Chapitre 17 - En vie

Par Keina

« Un jour la vérité te brisera les ailes »

Jade, Fallen Angels

Ça y est, elle l’avait dit. Ce pour quoi on l’avait jugée dès son retour au Royaume – avant même son retour au Royaume. Ce qui la rendait si unique, si précieuse et tant haïe. Elle avait rencontré la Briseuse, elle incarnait la preuve vivante que tout cela dépassait la simple légende que se racontaient les vieilles dames, le soir, au coin du feu. La preuve irréfutable qu’Alderick avait eu raison d’écouter sa fille.

Que la guerre était justifiée.

Keina avait rencontré la Briseuse ; l’ordre du Royaume serait à jamais bouleversé.

Le chaos qui s’en suivit roula comme une vague de fureur par dessus l’autorité des deux Reines et menaça dangereusement d’emporter une Keina chancelante, au bord de l’épuisement. Dans le tourbillon des voix et des gestes qui s’entremêlaient, une main l’agrippa solidement et la tira sans ménagement vers une sortie dérobée, loin des esprits qui s’échauffaient, criaient au mensonge et à la dissimulation, réclamaient la vérité, une explication ou même une nouvelle guerre…

Après l’ombre fraîche de l’amphithéâtre, la luminosité d’une galerie inondée de soleil, qui donnait sur les jardins enneigés, la gifla de plein fouet. Elle se sentit vaciller. Deux bras la rattrapèrent et l’attirèrent contre une chemise d’homme qu’elle ne connaissait que trop bien.

Bonbons à l’anis, thé de Ceylan et Harelbeke…

— Keina, susurra Luni contre son oreille.

Elle se lova entre ses bras, la tête reposant contre son torse, et ferma les yeux. Là, sans bataille autour d’elle pour l’arracher à son aimé, sans soupçons ni rancœur, sans fantôme des vies passées, elle savoura l’instant.

— Je dois me rendre auprès des Onze, murmura-t-elle enfin dans un filet de voix presque inaudible, incapable de bouger d’un pouce.

Elle entendit en réponse un « je sais » grave tout aussi peu enclin à la laisser partir, et apprécia la main qui caressait en douceur ses cheveux emmêlés.

Elle perçut à peine les gonds de la petite porte qui grincèrent dans son dos, et la voix profonde d’Atalante la ramena brutalement à la réalité.

— Luni ! Est-elle blessée ? Que s’est-il passé ?

— En quoi cela te concerne-t-il ? répondit ce dernier sur un ton rude, brisant aussitôt l’instant de grâce.

La silfine s’arracha de son étreinte, le cœur pincé par une vague déception.

— Luni ! C’est ta sœur, tu ne devrais pas lui parler comme…

— Ne t’en fais pas pour ça, Keina, l’interrompit Atalante. Ma présence ici n’est pas au goût de tout le monde. Mais je connais Nephir et Esteban mieux que personne, si ce n’est Pierre, et la Reine Noire m’accorde une certaine confiance ! Que s’est-il passé, en bas ? Dora m’a dit que l’Avaleur de Mémoire s’était tu… Est-il… ?

— Il n’est pas mort, non, prononça-t-elle d’une voix morne. J’ai… Je suis entrée au cœur de la magie, enfin, je crois… J’ai vaincu Nephir par la force de mon esprit, et tenu tête à l’Avaleur. J’ai rencontré Beve et le Solitaire… et je sais qui possède le journal d’Alderick.

Tout était confus, et limpide à la fois. Elle s’efforça de sentir à nouveau la puissance du flux enchanté, d’expérimenter le pouvoir qui l’avait investie, et la menace dansa un instant sous son crâne.

La prochaine fois, Keina, tu en mourras…

Elle chassa la prédiction d’un hochement de tête furtif et reporta son regard fatigué sur le frère et la sœur qui l’écoutaient abasourdis.

— Cela risque d’être un peu long à expliquer. Je dois parler aux Onze Mages !

— D’accord, répondit Luni, l’enveloppant à la fois de son regard bleu et de son grand pardessus noir, allons-y. Sans tourner la tête, il ajouta : Atalante, va prévenir les deux Reines. Demande-leur qu’elles nous retrouvent là-bas.

Keina n’écouta pas la réponse de sa sœur. Elle ferma les pans du manteau qui flottait sur ses épaules menues, décrocha ses yeux du silfe et s’enfonça dans le couloir, sans même attendre son guide. Trop de données s’entrechoquaient dans son cerveau.

Il n’était pas question qu’elle se laisse distraire.

 

*

 

La silfine leva le nez sur la coupole occultée par la neige, qui lui renvoya une fois de plus son image misérable. C’était son second passage dans le cabinet des Onze. Le cœur serré, elle se prit à espérer que ce fût le dernier avant longtemps. Tant de choses avaient changé depuis sa première visite ! Elle avait perdu son enfance, contemplé le visage de son ennemie, rencontré son destin. La fois d’avant, l’esprit chargé de colère, elle avait choisi de tourner le dos à ses pairs pour retrouver sa famille… et foncer tête baissée dans le piège de Nephir. Son retour avait un goût amer de défaite. Et pourtant… Ne revenait-elle pas victorieuse ? Elle ferma les poings sur son ventre, redressa le buste, rejeta ses épaules en arrière – peine perdue. Comme pour se moquer d’elle, son reflet se ratatina un peu plus dans les plis du vêtement qui la recouvrait. Une vague d’impuissance et de découragement la submergea. Et si tout ce qu’elle avait vécu n’était qu’hallucination, délire de blessée ? Elle engloba la salle d’un coup d’œil circulaire, se concentra pour ne pas tressaillir, et tenta de les compter. Les Onze Mages, les deux Reines, Luni, Atalante, Erich, Cinni, Olga, Pierre, Arthur, deux agents qu’elle ne connaissait pas… Elle regretta l’absence de Lynn et ses yeux rieurs.

Vingt-deux… Vingt-deux visages interrogateurs la contemplaient, comme s’ils attendaient d’elle – quoi, au juste ? Elle craignait de le savoir.

Les premiers mots qu’elle prononça ne furent pas ceux qu’ils escomptaient.

— J’apporte un message du Solitaire.

Vivlain se raidit dans sa toge immaculée, sa large tresse blonde tressautant sur son sein. Mirddin posa une main sur son épaule en signe d’apaisement.

— Ce qui a été brisé doit être réparé, récita la silfine, comme une écolière débitant sa leçon. Lorsque la guerre éclatera, vous devrez vous préparer, et choisir votre camp dès maintenant. Demandez à Mun’di ce qu’en pense la Briseuse. Qui est Mun’di ? termina-t-elle dans une impulsion.

— Vraiment, quelle outrecuidance de sa part ! (Vivlain s’était redressée d’un coup sec, l’irritation affleurant dans sa voix.) Se croit-il donc supérieur à nous, pour nous commander ainsi ? Comme si Mun’di avait le pouvoir de prédire…

Elle s’était tournée vers ses semblables pour les prendre à partie, mais l’air grave de Middrin la convainquit de se taire. Elle se rassit.

— Il est venu à nos oreilles que tu étais blessée. Est-ce le Solitaire qui a soigné tes plaies ? demanda le vieux Mage.

Keina leva un sourcil surpris et acquiesça. Décidément, la conversation démarrait de façon étrange.

— Il m’a donné une potion, et…

Un sourire élargit ses traits ridés.

— Ce vieux grigou ! Il n’a pas oublié les recettes que je lui ai enseignées.

— Aussi rusé que le renard ! murmura de son timbre vaporeux Nang-faa la fée-oiseau, le pouce droit lissant son plumage dans une infinie douceur.

— Et plus dangereux qu’une hyène, compléta Circé avec un sourire carnassier.

— Une seconde ! (L’injonction provenait de Tamara, la Reine Noire, qui avait levé un index furieux.) Qui que soit ce… solitaire, il n’est pas la raison de notre présence ici. Keina dit avoir rencontré la Briseuse ; or nous savons tous ce que cela signifie !

Erich hocha vigoureusement la tête. Dans un rêve éveillé, Keina le revit soudain, le jour où elle avait intercepté sa conversation dans le bureau de Luni.

Comment peux-tu admettre sa présence, Luni ? Magie toute puissante ! Sais-tu ce qu’il risque de se produire, si…

En un éclair, elle réalisa qu’il avait eu raison. Son esprit forma les mots qu’il n’avait pas eu le temps de prononcer : …si elle rencontre la Briseuse ?

