il va falloir te montrer habile car son autre œil est aussi aiguisé qu’un couteau à deux lames.

Naëlle lui jeta un regard assassin. Blair avait parfois le don de lui taper sur les nerfs mais en l’occurrence, il avait raison.

Ils attendirent que Maistre Zigue ait fini de distribuer plans et ordonnançateurs (1) avant de l’aborder, affublés de sourires désarmants qui emberlificotèrent aussitôt les moustaches de l’auguste professeur.

  • Ah, mes petits castors, voici vos documents, dit-il et en leur remettant une liasse de feuillets, prenez bien le temps de les étudier, n’est-ce pas, et si vous avez des questions, n’hésitez pas à venir me trouver. Je serai dans mon bureau.

Ils plièrent méthodiquement les documents avant de les fourrer dans leurs poches.

  • Justement, Maistre, enchaîna Naëlle sans lui laisser le temps de tourner les talons, nous ne savons pas où se trouve votre bureau. Pouvons-nous vous accompagner ?
  • M’accompagner ?

Un coin de la moustache du bon Maistre s’envola vers la cime de son sourcil avant de retrouver sa position initiale.

  • Pourquoi pas. Allons-y de ce pas, il n’est guère loin. Oh, c’est un bien modeste lieu, rien à voir avec le salon de réception que nous venons de quitter, n’est-ce pas, mais il offre une vue imprenable sur le lac et ses bassins en cascade. Vous avez vu le lac, époustouflant n’est-ce pas ? Cette couleur qui change avec la lumière du jour, magnifique, vraiment magnifique.

Ils tournèrent à droite au bout du couloir, puis encore à droite jusqu’à une intersection où ils bifurquèrent à gauche. Maistre Zigue ne cessa de pérorer tout le temps que dura le trajet, son pas élastique l’entraînant si vite qu’ils se demandèrent si le brave professeur ne tentait pas en réalité de les semer.

  • Voilà, nous y sommes, bureau de Maistre Zigue, annonça-t-il en indiquant la plaque fixée sur la porte. Bon, je ne voudrais pas vous retenir davantage, je suis certain que vous êtes impatients de partir en exploration, vaillants petits castors. Je vous dis donc à tantôt.

Mais Naëlle, qui ne l’entendait pas de cette oreille, s’engouffra à la suite du professeur dans le bureau, talonnée par le reste de la troupe. Till était curieux d’observer l’étendue de la subtilité de son amie avec quelqu’un d’autre que Blair. Parce qu’à propos de Blair, elle ne dépassait guère la queue d’une pâquerette. Là, il fallait viser plus haut. Dans tous les cas, elle suscitait déjà son inconditionnelle admiration, lui, aurait été incapable d’une telle audace et surtout d’un tel sang-froid. Forcer ainsi la porte d’un professeur et cela dès le premier jour ! Remarquable, comme dirait Maistre Zigue.

  • Ah ! s’exclama celui-ci, je n’élucubrais pas, n’est-ce pas ! Cet intérêt subit pour l’emplacement de mon bureau dissimule une autre motivation. Une motivation si impérieuse que, contrairement à tous vos camarades, vous renonciez à explorer un lieu si plein de fantaisie et de mystère. Mystère, mystère, n’est-ce pas ? Voyons voir, qu’est-ce qui, en ce jour exceptionnel, pourrait stimuler les ingénieux cerveaux de jeunes castors ? Damoiselle, qu’elle impertinente explication allez-vous bien pouvoir me donner ?

La damoiselle ne céda pas à son élan premier, d’envoyer paistre le bon Maistre. Elle choisit au contraire de calquer son humeur sur celle de son hôte et, portant la main à son front, laissa échapper un profond soupir.

