Chapitre 17

Sous son visage tuméfié qui déformait ses traits et le rendait méconnaissable, Tizian ne pouvait cacher sa peine. Il avait tout perdu dans la chute, même son épée. Sans armes et sans cheval il se sentait vaincu. Tandis que Zeman l’aidait à se relever après les soins, il vit soudain passer dans le torrent de boue son épée qui avait dû être retenue un peu plus haut par quelques branches ou arbustes, tout comme lui. Il se pencha au dessus du flot, attrapa l’arme par la poignée et l’arracha de la glaise.

 

Bien qu’elle fut abîmée et émoussée, Tizian vit là un signe prometteur. Il ne devait pas se décourager malgré l’adversité et il fallait relever la tête, leur objectif était toujours là et même sans Borée, il devait continuer. Il rengaina son épée couverte de terre collante et se tourna vers Rose, elle arrivait en tenant les rênes de Palastin qu’elle lui tendit.

 

  • Nous pouvons tous les deux monter Palastin, je suis légère, il ne se rendra compte de rien, lui dit Rose d’un ton encourageant.
  • Merci Rose, répondit Tizian en attrapant les rênes, la gorge nouée, aucun cheval ne remplacera jamais Borée, mais Palastin est un bon destrier. Il nous faut repartir maintenant, nous avons perdu beaucoup de temps.

                       

Ils grimpèrent sur le dos du cheval, Zilia et Zeman étaient déjà à califourchon sur Breva et sur Aquilon et les attendaient. Ils repartirent. Tizian jeta un dernier coup d’oeil à la rivière qui avait emporté Borée et éperonna Palastin. Poil Noir les suivait la tête basse.

 

Tandis qu’ils avançaient avec précaution le long de la gorge, Tizian se sentait coupable d’avoir entraîné Rose dans un voyage aussi dangereux. Même si leur mission était importante, il ne savait plus si cela justifiait de faire courir autant de risques à ses compagnons. La première victime avait été Borée, mais la suite de l’aventure serait probablement de plus en plus périlleuse, à mesure qu’ils approcheraient de Jahangir ils devraient affronter de plus grandes menaces. De quel droit avait-il amené Rose à cet endroit, sa mission à elle était bien différente, elle voulait répandre la paix en plantant des graines. C’était beaucoup moins dangereux.

 

  • Je sais ce que tu penses, dit Rose alors qu’ils descendaient le long de la gorge. Tu t’en veux du danger que tu nous fais courir à tous.
  • Comment le sais-tu, demanda Tizian, stupéfait d’être aussi transparent.
  • Tizian, tu ne dois pas culpabiliser, nous avons tous consenti à te suivre, nous n’abandonnerons pas, répondit Rose. Nous savons que cette aventure est dangereuse, nous ne reviendrons sûrement pas tous, certains d’entre nous n’en verront pas la fin. Nous avons accepté les risques, tu n’es pas responsable de ce qui vient de se produire. Je sais que tu es très malheureux.
  • Je ne pourrai jamais me pardonner la perte de Borée, reprit Tizian, ce cheval était plus qu’un cheval, c’était mon ami depuis des années. J’ai parcouru tant de routes et de chemins avec lui, nous ne faisions qu’un, cette bête me comprenait mieux qu’un homme. Il a dû souffrir atrocement avant de mourir, et maintenant il est enterré sous des monceaux de boue, je ne peux pas supporter une fin si sordide pour une telle bête. Il était noble, il était beau, il était intelligent, il ne méritait pas de disparaître si sauvagement. 
  • Sois raisonnable,Tizian, je comprends ta peine, mais tu sais aussi que nous ne pourrons pas aller jusqu’au bout avec nos chevaux et que nous devrons nous séparer d’eux avant d’arriver devant Jahangir.
  • Il n’est pas question de laisser les chevaux, nous trouverons une solution, dit Tizian qui n’aurait jamais admis d’abandonner un animal.

 

Rose se tut devant tant de véhémence et ils continuèrent à avancer en silence, chacun emmuré dans ses pensées et dans l’impossibilité de les partager avec ses compagnons.

 

Pour calmer son ressentiment et faire diminuer le rythme de son coeur qui battait à tout rompre, Tizian appuya sa main sur sa poitrine et sentit soudain sous son pourpoint de cuir que le coquillage de Lamar avait été brisé pendant sa chute. Ce fut comme si une lame aiguisée le traversait, il avait perdu le moyen de communiquer avec le roi des mers. Il se raidit et rassembla ses forces en lui pour ne pas exploser de colère. Il résolut de ne pas avouer tout de suite à ses compagnons qu’ils ne pourraient plus désormais compter sur l’aide du puissant Lamar. 