La réponse s’imposa à elle comme une évidence : une nouvelle guerre. À tout instant, la brindille incandescente qu’avait été son retour au Royaume menaçait de s’embraser à nouveau. Était-ce pour éviter le conflit qu’on l’avait éloignée de ses semblables pendant treize ans ? Une simple mention de la prophétie, et les esprits s’échauffaient à nouveau, les avis fusaient de toutes parts, le semblant d’harmonie qui soutenait les deux Organisations se brisait en mille morceaux…

Elle se recroquevilla dans la chaleur du pardessus, frappée par une seconde certitude. C’était à elle d’y mettre un terme. Si sa naissance avait contribué à allumer une mèche, alors, elle seule était maintenant en mesure de l’éteindre… du moins pour le moment. Elle ouvrit la bouche et répondit avec aplomb :

— Cela… cela ne signifie rien. J’ai rencontré celle que vous nommez la Briseuse. Mais qui est-elle réellement ? Le savons-nous ? Pourquoi l’appelle-t-on ainsi ? Quelle preuve possédons-nous de ce qu’elle a pu ou pourrait faire au Royaume Caché Entre les Mondes ? (Elle parlait avec animation, inconsciente de la fatigue qui grimpait le long de ses jambes et alourdissait sa tête, s’adressant tour à tour aux Onze, aux Reines, à Erich, à ses tuteurs. À Luni.) Allez-y, dites-le-moi ! Et, tant que vous y êtes, dites-moi ce qu’il s’est passé exactement, il y a treize ans, sur la Traverse. Pourquoi avez-vous décidé de m’envoyer dans le monde des Hommes ? Quelle grossière erreur avez-vous pu commettre pour laisser Nephir ruiner ma vie ? Vous pensiez sans doute garder un coup d’avance ? Elle vous manipulait, tout comme l’Avaleur de Mémoire qui se terre dans les entrailles de ce Royaume ! J’ai rencontré la Briseuse, oui, et j’ai aussi vu de mes yeux la Pierre Brisée. Tout comme… (Une hésitation. Son regard aux reflets noisette se planta dans celui d’Atalante.) tout comme les quatre rebelles avant ma naissance. N’est-ce pas ? Alderick, Nephir, Esteban et toi. (Elle enchaîna avant même d’attendre la confirmation silencieuse de l’ancienne maîtresse d’Alderick.) Vous êtes parti en expédition dans les sous-sols du Château, avec pour point de départ cette petite porte au seuil marqué – par qui ? Les Alfs ? Ou Alderick lui-même ? Et vous l’avez trouvée.

Elle parlait sans s’arrêter, comme si sa vie en dépendait, chaque morceau du puzzle se recomposant dans son cerveau.

Notes sur la découverte de la Pierre Brisée et ses conséquences pour le Royaume Caché – Nous sommes nés de la Pierre ! – Tu dois retrouver les fragments pour moi –

La Pierre Brisée… C’est elle qui est la cause de tout. Pourquoi ? Pourquoi vous fait-elle si peur, à tous ? Que croyez-vous qu’il se passerait, si nous réunissions tous les fragments ? Si quelqu’un réparait ce qui a été brisé ? Que se passerait-il ? Si vous voulez éviter une seconde guerre dès maintenant, alors, vous devez me le dire ! Je n’ai accordé aucun crédit au Solitaire. Donnez-moi une raison de vous faire confiance, à vous.

Elle se tut soudain, tremblant de tous ses membres. Faisant fi des convenances, Luni se porta aussitôt à son secours et glissa un bras contre sa poitrine pour la soutenir. Un silence chargé s’écrasa sur l’assemblée, quelques secondes seulement. Puis Mirddin éclata d’un rire sonore, qui rebondit contre les murs concaves du cabinet.

— Voilà ce que l’on nomme du franc-parler ! J’aime ton audace, Keina. Garde cette colère en toi, tant que tu le peux. Ils sont nombreux, ceux qui ont perdu leur courroux au fil du temps, et le regrettent aujourd’hui. Tu as posé beaucoup de questions néanmoins, et il me semble juste que tu en reçoives aujourd’hui les réponses. Sur ce qu’il s’est passé lors de ton départ, d’abord.

Un cri d’indignation s’éleva dans l’assistance. La silfine tourna le menton. L’exclamation venait de sa propre tutrice, dont la petite silhouette grise, encore marquée par le coup terrible qu’elle avait reçu à l’estomac, s’était redressée.

— À quoi bon revenir sur nos erreurs passées ? Je ne pense pas que cela serve l’avenir de Keina d’apprendre…

— À quel point nous nous sommes fourvoyés ? enchérit Luni d’une voix forte. Bien sûr que si ! Elle a réussi à déposséder Nephir de son pouvoir maléfique. Nous lui devons au moins ça !

Appuyée contre son flanc, Keina laissa un petit sourire musarder le long de sa lèvre. Le silfe pouvait bien prendre sa défense, lui qui ne parlait que par énigmes et n’avait cessé de lui mentir par omission depuis son arrivée ! Cette franchise toute neuve ne manquait pas de cocasserie. Curieusement, l’idée réchauffa son cœur meurtri.

Mirddin hocha son menton barbu, puis laissa le facétieux Loki prendre la parole.

— Pour sûr, Nephir nous a tous eus ! Faudra qu’elle m’apprenne ses tours. D’abord, ces tentatives, au Château… Tu n’t’en souviens sans doute pas, petite Nana, mais t’as pas frôlé la mort qu’une seule fois à l’époque ! Des Alfs, toujours. C’est pour ça qu’ils ont décidé de t’éloigner. Tes tuteurs, j’veux dire.

Il darda un regard louche vers Cinni.

— Certes. Nous pensions qu’il s’agissait de la meilleure solution ! Lors de ton départ, pas moins de six hommes constituaient ton escorte.

— Soyons brefs, enchaîna Maedb, péremptoire. Il apparaît clairement aujourd’hui que l’attaque de la Traverse, lorsque Nephir a projeté des images d’elle-même pour s’en prendre à Keina, avait pour unique objectif d’obscurcir l’esprit des Elfides. Ainsi, lorsqu’ils ont traversé le Passage, elle n’a eu qu’à les guider vers le monde qu’elle avait forgé.

— Mais, comment se fait-il que vous ne vous en soyez pas aperçus ? s’exclama la silfine, estomaquée. Et ma vraie famille d’adoption, pourquoi n’a-t-elle pas réagi ?

— Amy Richardson n’est qu’un contact secondaire. Elle n’a pas la possibilité d’envoyer un message au Royaume, murmura Luni d’une voix triste, tout près de son oreille. (Les yeux fermés, Keina laissa les mots s’imposer dans son esprit.) Nous estimions cela mieux ainsi : tu serais ainsi totalement coupée de nous, jusqu’à ce que nous décidions de ton retour. Cela servit admirablement les plans de Nephir. Je ne m’en suis même pas douté lorsque je suis revenu te chercher : mon elfide avais gardé en mémoire l’empreinte du monde dans lequel nous avions abouti la première fois. Ce monde existait, Keina, je peux te l’assurer ! Je l’ai éprouvé, tout comme toi. L’illusion était aussi concrète que n’importe quel univers parallèle. Comment Nephir a-t-elle pu se rendre capable d’un tel prodige ? termina-t-il en s’adressant aux Onze.

Tandis qu’il parlait, une pointe de glace s’enfonça doucement dans le cœur de la silfine. Ça semblait si facile, si évident ! Et pourtant, derrière ces quelques phrases se résumait un pan entier de sa vie. Un pan qui s’était écroulé à jamais. Une larme pointa au bord de sa paupière.

Ce fut Pierre qui répondit.

— Je n’ai cessé d’observer Nephir, lorsque je travaillais pour elle. Elle était fascinée par ce qu’elle nommait le cinquième pouvoir, le pouvoir d’imagination. Tout cela se trouve dans mon rapport à ce sujet.

— Et, évidemment, nous n’y avons pas accorrrrdé l’imporrrrrtance que nous aurions dû ! notifia la duchesse Olga de ses grands airs.

— Bien au contraire. (La voix d’Hermès le messager s’éleva au milieu des autres, envoûtante et gracieuse.) L’Imagination est précisément à l’origine de la création des deux Organisations, la Blanche et la Noire. La Noire combat, la Blanche guérit, ce que nous leur demandons de combattre et de guérir. Chaque univers parallèle est issu du cinquième pouvoir, dont les effets sont instables. Nous devinons les fragilités les plus notables et nous envoyons chaque organisation les rééquilibrer à l’aide des quatre autres pouvoirs de la Mémoire. Comment pouvez-vous ignorer cela, vous qui vivez ici depuis des temps immémoriaux ? Comment avons-nous pu laisser les Hommes – et les Silfes, par conséquent – oublier ce pour quoi ils ont été accueillis par les Elfes en ces lieux ?

— L’Avaleur de Mémoire, chuchota Babouchka d’une voix chevrotante.

— L’Avaleur de Mémoire, répéta Hermès, et Mirddin acquiesça. Nous voyons ce qui se passe dans la totalité du multivers et nous méconnaissons ce qui se trame dans les entrailles mêmes de ce Royaume. Les Elfes disparaissent un à un, et avec eux la mémoire de ces montagnes…

Un silence abasourdi suivit cette déclaration, chacun tentant d’assimiler l’échange entre les deux Mages. Keina s’empressa de le combler, une infinité de questions au bord des lèvres.

— Alderick… Dans son journal, Alderick a dit quelque chose au sujet des Elfes… Je crois qu’il pensait trouver un remède au mal des Elfes !

À la mention du journal, elle coula un regard en biais vers Erich, qui passait un doigt sur ses lèvres, comme s’il réfléchissait.

— C’est exact, chantonna aussitôt la petite fée Mab de son timbre flûté. Lorsqu’il est venu plaider la cause de sa fille devant nous, il a affirmé que la réunion de la Pierre Brisée préluderait à la renaissance des Elfes. Mais il n’avait pas songé que cela emprisonnerait la Mémoire dans la Pierre et refermerait le Passage à tout jamais… Alors nous avons ignoré sa requête. Nous avons pris cette décision, Keina la Silfine, pour le bien des autres mondes et des milliards de créatures qui les peuplent. Nous ne voulons pas nier l’existence de la Briseuse, mais, lorsqu’elle se présentera à nous, nous espérons la convaincre de se détourner du Solitaire, qui n’a qu’un objectif : défier son vieil ennemi, l’entité qui se fait appeler l’Avaleur de Mémoire. Nous voulions éviter la guerre et nous l’avons provoquée… L’histoire découle d’un simple malentendu !