  • Mille excuses, Maistre Zigue, si nous vous avons contrarié. Telle n’était pas notre intention.
  • Non !
  • Non !
  • Non 
  • Quel écho parfait ! Quel unisson ! Magnifique ! Il faudra vous inscrire à la chorale, j’en toucherai un mot à Maistre Hô-Nhome qui cherche toujours de nouvelles recrues. Bon, puisque vous êtes là, n’est-ce pas, il serait discourtois de ne pas vous inviter à prendre place.
  • Merci professeur, dit Naëlle avec un franc sourire.

Ils s’installèrent sur des chaises à dossiers hauts tandis que Maistre Zigue prenait place dans une bergère de velours cramoisi. Il les considéra un moment de son œil pétillant, tout en roulant machinalement entre le pouce et l’index de sa main droite la pointe de sa moustache droite :

  • Il n’est pas dans vos habitudes de forcer ainsi les portes, n’est-ce pas ? En tout cas, je me plais à l’espérer, quoique notre grand costaud m’en semble tout à fait capable. Donc, laissez-moi activer mes petites cellules cérébrales qui, à mon âge, sont moins diligentes que les vôtres. Donc, donc, donc ? Je ne peux imaginer qu’une raison supérieurement impérative pour motiver votre intrusion, n’est-ce pas ? Non, intrusion le terme est un peu fort. Visite, n’est-ce pas ? Soyons modéré dans notre propos. Je disais donc, pour motiver votre visite à l’heure du thé de Maistre Zigue. Arrêtez-moi si je me trompe. Comme j’ai éludé votre question concernant la présence de nombreux visiteurs, vous souhaiteriez obtenir une réponse à votre question.
  • Bravo, Maistre, s’enthousiasma Naëlle. C’est exactement ça.

Châny, Blair et Till suivaient l’échange avec stupéfaction. Naëlle n’en faisait-elle pas un peu trop ? Visiblement non. Maistre Zigue semblait prendre un réel plaisir au jeu de l’attrape chat.

  • Persévérance ! Une autre qualité appréciée à Gran-Cairn. Vous avez bien observé, il se tient ce soir, ici même, une Assemblée Extraordinaire. Cela répond-il à votre question ?
  • Pas vraiment. Ça, nous l’avions déjà deviné. Pourquoi une telle réunion, si je peux me permettre, Maistre ?
  • Comment ça, pourquoi ? Les Assemblées Extraordinaires, comme leur nom ne l’indique pas, n’ont rien d’exceptionnel, n’est-ce pas ? Nous en comptons une, au moins une fois l’an. Je vous accorde qu’elle intervient généralement au printemps.
  • Donc c’est la deuxième ?
  • C’est possible, mais n’en tirez pas de conclusions hâtives.
  • Mais, quelles conclusions devrions-nous tirer ?

Naëlle marquait un point. Les sourcils de Maistre Zigue, dont la mobilité égalait celle de ses moustaches, se haussèrent alternativement dans un mouvement de va et vient qui donnait le tournis. Puis, soudainement, à la grande surprise des visiteurs, le professeur s’ébaudit dans un rire de gorge qui agita de soubresauts son ventre rebondi. Il attendit quelques instants avant de répondre, la larme au bord de l’œil :

  • Ah, mes enfants, mes enfants ! Mais quelles raisons entraîneraient des conclusions particulières si ce ne sont celles de votre imagination débordante ? Allons ne vous tourmentez pas l’épigastre. Si je vous affirme, que ces réunions ne traitent que d’organisation et d’intendance générale, cela vous rassurerait-il ? Je suis navré de vous décevoir, n’est-ce pas, mais c’est la simple vérité.

Sur ces derniers mots, Maistre Zigue bondit comme un chat hors de son fauteuil, indiquant par cette impulsion la fin de la discussion. Insister aurait été impoli.