 

Au fur et à mesure qu’ils avançaient vers l’aval, la gorge s’évasa et la côte descendit en pente plus douce. Ils finirent par se retrouver au bord de la rivière, devenue assez large, et qui commençait à évacuer la boue. Aussi brusquement qu’elle était venue, l’averse cessa, les nuages se déchirèrent et en quelques minutes le ciel redevint bleu. Le soleil réchauffa les cavaliers transis et de la vapeur d’eau commença à se former tout autour d’eux. L’humidité était presque palpable, et bientôt il fit chaud. Le silence fut rompu et les oiseaux recommencèrent à chanter, la forêt à bruire.

 

Après une marche pesante le long de la rive, dont le sol sablonneux s’asséchait lentement, ils arrivèrent à un village. Les habitations se composaient de cases et de huttes de terre, de bois et de paille, la plupart d’entre elles étaient en ruines. Les habitants ne semblaient pas hostiles, il n’y avait plus guère d’hommes, seulement des vieillards impotents, des femmes et des enfants en bas âge. Ils vivaient de chasse et de pêche et cultivaient des fruits et des céréales. Ayant compris que Tizian et ses compagnons ne leur feraient pas de mal, Ils leur offrirent à manger des galettes. Tizian parvenait à échanger avec eux en langue universelle, il apprit que les hommes valides avaient été enrôlés de force dans l’armée de Jahangir, laissant derrière eux leurs familles qui vivotaient comme elles pouvaient.

 

Quand les villageois réalisèrent que Tizian et ses amis partaient combattre Jahangir et permettraient peut-être à leurs fils et maris de revenir chez eux, ils considérèrent leur arrivée comme un miracle céleste et proposèrent de réparer leurs armes car ils disposaient d’une petite forge. Leur vénération grandit encore quand Zeman guérit leur chef très âgé et malade. Pour le remercier, le sorcier de la tribu, un vieil homme courbé en deux et perclus de rhumatismes, lui enseigna quelques plantes tropicales et leurs propriétés. C’était une grande avancée pour les connaissances de Zeman qui bénéficia de l’expérience des anciens transmise au fil des siècles.

 

Le soir venu, les villageois invitèrent les compagnons à dormir dans l’une des dernières cabanes qui tenait debout. Tizian organisa un tour de garde et fit bien car le village fut attaqué pendant la nuit par une bande de brigands. Tizian et Zilia défendirent les huttes misérables et leurs hôtes et chassèrent les assaillants avec habileté. Les habitants étaient si démunis que le pillage aurait été vain, mais les bandits n’auraient pas hésité à tuer quelques pauvres hères pour les dépouiller tout à fait. Même si les familles avaient déjà été suffisamment meurtries, Tizian et Zilia savaient que les brigands reviendraient quand ils seraient partis et que le village ne s’en remettrait probablement pas. Ils aidèrent les habitants à enterrer les cadavres et récupérèrent une hache qui semblait en bon état. Avant qu’ils fassent leurs adieux, le chef du village qui avait recouvré la santé leur indiqua la présence d’un palais de pierre construit à quelques journées de marche, de l’autre côté de la rivière, où ils trouveraient peut-être de l’information pour leur voyage. Persuadés qu’ils prenaient la bonne direction, ils quittèrent le campement rustique et s’éloignèrent en suivant la berge, à la recherche d’un gué.

 

Ils atteignirent la lisière de la forêt. La rivière s’élargit encore et forma un lac où ils aperçurent des crocodiles et des hippopotames qui se baignaient. Sur les bords, dans les roseaux, ils virent des flamants roses et d’autres échassiers, parfois un mouvement ou un bruit impromptu provoquait l’envol d’une nuée d’oiseaux qui fuyait le danger par réflexe. Ils discernèrent des lionnes qui venaient boire et entendirent des barrissements d’éléphants dans le lointain. Poil Noir ne s’éloignait pas d’eux tant il était troublé par tous ces bruits étranges.

 

Tizian se retrouvait au milieu d’animaux qu’il connaissait bien, il y en avait de semblables dans les parcs et forêts autour de son château. Il vit passer un groupe de girafes gracieuses qui couraient et balançaient leurs longs cous. Dans ce décor qui lui paraissait familier, Tizian retrouvait un peu de confiance en lui après la longue période de doute. Certes il n’oublierait pas Borée, mais il devait se tourner vers l’avenir, rien ne ferait revenir son cheval. Rose admirait le paysage si exotique, mais au fond d’elle même elle se languissait des forêts profondes et humides du pays de Phaïssans. Elle ferma les yeux et imagina les grands arbres familiers, la mousse verte, les fougères et l’odeur des champignons pendant un instant avant de revenir à la réalité.