— Cesse donc tes pleurnicheries, Mab, renifla Maedb, enfoncée dans sa chaise, les mains jointes sur la chasuble brodée d’or de sa mise. Alderick savait très bien ce qu’il faisait, et Nephir également. Atalante nous le confirmera. Ce prétexte-là ou un autre… Il n’y a pas eu de malentendu, juste beaucoup de crédulité et une réalité aux allures de prophétie qui a enflammé les esprits. Les Silfes sont trop imaginatifs, voilà la quintessence du problème !

La réunion avait pris des airs de conversation dont les principaux protagonistes semblaient avoir oublié les autres occupants du cabinet. Keina les écoutait avec attention, s’efforçant de démêler les propos hermétiques des Onze pour les faire correspondre à ce qu’elle avait déjà lu ou entendu. À sa gauche, la Reine Blanche se mordait une lèvre, perdue dans ses pensées, tandis que la Reine Noire, les bras croisés, tapotait ses ongles sur la manche de son chemisier avec une impatience marquée. Les autres se taisaient, soit parce qu’ils ne trouvaient rien de pertinent à ajouter, soit parce qu’ils s’en moquaient.

Cependant, de tout le discours, une formule avait retenu l’attention de la silfine, et tournoyait malicieusement sous son crâne. Une réalité aux allures de prophétie… Qu’entendait par là la magicienne ? Elle décida de garder la question de côté, de même que les nombreuses révélations que sous-entendaient les différents discours, pour se concentrer sur son objectif : empêcher qu’un autre conflit s’embrase par sa faute.

— Nephir ne pourra plus nous faire de mal à l’avenir, murmura-t-elle doucement à l’attention des hommes et des silfes qui l’entouraient. Je l’ai vaincue.

— Comment as-tu accompli ce miracle ? s’écria aussitôt Pierre.

Keina raconta alors son affrontement avec l’Avaleur de Mémoire, assistée par le Solitaire qui n’avait cependant pas joué un grand rôle dans la défaite de l’entité aux multiples voix. Elle choisit ses mots avec soin, préférant éviter d’entrer dans les détails du pouvoir qui l’avait investi et qu’elle ne comprenait toujours pas. Le Français laissa échapper un sifflement admiratif, tandis que tous la contemplaient avec un intérêt accru. Elle passa rapidement son retour à la surface pour revenir sur ce qu’il s’était produit au moment de sa chute :

— C’est à la Briseuse que je dois la vie. Je l’ai rencontrée, contrairement à Alderick, qui a fondé tous ses discours sur un symbole exalté. Or, savez-vous de quoi elle a l’air ? D’une jeune fille frêle et apeurée, à peine plus vieille que moi. Ce n’est qu’une enfant, qui ignore ce qu’on attend d’elle. Quoi que vous redoutiez à son sujet, elle ne présente une menace ni pour l’ordre du Royaume, ni pour votre précieux confort. Il n’y aura plus de guerre.

Un sanglot se coinça dans sa gorge, alors qu’elle revoyait le visage anxieux et les gestes gauches de Beve, qui semblait si désespérée à l’idée de la perdre. Soudain, elle fut saisie d’une envie irrépressible de quitter cet endroit, retrouver sa chambre, s’effondrer sur son lit et épandre ses larmes au creux d’un oreiller. Du reste, qu'est-ce qui l’en empêchait ? Elle avait rempli sa mission, transmis le message du Solitaire aux Onze mages. Elle espérait bien que son histoire ferait taire toutes les rumeurs du Royaume et que les deux Reines auraient assez de jugeote pour la soutenir et répandre la nouvelle que l’existence de la Briseuse ne signifiait pas la fin de tous. Elle tourna ses pupilles noisette vers Erich, comme pour l’inviter à émettre une protestation, mais il se contenta de lui renvoyer un regard froid et impénétrable. Nerveuse, elle se dégagea de l’étreinte discrète, mais ferme de Luni derrière elle.

— À présent, j’aimerais prendre congé. Je suis exténuée…

— Évidemment ! s’exclama aussitôt Aëlle, comme si elle émergeait d’une longue rêverie. Vous devez vous rendre à l’infirmerie immédiatement, après tout ce que vous avez traversé ! Je ne tolérerai aucun refus, vous êtes sous mon commandement.

Avec un minuscule soupir – l’infirmerie lui semblait moins attrayante que son propre matelas ! –, Keina hocha la tête et se retourna lentement pour passer la porte. Mirddin l’arrêta soudain.

— Est-ce tout ce que tu as à nous révéler, Silfine ? Ne s’est-il produit d’autres incidents notables ? N’as-tu rien appris de plus ?

La brune s’arrêta, songea aux multiples évènements qu’elle avait tus dans son récit : l’étrange avertissement de la Mémoire, les mots de Beve qui avaient déchiré son âme, car ils confirmaient ce qu’elle s’efforçait de nier à tout prix, les révélations du Solitaire, qui trouvaient un écho dans le discours des Onze et qu’elle tenterait de décrypter plus tard, et enfin sa rencontre au cœur des ténèbres avec celui-là même qui avait déclenché la guerre et que tous croyaient mort… Pourquoi cachait-elle ces informations ? Une petite voix au fond de son cœur l’enjoignait à garder une série de cartes maîtresses dans son jeu, et elle savait que cette voix-là n’appartenait pas au Solitaire. Quel que soit son rôle dans l’histoire qui se profilait, elle ne se laisserait plus faire : cette promesse-là valait bien quelques secrets.

Elle secoua la tête en signe de négation et, toujours engoncée dans la large pèlerine du silfe, sortit du cabinet des Onze Mages.

 

*

 

Ponctuant le paysage d’innombrables touches de coton, les flocons dansaient, sereins, indifférents aux derniers événements qui avaient secoué le Royaume. Keina tenta quelques pas dans la neige toute fraîche, souriant aux légers craquements que produisaient ses talons. Enfin, après une grosse semaine confinée dans l’infirmerie, on l’autorisait à sortir ! Emmitouflée dans une vaste houppelande complétée par une écharpe madras, des gants en peau de chamois et une toque tambourin vert olive – l’ensemble lui conférait l’apparence d’un ours bariolé –, elle avait profité de l’aubaine pour grimper jusqu’au village italien qui surplombait la quatrième colline du Château, et qu’elle avait déjà vu sous tous les temps. Une seule bouffée de l’air glacé de l’extérieur la revigorait mieux que les dizaines d’infusions de plante que voulaient absolument lui faire ingérer les médecins ! Elle longea une ruelle aux maisons garnies de décorations de Noël, dans la plus entière tradition humaine, et s’arrêta un instant au centre de la place ceinte d’érables givrés, songeant aux quelques visiteurs qui s’étaient présentés dans sa chambre.

La Reine Blanche d’abord, venue s’enquérir de son état et l’entretenir de son futur au sein du Royaume. Il ne faisait aucun doute qu’elle avait gagné le droit d’assumer son rang au sein de l’une des deux Organisations : ne lui restait plus qu’à choisir laquelle. Dame Aëlle tenait à ce qu’elle reste en convalescence un mois encore, ce qui lui laissait largement le temps de faire son choix. Quant aux esprits chagrins, ils avaient été réduits au silence par une alliance inopinée des deux Reines, d’ordinaire si méfiantes l’une envers l’autre. Elles s’étaient mises d’accord sur un discours fédérateur, largement inspiré des déclarations de Keina, qui avait coupé court à toute nouvelle tentative de rébellion. Pour un temps encore, la paix régnerait au Royaume Caché…

Pierre était venu, lui aussi, penaud, s’excuser de ses agissements dans l’ombre de Nephir. Il lui avait humblement demandé son pardon, qu’elle avait d’abord renâclé à lui accorder. Le souvenir cuisant de son humiliation sur la lande élançait encore son épaule pourtant guérie.

— Cependant, tu as éprouvé toi-même le pouvoir insidieux de Nephir, lui avait-il répondu. À l’instar de son père, m’a-t-on dit, sa voix a le don de subjuguer n’importe quel auditoire. Dès l’instant où elle s’est adressée de nouveau à moi, j’étais perdu, incapable de faire le moindre geste à son encontre. Seul le fracas d’une bataille pouvait rompre les charmes de ses mots et la réduire au néant.

Keina avait acquiescé, se rappelant soudain sa propre incapacité à se défendre contre sa geôlière, malgré les opportunités qui s’étaient présentées à elle. Comme si on l’avait dépossédée de toute volonté… Elle espérait à présent que son offensive cérébrale avait eu raison de ce pouvoir et que sa cousine n’attraperait plus aucune mouche dans sa toile.

Finalement, elle avait ri d’une plaisanterie du Français et accepté de lui pardonner. Il lui avait même fait promettre une danse pour le bal de Noël, qu’elle attendait avec plus d’impatience qu’elle ne se l’était imaginée. Son esprit s’attarda quelques instants sur Esteban, qui avait fui avec la sorcière noire. Quel lien, invisible de tous, le rattachait donc à celle qu’il haïssait de toute son âme ? Serait-elle amenée à le rencontrer de nouveau un jour ? Elle se prit à espérer que non, frémissant au souvenir de leurs échanges houleux.