  • Un grand merci, Maistre pour votre patience. Nous voilà totalement rassurés, affirma Naëlle.
  • J’ai pris grand plaisir à cette discussion, répondit Maistre Zigue ouvrant la porte.
  • Nous aussi, Maistre. Ah ! j’allais oublier, Till a laissé chez lui sa potion d’héliotrope, pourriez-vous nous indiquer où trouver Elhyane ?
  • Ma fois, je n’en sais trop rien, si j’étais vous je tenterais ma chance du côté du dispensaire à l’arrière du bâtiment.
  • Merci Maistre.
  • Merci Maistre.
  • Merci Maistre.
  • Et je touche un mot pour la chorale, n’est-ce pas, lança-t-il tandis qu’ils s’éloignaient.

Du seuil de la porte, il les observa disparaître à l’angle du couloir, tout en roulant machinalement entre le pouce et l’index de sa main droite la pointe de sa moustache droite.

Une fois certains que le bon Maistre ne pourrait les entendre, ils félicitèrent chaleureusement Naëlle pour sa maestria avec force bourrades amicales.

  • Doucement, vous allez me démantibuler ! s’écria-t-elle ravie.
  • Comme tu l’as entourloupé ! s’exclama Blair. J’ai cru à un moment qu’il avait réussi à t’emberlificoter dans ses moustaches mais c’est toi qui l’as retourné comme une crêpe. Là, je m’incline, Maistre, quelle démonstration !
  • Je ne douterai plus jamais de ta subtilité, promit Till, et rappelle-moi surtout de ne pas l’oublier !
  • Bravo, Naëlle, tu as été remarquable, formula Châny beaucoup plus sobrement.
  • Merci, merci, mais on n’est guère plus avancé. Je soupçonne Maistre Zigue d’être aussi affuté que ces moustaches, il va chercher à prévenir Elhyane. C’est sûr. Il faut impérativement qu’on la trouve avant lui, sinon, quelle guêpe sait ce qu’il va lui raconter.

Ramenés à la réalité par ces dernières paroles, ils s’élancèrent à l’assaut des couloirs. Ils croisèrent plusieurs groupes, saluant les uns ou les autres d’un geste expéditif de la main.

  • Hé, Blair ! lança Elwïra, une fille de Lajo, t’as vu la salle des mécaniques ?
  • Pas encore ! cria Blair sans s’arrêter.
  • Tu devrais…

Le reste de la phrase se perdit, couvert par le claquement sec des semelles sur les dalles de pierre. Ils s’arrêtèrent, indécis, au seuil de l’immense porte de l’entrée, ouverte sur la terrasse panoramique. À droite, à gauche ? Till se retourna d’un bloc, ferma les yeux et pensa très fort : « Embrouillaminis, dispensaire ». Il ne se souvenait plus si l’ordre d’évocation avait de l’importance mais l’aiguille répondit aussitôt. Elle se dressa, commença à toupiller sur son axe imaginaire avant d’indiquer : N/NE.

  • Sur la gauche, traduisit-il.

Ils traversèrent l’esplanade, avalèrent une série d’escaliers puis empruntèrent une coursive qui contournait le bâtiment et descendait en pente douce jusqu’à une allée de graviers. Une enseigne de bois peinte indiquait l’entrée du dispensaire.

La porte était close. Le nez écrasé sur les carreaux, la main en visière pour déjouer l’effet miroir des reflets sur le verre, leurs yeux fouillaient la pénombre. Mais ils ne distinguèrent qu’un alignement de bocaux, quelques ballons de verre dépareillés et des paillasses inoccupées. Le dispensaire était vide.

  • Crotte, s’exclama Naëlle. On arrive trop tard !
  • Ou alors, le dévoué Maistre Zigue nous a raconté des tarabiscouilles, commenta Blair.

Till partageait cet avis :

  • Franchement tout bien pensé et comme que je connais ma mère, je suis à peu près certain qu’elle ne nous en dira pas plus que Maistre Zigue. On perd notre temps, ils ne veulent pas qu’on sache, c’est évident.
  • Donc, il faut revoir notre stratégie, suggéra Naëlle.
  • Exactement. On doit découvrir par nous même où se tient cette réunion et trouver le moyen d’y assister, affirma Till.
  • Sans se faire griller, conclut Blair. T’en dis quoi, le Penseur ?