Puis, elle dériva sur l’arrivée en grand apparat de Lynn, qui avait déboulé dans sa chambre comme une furie, accompagnée d’une visiteuse dont le sort avait grandement inquiété Keina : la petite Mary dont le sourire s’était éteint avec son sorbier. La jeune sœur de Luni s’était jetée entre les bras de la convalescente, les mots se bousculant entre ses lèvres.

— Nana ! Comme je suis heureuse que tu sois en vie ! Quand j’ai vu… j’ai cru… Ne me refais jamais ça ! avait-elle conclu dans un ordre, les larmes aux yeux, en l’enserrant avec force.

Après cela, elles n’évoquèrent plus la bataille. La Londonnienne s’enquit de la santé de Mary, qui s’adaptait peu à peu à sa nouvelle vie au Royaume, où elle avait été accueillie avec courtoisie par son peuple. Lynn annonça alors sa décision de la prendre à son service. L’ancienne servante, heureuse de trouver sa place dans cette nouvelle société, ajouta d’une voix grave qu’après avoir servi Georgiana, elle se montrerait tout à fait capable de se soumettre aux pires extravagances de Lynn.

— Il est des promesses qu’il vaut mieux ne pas formuler ! avait rebondit la blonde, provoquant un bel éclat de rire de la part de son amie.

 

Seule au creux de l’atmosphère ouatée, Keina pouffa au souvenir de cette scène, puis se rembrunit à l’évocation du frère. Elle n’avait pas encore eu le courage de l’affronter : elle avait honteusement simulé un lourd sommeil chaque fois qu’il avait toqué à la porte de sa chambre, et barré le passage à toutes ses tentatives de message télépathique. Deux sentiments contradictoires se battaient en duel au fond de sa poitrine : son orgueil blessé, qui refusait de lui pardonner son attitude fuyante, et son admiration renforcée par l’absence et les épreuves qu’elle avait endurées. Elle ignorait encore quelle émotion vaincrait, et, en attendant, préférait éviter sa présence. Mais alors, pourquoi son cœur avait-il battu la chamade lorsqu’il s’était approché d’elle à pas feutrés, avait caressé le haut de sa chevelure et déposé sur son front un baiser brûlant ?

Et pourquoi ses pas la conduisaient-ils à présent si près de la demeure du silfe ?

Elle secoua la tête à cette idée, chassa un filament magique qui s’était échappé des coutures de son gant et amorça un demi-tour vers les venelles tortueuses du village. La neige tombait autour d’elle, légère, l’enveloppant d’un linceul blafard à peine teinté de jade qui apaisait son esprit. Comme un automate, elle se laissa guider par son instinct, retrouvant un chemin qu’elle avait emprunté bien des mois auparavant – presque une éternité. Là, elle y était ! C’était ici, le long de ce parapet aujourd’hui enrobé d’un épais glaçage, qu’elle avait rencontré Anna-Maria pour la première fois, ignorante de son malheur. Elle réalisa soudain que l’aimable folle gardait alors un secret dont elle était désormais la dépositaire.

En lui léguant son journal par cet intermédiaire, quel avait été le dessein d’Alderick ? Accélérer la réalisation de la prophétie ? Il n’était pas au service l’Avaleur, puisque ce dernier avait aussitôt repris à Keina le précieux carnet. Était-ce un allié du Solitaire ? Combien y en avait-il d’autres, de ces quidams errants dans les sous-sols du Château, complotant et manipulant les gens de la surface à leur guise ?

Tout à coup, la silfine s’aperçut qu’il s’était arrêté de neiger. Elle recula instinctivement : la vue de l’escalier surplombant le vide, qui s’interrompait net devant la porte au seuil gravé, lui rappelait trop de mauvais souvenirs. Une voix dans son dos la fit sursauter.

— Je ne t’ai pas menti, Keina, quand je t’ai dit que j’ignorais le sens de cette porte marquée. (Elle se retourna : Atalante lui faisait face, son éternelle robe grise recouverte d’un long châle de cachemire sombre.) Nous étions guidés par un Alf, le jour où Alderick nous a conduits ici. Il était au service de mon frère, je crois qu’il l’est toujours d’ailleurs. Quoi qu'il en soit, je me sens incapable de retrouver mon chemin vers la Pierre Brisée. Je suis certaine que, comme beaucoup de créatures magiques, Dora le connaît : c’est ainsi qu’elle a pu te ramener. (L’ancienne rebelle fit une pause pour avaler sa salive, et reprit avant que la jeune silfine n’ait le temps de choisir ses mots pour lui parler à son tour.) Je m’excuse de ne pas être venue te rendre visite à l’infirmerie, Keina. Je suppose qu’au fond de moi, j’avais peur de croiser ma sœur… Seigneur ! Je m’accommode des piques de Luni et je joue l’indifférente quand on mentionne leur nom devant moi, mais lorsque je croise le regard de Lynn, c’est comme deux poignards qui s’enfoncent dans mon cœur. Je ne le souffre pas.

Keina cligna, se rappelant les dures paroles de la petite sœur à son encontre. Comment une famille avait-elle pu se briser de cette façon ? Elle posa la question avec franchise, sans vraiment s’attendre à la réponse. Cependant, celle-ci tomba lentement entre les lèvres de la réprouvée. À mesure que les mots se déroulaient pour former l’atroce vérité, la silfine sentit le froid transpercer ses os jusqu’à ce qu’ils deviennent aussi gelés que la mort. 

— Je suis une parricide. J’ai tué mon père – mon propre père – durant la bataille. Notre mère en est morte de chagrin quelques mois plus tard. Et cela, je l’ai fait pour l’amour d’un homme que j’ai perdu peu après. Seigneur ! J’ai tenté de me racheter par bien des façons – mais comment puis-je jamais espérer me faire pardonner un tel crime auprès de ma famille ? Tu vas sans doute me haïr à ton tour, et tu auras raison.

La silfine retint sa respiration, horrifiée. Elle revit soudain, dans le chaos de la bataille, Caledon se battre contre son fils Esteban, et une boule nauséeuse se forma dans son œsophage. Les silfes n’étaient-ils bons qu’à s’entredéchirer ? Elle réprima un haut-le-cœur et, voyant la mine inquiète d’Atalante, se força à parler.

— Je… je ne vous hais pas, mais… j’avoue que j’ai de la peine à comprendre. Comment avez-vous pu… ?

Un soupir, profond. Terriblement triste, aussi.

— Il est des actes qui ne s’expliquent pas. C’était un accident, je n’ai pas vu… vu son visage, avant le coup fatal. Cela ne m’excuse en rien, mais… Seigneur, Keina, tu es encore bien jeune, et j’espère que tu n’auras jamais à commettre d’acte aussi terrible que celui-ci ! (Une douleur intense s’imprima sur ses traits, mais elle se reprit aussitôt.) Je viens souvent ici en guise de pèlerinage. Alderick affectionnait la vue du haut de ces remparts… Je vais te laisser, maintenant. Je ne suis qu’une vieille rebelle qui radote à tous propos.

Elle se détourna et disparut derrière un angle de rue. Keina ouvrit la bouche sans qu’aucun mot ne s’échappe d’entre ses lèvres. Elle s’aperçut tout à coup qu’elle n’avait pas eu le temps de lui parler du secret de son ancien amant.

Sans doute était-ce mieux ainsi. Elle concevait aujourd’hui que certaines révélations ne faisaient de bien à personne.

 

Les jours s’égrainèrent doucement jusqu’au bal. On lui accorda enfin l’autorisation de rentrer dans ses appartements, et elle retrouva avec joie ses vieilles habitudes, et les coussins de son ottomane au creux desquels elles pouvaient soupirer à loisir en regrettant sa jeunesse, envolée à jamais.

Jusqu’au matin de la fête qui devait célébrer, selon les peuples et les religions, le solstice d’hiver ou la naissance du Christ, Keina se félicita d’avoir si habilement évité le commerce de ses semblables, en particulier d’un certain silfe qui semblait s’être résigné. La sœur, au contraire, ne l’entendait pas de cette oreille, et, la veille de Noël, avant même le petit déjeuner, s’était installée dans les appartements de son amie pour se préparer aux réjouissances. Durant les mois qui s’étaient écoulés, les deux silfines s’étaient peu à peu éloigné l’une de l’autre, et Lynn espérait ouvertement, par cette journée passée ensemble, renouer leur amitié et reprendre le fil de leurs confidences.

Lorsqu’elle se jeta sur le lit avec un rire enjoué, Keina, debout à son chevet, le cœur pincé, ne put s’empêcher de songer à ses derniers instants passés avec Gaétane – une Gaétane aujourd’hui disparue à jamais, et dont elle n’arriverait jamais à faire totalement le deuil. D’un mouvement de tête, elle chassa cette pensée et se concentra sur la question que venait de lui poser son amie.

— Si je compte mettre mes perles de corail ? Oh, je n’en sais trop rien, répondit-elle avec un geste vague. Elles me semblent si coûteuses, si clinquantes !

— Pourtant, je sais de source sûre que mon frère les trouve tout à fait à son goût, répliqua la blonde dans un clin d’œil coquin.

Les joues de Keina se teintèrent de rouge. Elle ignorait jusqu’à quel point Lynn était au courant de l’évolution de leur relation, mais elle faisait confiance à l’instinct de la blonde, qui flairait les histoires de cœur à cent lieues. S’installant à son tour sur la courtepointe, elle s’efforça de changer de sujet.

— Puisqu’on en vient aux confidences, dis-moi, depuis quand Erich te donne-t-il des leçons de tir ? Si l’on m’avait dit ça de ce malpropre, je ne l’aurais jamais cru ! Mais il a bien fallu me rendre à l’évidence, tu te débrouilles très honnêtement avec une arme à feu.

Ce fut au tour de la blonde de rosir, tandis que ses doigts effleuraient les motifs d’arabesque du couvre-lit.

— Oh, ça… Pour faire court, il y a longtemps, j’ai involontairement… surpris un secret. Oh, ne m’en demande pas plus, Keina ! J’ai juré sur l’honneur de n’en parler à personne. J’ajouterai juste que cela le concernait, ainsi qu’une jeune personne… Sous ses dehors peu engageants, Erich possède un cœur ! Je sais que c’est difficile à croire. (les deux amies pouffèrent, et Lynn poursuivit.) Quoi qu'il en soit, je lui ai demandé, en contrepartie, de m’enseigner la maîtrise des armes à feu. J’ai tellement souffert, durant la guerre, de ne pouvoir combattre auprès de mes proches ! De ne pouvoir me battre contre…

Elle se tut un instant, les narines frémissantes, et Keina se rappela les mots d’Atalante.

J’ai tué mon père – mon propre père – durant la bataille. Notre mère en est morte de chagrin quelques mois plus tard…

Lynn était une orpheline, tout comme elle… sauf que la responsable de son malheur n’était pas une cousine qu’elle pouvait haïr à loisir, mais sa propre sœur. Elle posa une main sur celle de son amie, l’enjoignant à poursuivre.

— Pour faire court, si je n’arrive pas à utiliser la magie, au moins puis-je être d’une quelconque utilité dans une bataille ! Malheureusement, cela ne suffit pas pour admettre mon intégration dans l’une des deux Organisations. Et, depuis lors, Erich semble par ses piques incessantes prendre un malin plaisir à se venger du secret que je lui ai dérobé.

— Oh, les secrets, j’en ai soupé dernièrement ! compléta la brune avec un sourire. N’en dis pas plus, je comprends tout à fait. Quoiqu’à ta place, je ne me laisserai pas faire aussi facilement : je lui demanderai de me laisser tranquille sous peine de tout révéler ! Si cela pouvait le rendre un peu moins imbuvable…

L’expression de Lynn s’adoucit, et ses yeux pétillèrent un instant.

— Je crois que j’ai fini par le prendre en pitié, avec ce que je lui fais subir durant nos leçons clandestines ! Si la morgue qu’il affiche à mon égard est sa seule source de satisfaction, je le lui concède volontiers, pourvu qu’il n’empiète pas sur mon indépendance.

—Pour ça, je ne me fais guère de souci !

Un rire joyeux accompagna la remarque, et la conversation dériva sur les tenues envisagées. Keina évita soigneusement d’évoquer la magie, qu’elle avait pourtant toujours peine à contenir, et, entre conversations futiles et déballage de fanfreluches, la journée se déroula de façon aussi plaisante qu’elle l’avait espéré.

 

Enfin sonna l’heure des festivités et, vêtues de fines dentelles, de crêpe de Chine et d’organdi, elles se présentèrent ensemble à l’entrée de la salle de bal, qui n’avait guère changé depuis sept mois.

Keina retint son souffle, tremblante à l’idée de faire face aux multiples regards indiscrets qui n’avaient pas oublié sa dernière exhibition, fébrile et dépenaillée, et la révélation qui en avait découlé. Mais, son bras ganté de blanc fermement arrimé à celui de Lynn, le carnet de bal oscillant à son poignet, elle chassa bien vite la honte qui grimpait en elle, se concentra sur son maintien et adressa à l’assemblée un sourire conquérant, comme pour affirmer aux yeux de tous :

Quoi que vous pensiez de moi, je saurai vous prouver ma valeur et ma loyauté !

Elle était une silfine, après tout.

 

À peine avait-elle fait quelques pas sur le parquet à motifs Chantilly qu’Aëlle vint à sa rencontre d’un air apprêté, où l’indifférence le disputait à une infime répugnance. Elle s’arrêta devant les deux silfines et esquissa un bref hochement de tête. Ses boucles blondes, relevées en un chignon à la romaine d’où s’épandaient quelques mèches, accompagnèrent gracieusement le mouvement. Elles lui répondirent par une courte révérence, comme le voulait l’usage.

— Keina, je suis bien aise de vous voir si vite rétablie. Voilà qui est parfait. Lorsque les fêtes seront finies, je vous prendrai quelques jours à mon service, afin de vous enseigner les rouages de notre Organisation. Il me semble que Tamara en fera de même, bien que j’ignore ce que les Onze lui ont dit. Oui, ce sont les Mages eux-mêmes qui sont à l’origine de cette initiative – ne croyez pas que cette grâce soit accordée à tous les nouveaux agents.

Les ailes de son nez frémirent à cette idée, et elle se pinça une lèvre rose. Son regard bleu, si doux et si lointain, se voila légèrement tandis qu’elle réfléchissait. Keina profita de la pause pour la remercier avec véhémence.

— Oh, ne me remerciez pas, je ne fais que suivre leurs directives. Ah, oui ! Ils vous invitent aussi à rencontrer Mun’di, dans les montagnes, à l’endroit même où vous avez trouvé votre grand-père. J’ignore ce que cela signifie, mais j’imagine que vous le savez. Je n’aime guère servir de messagère.

Là-dessus, elle se détourna pour s’entretenir, un sourire éthéré accroché au coin de sa bouche, avec Cinni et Ekaterina, trop heureux de l’honneur qui leur était accordé. Keina, décontenancé, remarqua à peine le départ de Lynn, entraînée dans une valse par Eoin, son soupirant, et ne réagit pas plus lorsqu’une main se posa sur son gant, sollicitant d’un geste l’autorisation d’être son cavalier.

Stupéfaite, la silfine leva le menton et accrocha le regard bleu de Luni.

— Nous n’avons pas eu l’occasion de danser ensemble, lors du dernier bal. Me permets-tu… ?

Muette, Keina acquiesça lentement. L’orchestre, les voix, l’écho des talons et des robes qui balayaient le sol, tout s’était tu autour d’elle. Seuls, les battements de son cœur résonnaient au creux de son oreille, martelant son crâne jusqu’au vertige.

Ils s’engagèrent sur la piste de danse et la jeune brune s’efforça d’accorder ses pas à la cadence à trois temps.

— Je ne t’ai pas beaucoup vue, ces derniers jours, entama le silfe d’une voix malassurée, dépourvue de reproche.

— Je me reposais, répondit sa cavalière dans un filet timide.

— Et te sens-tu mieux, à présent ?

 Elle hocha la tête piteusement, et se mordit la joue pour se punir de son mensonge. 

— Que dirais-tu de sortir tout à l’heure, après minuit, pour respirer un peu de l’air frais des montagnes ? Le ciel est dégagé, et le temps est sec. Nous nous éclipserons tous les deux sans difficulté. Mais je comprendrai si tu…. si tu trouves ça inconvenant, ou si préfères profiter de la fête, ajouta-t-il sur un ton un peu trop contrit.

— Non, au contraire, ça me ferait plaisir !

Elle ignorait pourquoi elle avait répondu ces mots, et de façon si empressée. Mais il n’était pas question qu’elle se défile. S’il voulait une conversation en privée, alors, il l’aurait. Elle lui devait bien ça !

Durant le reste de la valse, ils n’échangèrent que quelques banalités, qui, pour un observateur extérieur, eurent paru anodines. Mais, tandis que leur pas suivait mécaniquement la musique, Keina garda à tout instant une conscience aiguë du souffle rapide près de sa joue et des raidissements infimes du silfe lorsque l’index de sa main droite, accrochée au col amidonné, frôlait sa nuque. Alors que les instruments s’étaient tus, ils gardèrent la posture une seconde imperceptible avant de se séparer, yeux baissés. Tandis que la jeune fille se laissait entraîner par Pierre, à qui elle avait promis la deuxième danse, elle s’autorisa à dériver un long regard vers Luni, qui se dirigeait vers Ekaterina. Son cœur palpitait à l’idée du rendez-vous secret qu’il lui avait fixé. Était-ce d’amour ou d’appréhension ? Elle aurait bien le temps de l’apprendre. 

Dès cet instant, les heures s’écoulèrent plus paresseusement que jamais. Pierre s’efforça d’entretenir la conversation, mais sa cavalière ne se montra attentive qu’au moment où il se mit à faire l’éloge de son ami, qui lui avait sauvé la vie en l’arrachant des griffes de Nephir. Il en gardait une grande dette, qu’il espérait bien lui rembourser un jour. Keina concevait mieux la confiance que le silfe mettait dans le Français. Ce dernier, sous ses dehors libertins et un peu irritants, pouvait se montrer d’une loyauté sans faille.

— Je t’en supplie, Keina, poursuivit-il sur le ton de la plaisanterie, essaie de ne pas trop malmener le cœur de mon vieil ami ! Il est d’humeur déprimée en ce moment, et je gage que tu n’y es pas étrangère. Le pauvre est si amoureux qu’il serait capable de se jeter d’une falaise pour ton bon plaisir ! Après un temps de réflexion, il ajouta : Moui. Avec les derniers événements, la comparaison n’est pas très heureuse, je te l’accorde.