Châny, demeuré silencieux, le regard absorbé par le ballet du vent sur la cime des arbres, reporta son attention sur ses amis :

  • Je suis d’accord avec Till et j’ai une petite idée de l’endroit et du moment où se déroulera la réunion.
  • On peut savoir d’où tu sors ça ? demanda Blair.
  • De Maistre Mhöt : « je serais heureuse de vous accueillir à la librairie à partir de demain… ». Pourquoi demain ? Pourquoi pas aujourd’hui ?
  • Parce qu’il s’y tiendra l’Assemblée Extraordinaire, tu as raison, Châny ! répondit Till. Et comme cette réunion se veut secrète, elle aura lieu ce soir, quand tout le monde aura regagné sa chambre.
  • Admettons. Mais on y pénétrera comment dans ta librairie ? interrogea Naëlle, pragmatique.
  • Par l’éléphant bleu, comme nous l’a indiqué si obligeamment Maistre Zigue, suggéra Till.
  • Ah oui ! Et on va s’y prendre comment ? La porte est scellée jusqu’à demain et je n’ai aucune confiance en Maistre Renard, je le crois tout à fait capable de l’avoir piégée.
  • Naëlle a raison, ce qui nous ramène à la problématique de la serrure inviolable dont il faut trouver la clef. Sans clef pas de librairie, conclut Blair.

Ce dernier point demandant éclaircissement, Ils décidèrent sans plus attendre d’aller étudier de près cette problématique.

  • Toutefois, tempéra Châny, nous devons nous montrer extrêmement prudents. Je crois qu’on a déjà suffisamment éveillé l’attention de Maistre Zigue. Nous avons encore un peu de temps, alors donnons l’impression de faire de ce qu’on attend de nous : explorons.
  • Sans oublier que, des murs de cet ouvrage majestueux, mille yeux nous contemplent, déclama Naëlle, ravie de sa trouvaille.
  • Et mille oreilles nous ouillent, ajouta Blair en riant.
  • Les tiennes ouillent certainement, les miennes, elles oient.
  • Elles ouillent les oies !

La légèreté affichée, et les rires apaisèrent l’appréhension. Contournant la bâtisse par l’arrière ils adoptèrent une attitude décontractée pour rejoindre l’esplanade. Blair sifflotait les mains enfoncées dans les poches, Till mâchouillait un brin d’herbe cueilli sur le bord du chemin, Châny et Naëlle échangeaient sur le potentiel hypothétique de l’herbe à malice.

Arrivés au niveau de la place bordée de haies de charmes, ils constatèrent la présence d’attelages venus grossir le nombre de ceux déjà présents ; au loin, l’imposante silhouette de Grïmuld accueillait les nouveaux visiteurs. Une tâche singulière pour leur bougon ami qui ne devait guère se sentir à l’aise dans ce rôle improvisé d’amphitryon.

Le hall de la Maison Mère était désert, vingt-quatre aspirants ne pouvaient compenser à eux-seuls l’affluence habituelle. Till avait mis à profit le temps du trajet pour affiner sa réflexion, Maistre Zigue était un inventeur d’un genre un peu particulier qui devait les rendre prudents. Forcer la porte les exposerait certainement à l’une de ses redoutables facéties et toutes chances d’assister à la réunion seraient alors définitivement compromises. Mais d’un autre côté, si leur couloir avait un accès direct à la librairie, il était à parier que les autres en possédaient un aussi. En explorant de ce côté, ils en apprendraient peut-être davantage.

Ils se concertèrent à voix basse au pied du grand escalier :

  • On va où ? chuchota Blair.