Keina esquissa un sourire avant de laisser ses pensées s’égarer à nouveau. En voulait-elle encore à Luni pour son étrange comportement vis-à-vis d’elle, ses secrets, ses mensonges et cette espèce de pitié malsaine qu’il paraissait éprouver chaque fois qu’il la regardait ? Depuis, elle avait elle-même expérimenté la peine que procuraient certaines vérités, et appris à taire ce qu’elle savait. Elle avait rencontré la Briseuse, qui lui avait confirmé ce qu’elle avait pourtant refusé d’accepter lors de sa dernière altercation avec le silfe : son sacrifice. Bizarrement, elle n’arrivait pas encore tout à fait à concilier cette révélation avec sa propre vie, comme si la personne dont avait parlé Beve d’une voix si triste était une autre elle-même, une Keina plus vieille, plus sage sans doute, plus douce et moins têtue. Elle, mourir ? Voyons, quelle absurdité ! Elle était trop jeune, trop vivante, trop ignorante et trop curieuse de tout pour cela ! Et pourtant… Ce que son cerveau refusait d’accepter, son cœur, lui, l’admettait comme une vérité qui la déchirait à chaque fois qu’elle se remémorait l’étreinte de la Briseuse, ses yeux remplis de larmes, ses mains tremblantes et la souffrance qui transpirait de chacun de ses mots. Était-ce cette douleur que Luni redoutait à chaque fois qu’il plongeait ses yeux bleus dans les siens ? Une phrase de Beve remonta soudain à la surface de ses souvenirs : Il a cessé de vivre quand tu…

Elle devait en avoir le cœur net.

La valse se termina avant qu’elle ne parvienne au bout de ses réflexions. Elle prit congé de Pierre sans autre forme de procès et s’échappa dans un coin de la salle pour y méditer à loisir. Une voix aux consonances rauques lui fit comprendre qu’elle avait mal choisi son endroit.

— Eh bien, après vous être parée de tous vos artifices, vous êtes déjà lasse d’éconduire vos prétendants ? Voilà bien l’inconstance des femmes…

— Erich, quelle joie de vous revoir ! ironisa la silfine. Je vous ai trouvé très silencieux lors de mon compte-rendu auprès des Onze. Je vous aurais cru plus… vindicatif. Ne m’avez-vous pas déclaré une guerre ouverte, il y a quelques mois ?

— Est-ce ainsi que, par chez vous, l’on remercie un homme qui vous a sauvé la vie ? répondit-il du tac au tac.

Le visage de Keina se troubla, mais le vieux silfe enchaîna aussitôt :

— Vous avez oublié, n’est-ce pas ? C’est pourtant grâce à mon intervention que vous avez retrouvé votre chère magie, lors du combat contre Nephir. Vous me prenez pour votre ennemi ? Soit. Mais sachez ceci : ce n’est pas parce que vous avez réussi à convaincre nos dirigeants de votre innocence que je vais agir à l’encontre de mes principes. Vos charmes ne fonctionnent pas sur moi, Keina ist’Akrista-Ateyalle.

— Peut-être ceux d’Alderick sont-ils plus efficaces ? (Tandis que la mine du silfe s’assombrissait, elle s’expliqua.) Je sais que vous possédez son journal, Erich. J’ignore comment il est entré en votre possession, mais vous devriez le donner aux Onze, avant qu’il ne corrompe votre esprit – si tant est qu’il y ait quelque chose à corrompre. Est-ce pour cela que vous avez annulé notre ancienne trêve ? Sans doute avez-vous compris, à la lecture de ce journal, à quel point j’étais aussi dangereuse que la Briseuse, capable de réaliser les pires prédictions d’Alderick…

— D’accord, vous marquez un point. Je l’ai trouvé sur le palier de ma porte, un matin, il y a sept mois. Mais je ne l’ai pas gardé : ce qu’il contenait m’a marqué trop profondément pour que j’accepte que d’autres soient blessés par les propos de ce vieux fou. Je l’ai jeté au feu. Il a brûlé, oh ! comme j’espère que brûlera vive sa sorcière de fille, un jour prochain.

Keina dessina une grimace.

— J’ai beau haïr Nephir, je vous trouve abject, Erich. Pour ma part, je vais me contenter d’espérer vous voir un jour brûler en enfer. Vous constaterez que je suis plus chrétienne avec vous que vous ne l’êtes avec vos prochains…

Elle s’éloigna vivement avant de lui laisser le temps de trouver le dernier mot. Comment cet homme pouvait-il donner des cours à Lynn ? Et comment cette dernière arrivait-elle à le tolérer en professeur ? Elle se souvint des paroles de la blonde : sous ses dehors peu engageants, Erich possède un cœur. Si c’était bien le cas, alors, cet organe devait être enfermé à double tout au fond d’une cave, avec son secret !

Elle inspira, une fois, deux fois, pour se calmer, et jeta un œil à l’horloge ouvragée qui surplombait les deux trônes. Six heures et demie… On ne tarderait pas à apporter les collations. Elle chercha Lynn du regard et la trouva enfin, qui conversait gaiement avec Maria et Toby, son beau fiancé. Bien ! En cette tendre compagnie, le temps filerait plus vite. Sans hésiter, elle les rejoignit d’un pas décidé.

 

*

 

Minuit, enfin ! Comme les heures coulaient lentement ! Elle avait dansé à ne plus sentir ses pieds, s’était grisée de Champagne Mercier et avait avalé plus de daurade en papillote, de fricassée de biche, de blanc-manger, de savarin au rhum et fruits confits et de biscuits aux épices que son estomac ne pouvait en contenir. Tandis que retentissaient les cloches de toutes les églises du Royaume, plus nombreuses qu’elle ne se l’était figuré jusque-là, elle quitta le vacarme, les odeurs entremêlées et la touffeur de la réception pour retrouver la fraîche tranquillité de la nuit. Les épaules couvertes par une sortie de bal au velours doublé de soie pour se prémunir du froid mordant, elle se hâta vers l’un des cercles de transport afin de rejoindre le lieu de rendez-vous, fixé par télépathie.

Au dehors, sous leur scintillante parure de neige, les six collines du Château vivaient, palpitaient, s’animaient au gré des rues, des escaliers, des tours, des jardins et des carrefours. Des groupes épars s’introduisaient dans les églises, les temples et les tavernes, passant parfois sans vergogne des unes aux autres. Les chants sacrés et païens saturaient l’air, rivalisant de puissance. Keina croisa trois créatures énormes et poilues entonner d’une même voix d’ange The first Nowell avant de disparaître dans le mascaret verdâtre d’un cercle de transport.

Enfin, elle s’engagea sur le promontoire qui surplombait l’entrée de l’aile ouest et le vit. Son chapeau claque légèrement penché sur ses cheveux paille, une écharpe immaculée et un pardessus noir recouvrant son habit, gants blancs et canne à pommeau d’ivoire, il revêtait l’aspect d’un gentleman, et non celui d’un vaurien qui dévoyait les jeunes filles en leur proposant des rendez-vous nocturnes !

Pour dissiper son embarras, elle proféra cette remarque sur le ton de la plaisanterie.

— Le vaurien en question aurait pu s’en tenir aux convenances si tu n’avais cessé de l’éviter ces derniers temps, déclara-t-il avec verve.

En guise d’excuse, Keina se mordit une lèvre et se recroquevilla dans son burnous. Il sourit, dévoilant une rangée de dents blanches jusqu’à l’orée de ses fossettes, et secoua la tête.

— Tu es là maintenant, et pour moi c’est l’essentiel. Où veux-tu aller ? 

— Quittons le Château, s’il te plaît ! J’aimerais m’éloigner de la civilisation. Le souffle des montagnes me fera du bien.

Son sourire s’élargit, et il les guida jusqu’à un cercle de transport.

— À vos ordres, princesse !

 

Le froid picotait ses joues, son nez ne cessait de couler et son corset droit-devant la torturait plus que jamais, mais elle ne s’en souciait guère. Elle se sentait tellement vivante ! Elle gravit quelques degrés dans la neige, manqua de déraper – elle ne regrettait pas d’avoir troqué ses chaussons de danse contre des bottines solides et étanches –, se retourna en riant et vit Luni s’effondrer dans le trou qu’elle avait évité. Le séant dans la poudreuse, il marqua une pause, une expression blasée sur son visage.

— Vraiment, mais comment fais-tu pour séduire les jeunes filles, affligé d’une telle maladresse ? demanda-t-elle entre deux fous rires, avant de l’aider à se relever.

— Il faut croire que c’est un trait de caractère qui plaît à la gent féminine, rétorqua-t-il légèrement vexé, en se laissant retomber à la même place.

— Allons, nous ne sommes plus très loin de cette chapelle, et j’ai tellement envie de contempler son intérieur !

Elle désigna du menton un minuscule bâtiment de pierre illuminé, quelques yards plus haut, en équilibre sur un piton rocheux. En bas, la bourdonnante activité du Château perdait de son intensité.

Après leurs retrouvailles, ils avaient appelé leurs elfides et chevauché jusqu’au pied d’un sommet peu abrupt dont ils avaient commencé l’ascension, comme si c’était l’acte le plus naturel au monde.

— Je croyais que tu avais le vertige ? Nous sommes déjà bien haut.

La silfine haussa les épaules et se laissa glisser auprès de Luni.