Till exposa son idée et développa en quelques mots le fond de sa pensée : « on aura peut-être plus de chance ». Châny et Blair approuvèrent, cette idée en valait bien une autre. Naëlle de son côté haussa les épaules en signe d’acquiescement, ravalant un énième commentaire agacé sur les probabilités d’un hasard heureux. Était-elle la seule à se souvenir des paroles de Wilma ?

Arrivés aux dernières marches du deuxième palier, une voix bien trop identifiable leur fit soudain accélérer le pas. Ils l’avaient complètement oublié celui-là ! S’il avait levé les yeux à ce moment précis, Sven n’aurait pu manquer de les apercevoir. Mais, occupé à dépêcher ses acolytes dans toutes les directions, il n’y pensa même pas.

  • Vous, par-là ! Vous autres par ici ! Il faut qu’on les trouve, c’est compris !

Accroupis, ils échangèrent un regard inquiet, Sven ne renoncerait pas aussi facilement.

  • Il ne nous a pas vus, constata Naëlle. Ne traînons pas !

Le deuxième étage, tout comme le troisième, étaient destinés aux Apprentis, le quatrième accueillait les colporteurs ; quant aux perfectionnistes, ils séjournaient au cinquième. Perfectionnistes, car il était toujours possible de revenir à Gan-Cairn pour approfondir ses connaissances, comme l’avait expliqué Maistre Zigue : « plus on apprend et plus on se questionne, plus on se questionne et plus on cherche de réponses donc, n’est-ce pas, en réalité, on ne cesse jamais d’apprendre, c’est stupéfiant ! ».

Le couloir dans lequel ils s’aventurèrent les plongea dans une hallucinante féérie aquatique. Algues, coraux, coquillages, poissons fluorescents ou chamarrés, sable blanc, eau cristalline aux variations infinies de bleu, le regard ne savait où donner de la tête tant l’illusion était réelle. Des hublots surmontés d’écriteaux aux noms de lacs ou d’océans, indiquaient l’accès des différentes carrées.

Ils avancèrent sans bruit, retenant instinctivement leur respiration, comme si le décor avait eu soudain la capacité de les engloutir. Tout au fond un éléphant bleu lâchait par intermittence des bulles irisées qui s’élevaient paisiblement pour éclater à la surface des flots. Son regard papillonnant suivait, intrigué, leur déambulation.

  • On ne touche pas ! prévint Naëlle lorsque Blair approcha une main d’un peu trop près. On observe.
  • Comment tu veux qu’on arrive à l’ouvrir cette foutue porte si on ne peut pas y toucher, hein ! répondit Blair, agacé.
  • On essaie un autre couloir avant de décider, proposa Till pour abréger la discussion.

Le couloir suivant acheva de brouiller définitivement leurs repères. Des tours gigantesques crevaient de leurs flèches un plafond d’encre, des chenilles sur rails crachant une fumée blanche couraient sur des ponts de fer, des véhicules volants zébraient le ciel, des lumières clignotaient autour d’affiches animées ! Un chien famélique, un tas de poubelles débordantes, des silhouettes fuyantes, des graffitis incompréhensibles jetés à la volée sur des crépis rongés, un pauvre arbre au feuillage décoloré tendant pathétiquement ses branches vers un soleil éteint, cette création peignait un monde de ténèbres, un univers apocalyptique.

Les portes uniformément grises des carrés affichaient chacune un numéro distinctif brossé à la peinture blanche mais, tout au fond du couloir, un éléphant bleu sur une planche de bois adossée au mur, offrait l’envergure de son postérieur à la vue du visiteur. Sa présence incongrue dans l’atmosphère déprimante du tableau, captait immédiatement l’œil du visiteur.

  • Quelle ambiance, commenta Naëlle. Ça donne la chair de poule.
  • Des illusionnistes, lâcha Blair les yeux écarquillés. J’en avais entendu parler… Comment ils y parviennent à rendre ça si concret ! C’est prodigiosissime !
  • Ils sont à la Résidence des Arts, lut Châny sur le dépliant de Maistre Zigue.
  • Mais pour l’instant, c’est l’accès à la librairie qui nous intéresse, rappela Till.

L’éléphant bleu sur la planche de bois adossée au mur, n’était qu’un effet de perspective particulièrement réussi. La porte était bien là où elle devait être. Une porte sans poignée, sans serrure, sans charnières.

Absorbés à traquer le moindre indice d’un éventuel mécanisme d’ouverture, les amis en avaient totalement oublié l’endroit où ils se trouvaient. Aussi sursautèrent-ils violemment quand une porte des carrées s’ouvrit à la volée. Un géant se tenait là sur le seuil et considérait d’un œil amusé leurs mines terrifiées. La nature semblait s’être jouée des proportions de son squelette, l’étirant à l’infini sans lui accorder la moindre épaisseur. Il plia le cou pour franchir le linteau et s’adressa à eux du haut de sa prépondérance :

  • Vous vous êtes égarés ?

Le ton n’était ni agressif, ni amical, juste circonstancié. Mais ce n’était pas une interminable brindille qui allait impressionner Naëlle. Elle planta un regard effronté dans les yeux vairons qui ne se détournèrent pas. Des yeux capables de passer en un instant, alternativement du vert lagon au noir de suie, particularité suffisamment étrange pour retenir toute son attention. Ce qu’elle y lut, dut la satisfaire car elle ébaucha un sourire d’écoinçon (2), habituellement réservé aux familiers. Avec son impertinence coutumière et afin de bien marquer son respect des usages vis-à-vis d’un inconnu, elle se présenta avant de nommer un à un ses amis, puis répondit enfin à la question :

  • En fait on explorait juste les étages et puis on est tombé sur tous ces décors.

« Demi vérité n’est pas demi mensonge », pensa-elle pour se donner bonne conscience. Le grand échalas hocha la tête :

  • Des Aspirants, alors ! Bienvenue sur le navire, c’est comme ça qu’on dit ? Je suis Markus mais tout le monde m’appelle Marko, Apprenti céramiste troisième année. Normalement, on ne traîne pas dans les couloirs des chambres dans la journée, qui plus est dans un couloir autre que le sien, mais vous êtes nouveaux, donc je ferai comme si je ne vous avais pas vus. Moi, je suis juste passé me changer. Je me suis laissé surprendre par une bouche à eau, j’ai un don patrologique pour me trouver toujours au mauvais endroit, au mauvais moment.

Sa mésaventure était-elle, seule, responsable de cette appréciation ? Till se garda bien d’émettre à haute voix une interrogation si imprudente. Le regard de Markus, revenait sans cesse vers lui. Une curiosité qui mit Till mal à l’aise. De toute évidence, le garçon hésitait sur l’attitude à adopter. Devrait-il une énième fois se justifier ? Ou pire, s’excuser encore d’être ce qu’il était !

Markus dut estimer que non car un sourire éclaira soudain son visage et, pour rompre un silence devenu embarrassant, demanda :

  • Alors, ça vous plait ?

Ils bafouillèrent tous une vague réponse, ne pouvant dissimuler ni leur trouble, ni leur admiration, mais la question de Naëlle traduisit le mieux leur sentiment :

  • Où vont-ils chercher d’aussi sinistres idées ?
  • Dans la librairie bien sûr. Gran-Cairn possède une multitude d’ouvrages, une source d’informations exceptionnelles. Harald a dû vous en parler, certains sont antérieurs au grand chaos. Les illusionnistes y puisent leur inspiration, ce sont des esprits très créatifs et d’excellents techniciens. L’illusion est un domaine plus complexe qu’il n’y paraît. L’un de vous serait-il tenté ?