— J’ai sauté d’une falaise de mon plein gré… Si ça, ça ne m’a pas guérie de ma phobie, alors, qu’est-ce qui le fera ? Magie toute puissante, comme le ciel est beau !

Elle avait levé le nez vers la voûte constellée d’étoiles, si lumineuse qu’elle en devenait presque irréelle. Pourtant, ce fragment du cosmos démontrait bien que le Royaume Caché Entre Les Mondes ne siégeait pas au milieu du néant, et qu’en deçà des nues, au pied de la montagne, il y avait une planète, à sa place au sein de l’univers.

— Tu m’en veux encore, n’est-ce pas ?

Elle baissa le regard, surprise par le ton peiné du silfe, renifla et choisit de répondre par une évidence.

— Tu sais que je vais mourir.

Elle tourna lentement la tête vers lui et le vit hocher la tête silencieusement, les deux mains croisées sur ses genoux relevés.

— Pourquoi ? D’où te vient cette certitude ? Est-ce que… est-ce que ma mère le savait, elle aussi ?

Il lâcha un soupir silencieux.

—Ta mère connaissait la prophétie, mais elle a toujours refusé d’y croire, comme ton père, d’ailleurs. Non, c’est après que… Nana, tu peux tout me demander, sauf ça ! Je ne peux pas te l’expliquer.

Un soupçon, suivi d’une autre question.

— Est-ce que tu l’as rencontrée ? Tu as vu la Briseuse ?

— Pas la Briseuse, non. Je ne l’ai jamais rencontrée. Pourquoi cette question ?

La silfine expira à son tour, et, installée au creux d’un monticule floconneux,  entreprit de raconter son échange avec Beve. L’affliction de cette dernière, la conviction qu’elle avait implantée dans son esprit. Elle tut cependant les mots les plus pénibles (Je sais qu’entre vous ça n’a jamais été facile, mais il a cessé de vivre quand…) et s’attarda sur l’apparence de la jeune fille.

— Je crois qu’elle me plaît déjà. Tu sais, je pense que nous pourrons être amies, toutes les deux. Elle semblait si triste pour moi… Oh, Lun’, je ne veux pas mourir !

Elle ne put retenir une grosse larme qui roula sur sa joue pour mourir au creux de sa lèvre. Sans attendre sa permission, le silfe se pencha vers elle et cueillit sur sa bouche frémissante un baiser ardent. Elle se pencha sur le côté pour intensifier l’échange, le corps soudain enflammé d’un désir fiévreux, et s’arracha de l’étreinte avec autant de force.

Il a cessé de vivre

— Non ! s’écria Keina pour chasser les paroles douloureuses qui s’agitaient dans son esprit. Lun’, je suis désolée, je suis tellement, tellement désolée !

Un tressaillement, comme un hoquet, et elle se sentit attirée entre les deux bras du silfe.

— Nana, je t’en supplie, ne redis plus jamais ça ! Peu importe ce que tu sais ou que je crois savoir. Je ne te laisserai pas te sacrifier. Quel qu’en soit le prix, ça m’est égal, je ferai tout pour empêcher…

Elle laissa ses larmes s’épancher librement contre lui, avec la soudaine conviction que, quoiqu’il advienne à l’avenir, elle ne serait pas seule à y faire face. L’idée lui réchauffa les entrailles. Malgré la disparition de ses vrais parents et de ses parents adoptifs, elle comprit qu’elle trouverait au Royaume ce qu’elle cherchait avec tant de désespoir : une famille.

Un silence s’installa, durant lequel ils approfondirent leur étreinte, avant de se séparer, haletant, leur souffle formant devant eux de minces volutes de fumée aux reflets outremer.

Keina fut la première à reprendre la parole, et ses mots revêtirent l’apparence d’un pacte qu’ils s’apprêtaient à signer.

— D’accord ! D’accord, mais à cette condition : Je ne veux pas que tu m’enfermes dans une cage dorée. Pas de mariage, pas d’enfant. Je veux rester libre de mes actes et de mes décisions. Je veux être aimée exclusivement, sans être étouffée par cet amour. Je veux…

— D’accord, répondit Luni avant même qu’elle eut fini de parler.

Surprise, elle se tourna dans la nuit pour contempler ses traits résolus, ses lèvres fines bleuies par le froid, ses mèches mouillées où s’accrochaient ici et là des flocons en train de fondre. Était-il à ce point amoureux d’elle ?

— J’ai très mauvais caractère, tu sais.

— Je sais.

— Je suis têtue comme une mule, extrêmement jalouse, et très rancunière.

— Nana, pas la peine de me faire l’inventaire de tous tes traits de caractère, je ne les connais que trop bien ! Si je t’aime, ce n’est pas pour eux, mais plutôt en dépit d’eux, fit remarquer le silfe avec une pointe de dérision.

En guise de représailles, elle s’empara d’une poignée de neige fraîche et la balança à la tête de son compagnon qui, pour l’éviter, manqua son assise et s’étala sur la pente, visage contre terre. Elle se précipita sur lui, et, constatant qu’il riait à perdre haleine, lui clôtura la bouche d’une nouvelle embrassade.

— Fais attention, Lun’, susurra-t-elle ensuite à son oreille, je suis aussi très susceptible.

— Je connais un excellent moyen de me faire pardonner, répondit-il dans un murmure passionné.

— Hum. Finalement, il fait un peu trop sombre pour grimper jusqu’à cette chapelle, et la neige nous a trempés. Je crois qu’un bon feu nous attend dans mes appartements.

— Voilà la plus sage décision de la soirée ! Passe devant, je surveille tes arrières, petite fille.

 

Une fois au sec à l’intérieur du Château, ils firent l’amour avec passion et conversèrent – de la Magie, de Beve, d’Atalante, du Royaume – jusqu’à ce qu’une aube radieuse se propage entre les pics enneigés pour les nimber d’or. Alors que, enveloppés l’un contre l’autre dans une couverture, ils contemplaient à travers la fenêtre la beauté du monde naissant, Keina baissa les paupières et déclara d’une voix douce :

— J’ai besoin que tu me fasses un serment, Luni. Promets-moi que tu resteras à mes côtés jusqu’à la fin.

— S’il n’y a que ça… Je fais le serment d’être toujours là pour toi. Je promets… de te chérir aussi longtemps que je vivrai, compléta-t-il en effleurant sa tempe d’un baiser.

Elle esquissa un sourire paisible.

Chez soi… c’est là où notre cœur a chaud, fredonna à son oreille une voix ancienne – sa propre voix.

Tout ira bien à présent.

Je suis chez moi.

 

*

 

Après ce jour, les semaines défilèrent à la vitesse de l’éclair. Un matin brumeux de février, alors que sa formation auprès de Tamara ne lui laissait presque aucun répit, Keina se rappela l’invitation des Onze et gravit le sentier enneigé qui menait à l’orée de la forêt de sapins. Témoignage d’un printemps précoce, un minuscule filet d’eau ruisselait entre les conifères, laissant apparaître ça et là quelques pointes de terre et de végétation. Pourtant, un peu plus loin dans les creux de la prairie abrités du soleil, le vent avait sculpté de larges congères qui semblaient ne jamais devoir disparaître. Comme la dernière fois, le calme mystérieux qui émanait de l’endroit étreignit le cœur de Keina et elle attendit avec hâte un signe de présence.

Ils vous invitent aussi à rencontrer Mun’di, dans les montagnes, à l’endroit même où vous avez trouvé votre grand-père.

Elle ignorait totalement à quoi s’attendre. Allait-elle revoir son ancêtre ?

Enfin, une vision émergea délicatement devant ses yeux. Les pourtours flottants d’une silhouette humaine se matérialisèrent peu à peu dans les ombres changeantes du sous-bois.

— Grand-père ? chuchota Keina, comme si elle refusait de briser la première le silence qui régnait.

Est-ce toi ? Tu es Keina, n’est-ce pas ? Oh, Keina, elle t’aimait tellement !

Tandis que les paroles télépathiques s’immiscèrent dans son esprit, les contours alternèrent entre l’image d’une vieillarde au visage ridé comme une pomme blette, et celle d’une belle jeune femme au port altier et aux cheveux d’or, peinant à se préciser. Enfin, le second choix l’emporta.

Beve, tu l’as rencontrée, n’est-ce pas ? Mirddin est venu… il m’a tout raconté.

« Qui êtes-vous ? Où se trouve mon grand-père ?

« Je suis Mun’di. Autrefois, l’on m’appelait aussi la Conteuse… Je suis la cause de tout. Ton grand-père a disparu, petite Nana, l’Avaleur de Mémoire l’a emporté, comme il a emporté la plupart des Mémorieux, un à un. Bientôt, je serai la dernière.

Un frisson violent parcourut l’épiderme de Keina, et elle fit un effort sur elle-même pour ne pas tressaillir.

« Alors je suis intervenue trop tard, émit-elle dans un sanglot.

— Tu n’y es pour rien. L’Avaleur est un mal qui dormait dans ces montagnes bien avant que nous nous y installions.

Mun’di s’était mise à parler normalement, et de ses lèvres malhabiles s’échappaient une voix aux accents graves et contenus.

— Le Solitaire m’a parlé de vous. Êtes-vous de son côté ?

— Le Solitaire n’est qu’un vieux mage buté qui croit maîtriser le cours de l’Histoire. Je ne suis d’aucun côté, Keina. Je veux juste racheter les ennuis que j’ai causés… et la revoir.