Ils secouèrent négativement la tête dans un bel ensemble qui arracha un nouveau sourire au garçon. Le sujet était bien trop personnel pour en débattre avec ce Markus qu’ils connaissaient à peine, même s’il était très sympathique. Mais son attitude ouverte incitait à poursuivre une conversation qui pourrait s’avérer intéressante. Un Apprenti troisième année devait assurément connaître certaines particularités de cette grande bâtisse, Till ne comptait donc pas le laisser échapper avant d’avoir obtenu quelques renseignements :

  • Maistre Zigue a évoqué un accès à la librairie depuis chaque étage mais sans nous donner plus d’explications…
  • Chaque couloir possède en effet un accès direct, c’est la porte avec l’éléphant bleu.

Till s’approcha, adoptant un air intéressé :

  • Attention ! Elle est scellée jusqu’à demain. Si tu la touches, tous les éléphants vont trompéter et les Maistres rappliqueront plus vite qu’il ne faut de temps pour crier « Oups ».
  • Oh, alors ça c’est vraiment dommage. Bon, tu patienteras bien jusqu’à demain, Châny.
  • Pas demain, on a le rituel, donc plutôt après, précisa Naëlle passant un bras réconfortant autour des épaules de son ami. En espérant toutefois que ce ne sera pas à la prochaine lune.

La main consolatrice de Blair claqua avec la force d’un boulet sur le dos du pauvre Châny, terriblement confus de devenir ainsi la cible de tous les regards :

  • Allons, mon gars, y’a pas que les livres dans la vie. T’en mourras pas d’attendre encore un peu. Prends exemple sur moi, est-ce que j’ai l’air de m’ennuyer ? Non ! Tu vois ? Alors, repose un peu ta soupière et lâche la vapeur.

Markus qui observait la scène d’un œil critique, hésitait entre rire et détachement. Il n’était pas né de la dernière pluie et ces quatre-là n’avaient rien d’innocents agneaux. Maistre Zigue n’avait pas fini de s’entortiller les moustaches.

  • Qu’est-ce que tu racontes, triple buse. Tu veux l’achever ! Des mois qu’il attend ce moment et toi, tu trouves rien de mieux que de piailler comme une jacasse (3) ! Vraiment parfois je me demande si on t’a pas greffé un cerveau d’artichaud ! s'exclama Naëlle.

Ces derniers mots balayèrent les dernières hésitations de Markus qui partit d’un rire incontrôlable :

  • D’accord, d’accord, j’ai compris. Franchement, vous êtes vraiment doués. Mais c’est donnant, donnant.
  • Comment ça, donnant, donnant ? s’inquiéta Till.
  • Je vous révèle l’entrée d’un passage secret et en échange vous vous engagez à rejoindre la troupe de théâtre.
  • Secret pour qui ? demanda Till rendu soupçonneux par un aussi prompt revirement.
  • Pour les Aspirants.
  • Tu veux dire qu’après, il ne le sera plus pour personne ?

Markus haussa les épaules en ouvrant les mains, un sourire épanoui sur les lèvres.

  • C’est cher payé !
  • Mais, en contrepartie, je ne vous questionnerai pas sur votre intérêt démesuré pour la librairie dans laquelle se tient ce soir même une Assemblée Extraordinaire, et je tiendrai ma langue.

Naëlle, visiblement conquise, ne cessait de couler des regards soutenus en direction du long garçon qui patientait bras croisés. Les amis concillabulèrent un bref moment car, en vérité, ils n’avaient d’autre choix que d’accepter le marché ou de renoncer à leur entreprise. Et cette dernière option, aucun ne désirait l’envisager.

  • C’est d’accord, dit Châny.
  • Bien, alors suivez-moi.

 

  1. Ordonnançateur : Emploi du temps.
  2. Écoinçon : désigne un sourire en coin.
  3. Jacasse : oiseau marin nichant dans les falaises
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Claire May
Posté le 07/09/2022
Un nouveau copain ! J'aime bien ce Markus fil de fer ! Les passages où nos comparses se perdent dans les couloirs peints sont magiques, je me croyais presque dans un autre monde, c'est très beau, ces descriptions.
Hâte de savoir ce que vont découvrir Till et ses amis dans la librairie...
A très vite !
PS : la remarque idiote de la soirée : quand je vois éléphant bleu, je pense à une station de lavage...
Hortense
Posté le 08/09/2022
Très drôle l'éléphant bleu, je n'y avait pas pensé ! peut-être deviendra-t-il rose alors ! MDR
Claire May
Posté le 08/09/2022
Haha (là ça me fait penser à Dumbo ^^)
sifriane
Posté le 21/12/2021
Coucou Hortense,
J'ai lu ces derniers chapitres d'une traite, ils sont très bons.
Je trouve que ton style s'affirme de plus en plus, les dialogues, les jeux de mots. Il y a vraiment une évolution sur ces 2 ou 3 derniers chapitres, c'est savoureux.
Zigue est parfait, et Markus semble prometteur.
A bientôt
Hortense
Posté le 22/12/2021
Un grand merci Sifriane pour ton enthousiasme. Ça me touche, c’est vrai que j’ai pris plaisir à écrire ces chapitres à Gran-Cairn. Je crois que c’est un peu mon école idéale. Passe de belles fêtes de fin d’année et à très bientôt
sifriane
Posté le 22/12/2021
Merci, très bonnes fêtes à toi aussi et à ta famille.
A très bientôt
Edouard PArle
Posté le 28/11/2021
Coucou !
J'aime beaucoup la tournure que prend ton style depuis l'arrivée à Grand-Cairn. Le vocabulaire utilisé et les descriptions donnent une ambiance vraiment originale et la lecture est très agréable.
Le personnage de Markus a l'air sympathique. J'ai hâte de voir à quoi ressemble cette troupe de théâtre dont parlent plusieurs personnages. Je suis sûr qu'elle a son lot d'étrangetés.
Pas mal de petits détails attirent notre attention et curiosité pour donner envie de continuer....
"Ah, mes petits castors," j'adore ce surnom et les adjectifs qui vont avec à chaque fois, c'est vraiment drôle xD
Une petite remarque :
"éclaircissement, Ils décidèrent" -> ils
Un plaisir,
A très vite !
Hortense
Posté le 29/11/2021
Merci beaucoup Edouard pour ta relecture attentive. Je corrige. J'espère que la suite continuera à te plaire.
A très bientôt
Edouard PArle
Posté le 29/11/2021
A très bientôt mon petit castor ^^
Hortense
Posté le 29/11/2021
MDR
Romanticgirl
Posté le 22/08/2021
Bonjour Hortense,
J'ai lu ce chapitre avec plaisir. Je ne reviens pas dans chaque commentaire sur ton style, très travaillé, très précis et très agréable à lire. On suit les enfants et on découvre Grand-Cairn avec eux : la chorale, la troupe de théâtre, les élèves, les couloirs, les professeurs... Tous les éléments qui font une école se mettent en place. L'idée de la recherche de la porte est bien trouvée. Une petite remarque stylistique, j'ai trouvé le passage "Bien qu’ami de sa mère" un peu "sec", peut-être "Même s'il était un ami de sa mère" ? A bientôt !
Hortense
Posté le 22/08/2021
Merci à toi pour ton commentaire et ta suggestion que je prends volontiers.
Amicalement
Ella Palace
Posté le 30/06/2021
Bonjour, bonjour Hortense,


Je n'ai pas grand chose à dire si ce n'est que c'est encore là un très beau chapitre. Il y a un peu de tension, de la curiosité, on attend de voir, de savoir...
Très bien!

Minis remarques:


- "J’en avait entendu parler…", avais
- "Qu’est-ce que tu racontes, triple buse. Tu veux l’achever ! Des mois qu’il attend ce moment et toi, tu trouves rien de mieux que de piailler comme une jacasse (3) ! Vraiment parfois je me demande si on t’a pas greffé un cerveau d’artichaud !", qui dit cela?

Bien à toi
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