Un soupçon, à nouveau.

— Vous connaissez Beve.

L’elfe hocha la tête avec lenteur.

— Je l’ai rencontrée, oh ! il y a si longtemps que cela se perd dans les brumes de ma mémoire défaillante. Bien avant notre arrivée ici. Bien avant que la Pierre ne soit brisée. J’avais une fille qui porte ton nom, Keina. Plus tard, elle a été la deuxième Reine Blanche, puis elle a disparu, comme eux tous. Mais tout cela est si lointain, oh ! si lointain. Et je suis si fatiguée… (Elle s’installa sur une roche humide et reprit l’apparence d’une vieille dame vêtue d’oripeaux.) C’était un autre temps… un autre lieu. Beve est venue et m’a raconté son histoire. Nous, les elfes, sommes incapables d’imaginer, alors il m’était impossible de ne pas la croire. Elle m’a raconté comment vous vous êtes connues, comment tu es morte. Elle m’a parlé du sacrifice, de la Magie que tu lui avais léguée. Au fil des âges, cette histoire, que j’ai transmise autour de moi, s’est transformée en prophétie, et tu es devenue petit à petit « celle qui annonce ». Voilà, Keina, voilà comment tout cela a commencé.

Une réalité aux allures de prophétie…

La formule de Maedb prenait enfin tout son sens.

La silfine se précipita aux pieds de l’aïeule, à la fois brûlante du désir de connaître les détails de sa rencontre avec la Briseuse, et terrifiée à l’idée d’en apprendre trop sur son propre avenir. Cependant, Mun’di refusa de lui en révéler plus, incriminant à nouveau ses souvenirs vacillants. À la place, elle parla de son peuple, de leur arrivée au Royaume, des Reines qui s’étaient succédé, elfiques d’abord, puis silfiques et, enfin, à partir de l’an moins deux avant l’ère chrétienne, humaines. Elle relata les événements dans le désordre, passant sans préavis de sa vie de Mémorieuse dans un monde sauvage et mystérieux à la guerre civile qui avait ravagé le Royaume et dont elle se sentait en partie responsable.

Durant la matinée entière, Keina l’écouta, posa une kyrielle de questions, nota les réponses dans un coin de son esprit, s’efforça sans y parvenir de comprendre les points les plus obscurs, attribuant les nombreuses incohérences et sauts temporels à la confusion qui régnait dans l’esprit de l’elfine.

Elle revint la voir le lendemain, et toutes les fois que lui permettait son emploi du temps chargé – elle n’arrivait toujours pas à maîtriser la magie aussi bien que la Reine Noire l’eût souhaité, et travaillait d’arrache-pied pour contourner ses maladresses. Parfois, elles évoquèrent ensemble le souvenir de cette jeune fille qui les avait bouleversées toutes les deux, chacune à sa façon. Jamais elles ne revinrent sur le sacrifice de Keina, ni sur les objectifs du Solitaire.

Cette histoire-là, quelle que soit son issue, n’était pas encore écrite.

 

*

 

Keina inspira en profondeur, enivrée par le vent des collines qui charriait l’arôme capiteux des aspérules, de la gentiane et de la giroflée. Enfin, le printemps égayait les montagnes, qui déroulaient d’un sommet à l’autre leurs pâturages aux nuances bariolées ! Sous elle, Lady s’ébroua, impatiente de galoper le long de la Rivière du Milieu dont le cours enflait chaque jour, abreuvé par l’eau des glaciers.

La silfine pivota le buste : à quelques pas derrière elle, Luni lui souriait, sa dextre posée en travers de son front pour contrer le soleil. Elle lui adressa une question silencieuse, à quoi il répondit par un hochement de tête convaincu. Puis il lui adressa un court signe de main qu’elle lui retourna, hésitante. Au loin, les deux portes de la Trouée jaillissaient de la roche, augustes et lumineuses. Une semaine plus tard, lors du Grand Départ, elle les franchirait en grande pompe, sous les ordres de la Blanche, aux côtés de Luni, Pierre, Aëlle et Olga – mais avant ça, il lui restait une démarche à accomplir.

Elle déglutit, réajusta les pans de sa jupe en toile de Nîmes, boutonna le col de son corsage rayé et s’élança sur la route, propulsant derrière elle un nuage de poussière. Malgré la crainte stupide qui oppressait sa poitrine, elle ne ferait pas marche arrière.

Elle franchit la Trouée à toute allure et tressaillit en s’engageant sur la Traverse : son dernier souvenir de cet endroit lui donnait encore, cinq mois plus tard, de terribles cauchemars qui l’éveillaient en pleine nuit, suffocante, avant de retrouver la chaleur rassurante du silfe qui dormait à ses côtés. Son elfide ralentit, mais Keina, peu désireuse de s’attarder, l’enjoignit d’une impulsion à garder son rythme. Bien vite, elles traversèrent le Passage et débouchèrent dans une ruelle déserte. Le fumet d’huile de friture, de poisson et d’eau croupie qui chatouilla les narines de l’Anglaise d’adoption ne la trompa guère : la Tamise coulait non loin. Son cœur fit une embardée tandis qu’elle renvoyait Lady de l’autre côté du Passage. Et si elle se retrouvait à nouveau prisonnière loin du Royaume ? Stupide, lui hurla son esprit. Cette fois-ci, rien n’avait été laissé au hasard. Elle serra les doigts sur sa bourse garnie et s’engagea d’un pas décidé vers le bout de la ruelle pour y héler un fiacre.

 

Lorsqu’elle toqua au 32, Bedford place, son estomac ne formait plus qu’un vaste sac de nœuds et sa poitrine battait la chamade. Pour être certaine de ne pas reproduire ses erreurs, elle avait enquêté auprès des services de classification des mondes, mais le doute, malgré tout, la remplissait de terreur. Et si elle s’était trompée ?

La porte s’ouvrit en grinçant, révélant non un domestique, mais la maîtresse de maison elle-même, sa taille généreuse ceinte dans une élégante robe de jour ornée d’un plastron de soie bordeaux. La silfine n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’elle ferait ou dirait lorsqu’on lui ouvrirait. Elle avait vaguement espéré être introduite dans le salon par la servante de la maison – peut-être une autre Mary ? – et s’expliquer calmement devant une tasse de thé. Mais dès l’instant où elle vit, sur le seuil de la maison qu’elle connaissait si bien sans jamais y avoir posé un pied, Amy Richardson qui l’observait d’un œil perplexe, comme on observe une étrangère, l’émotion la submergea. Oubliant toute maîtrise de soi, elle se plongea toute entière dans le corsage de l’aimable bourgeoise, la voix entrecoupée de sanglots.

— Oh, Amy, comme vous m’avez manqué ! C’est moi, votre fille adoptive, Keina !

Une exclamation, suivie d’un soupir. Elle sentit les deux bras d’Amy Richardson se refermer autour d’elle et l’entendit crier vers le vestibule, l’émoi affleurant chacun de ses mots :

 — Gaétane, Edward ! Mes enfants, vous ne devinerez qui vient enfin nous rendre visite ! Keina, notre petite Keina, que nous avons attendue si longtemps !

Elle ne voulait pas se dégager de l’étreinte apaisante, pas encore. Après cela, il y aurait des présentations aux airs de retrouvailles, puis elle raconterait son histoire et présenterait les excuses du Royaume pour avoir manqué à ses engagements. Mais, pour l’heure, seuls comptaient ces bras solides, ce sein chaud, réconfortant, et ces jupons à l’odeur si familière de jasmin et de pomme. Là, les yeux fermés, elle oublia tout, Nephir, la Briseuse, le Solitaire, Luni, les silfes, son sacrifice. Elle oublia d’être une silfine et redevint ce que, au fond d’elle-même, elle avait toujours été : une petite orpheline, perdue dans une histoire trop vaste pour elle.

 

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vefree
Posté le 15/05/2012
Coucou, kicééééé !!!!
Voilà une très belle amorce d'épilogue. Je sens poindre, après l'investiture magique et spectaculaire de Keina, comme une sorte de nouvel Ordre que chacun va aborder différemment. Les Onze ne semblent pas accueillir la nouvelle comme étant de bonne augure, Luni, lui, est résolument le protecteur de sa Keina, quoi qu'il ait fait auparavant, Pierre semble revenu à des considérations moins tendancieuses. Ensuite, il y a pas mal d'éléments qui m'ont un peu échappés à cause du temps qui s'est passé entre les publications de chapitres.
Il ne reste qu'un chose à faire pour palier à ce manquement : publier !!!
Niark ! Quel plaisir ce serait de lire cette histoire sur du papier relier !
Bon, je ne sais pas si je vais réussir à lire la suite avant la grande IRL, mais ma lecture suivante ne saura tarder.
Biz Vef' 
Keina
Posté le 15/05/2012
Merci Vef' !
 Oui, les révélations de Keina vont avoir une influence sur le futur du Royaume. Déjà, les états d'esprit vis à vis d'elle vont changer... En réalité, les Onze comprennent surtout à quelle point Keina peut se révéler un atout pour eux, et qu'il est urgent de la mettre de leur côté. Luni pense effectivement surtout au bien être de Keina, et, ma foi, Pierre est un agent du Royaume qui fait son boulot. Il est épatée par ce qu'a fait Keina parce que lui-même connaît le pouvoir de Nephir...
 Concernant la publication, on verra... plus tard. ^^'
 Bises
Vous lisez