 

Tizian était désormais inquiet car ils avançaient à découvert, ils n’étaient plus à l’abri sous la canopée. Plus loin devant eux, le lac s’étrécissait et la rivière reprenait son cours, ils longèrent le rivage jusqu’à l’embouchure encombrée de rochers. Au delà, le fleuve était émaillé de rapides. Pour passer sur l’autre rive, ils décidèrent de fabriquer un gué sommaire du côté du lac où les eaux étaient plus calmes. Ils mirent plusieurs heures pour faire un pont solide, en amarrant avec des lianes des troncs d’arbres charriés par la boue et échoués sur les berges. Le soleil, les moustiques, le courant violent de la rivière et les animaux sauvages qui rodaient à proximité créaient autour d’eux une atmosphère angoissante, pétrie de dangers. Ils étaient trempés par les éclaboussures, leurs mains et leurs bras étaient couverts de cicatrices que Zeman soignait de temps à autre avec de l’onguent à la pimpiostrelle. Le chien s’était étendu à terre, la tête entre les pattes et attendait la suite des événements avec fatalisme. De temps à autre il poussait un gros soupir et levait ses bons yeux vers Rose, comme pour la supplier de s’éloigner de ce lieu maudit.

 

Quand ils jugèrent que le gué pourrait supporter le passage des montures, ils s'apprêtèrent à le traverser à pied, lentement tour à tour, en guidant les chevaux par les rênes. Mais soudain à leur grande stupeur, avant qu’ils aient pu mettre un pied sur le pont de fortune, le paysage autour d’eux se révulsa, l’air se mit à vibrer si fort que tout devint trouble et ils ne pouvaient plus rien distinguer, ni lac, ni rivière, ni animaux sauvages, ni forêt tropicale. Puis au bout de quelques instants, ce phénomène inattendu s’estompa, l’environnement se stabilisa et apparut dans toute sa netteté. Ils se retrouvaient dans un tout autre endroit, du moins en apparence : il n’y avait plus aucune trace du lieu où ils étaient précédemment, les alentours ressemblaient à une forêt du nord avec de hauts arbres et des sapins, des fougères et des champignons, comme celle dont rêvait Rose quelques heures auparavant. A leurs pieds un petit ruisseau calme serpentait, qu’ils pouvaient traverser sans difficulté. Poil Noir se mit à bondir et à aboyer de joie autour d’eux.

 

  • Doucement Poil Noir, dit Rose en s’agenouillant et en l’attrapant avec ses bras
  • Mais que s’est-il passé ? demanda Zilia
  • Eh bien soit nous avons été transportés ailleurs, mais nous ne savons pas où, soit le décor a changé comme dans une pièce de théâtre, mais par enchantement, répondit Zeman qui commençait à mesurer la dimension magique du pays où ils se trouvaient.
  • Que veux-tu dire Zeman ? interrogea Tizian, inquiet de cette transformation qu’il attribuait à Jahangir.
  • Jahangir nous attend, il vient de nous montrer à nouveau son pouvoir et il nous avertit qu’il sait parfaitement où nous sommes et qu’il peut nous manipuler selon sa fantaisie, affirma Zeman.
  • En es-tu si sûr ? interrogea Rose, comment peux-tu le savoir ?
  • C’est une intuition, répondit Zeman avec conviction, ou c’est peut être mon pouvoir divinatoire.
  • Nous devons absolument trouver un moyen de nous approcher de lui sans qu’il s’en aperçoive, reprit Tizian, toujours désireux d’aller de l’avant.
  • Mais comment ? rétorqua Zeman, il nous suit depuis que nous avons posé le pied dans son pays. Ne crois-tu pas que la séparation de notre groupe en deux et ce qui est arrivé à Borée étaient des manifestations de son hostilité ? 
  • Tu n’as peut-être pas tort, dit Tizian en hochant la tête, cependant Rose a raison, nous n’en sommes pas certains, il pourrait simplement s’amuser à faire des expériences sans lien avec nous.
  • Mais tu es naïf Tizian, Jahangir est le magicien le plus puissant du monde et en plus tu es sur son territoire, fit Zeman avec impatience, il joue avec nous.
  • Pourquoi ne nous a-t-il pas tués comme Borée, reprit Tizian, il pourrait se débarrasser de nous d’une pichenette.
  • Il doit s’amuser de nous voir empêtrés dans les difficultés, et quand nous aurons cessé de le divertir, il nous éliminera purement et simplement, répondit Zeman, c’est absolument sans espoir.
  • Réfléchissons, dit Rose tandis que Zilia silencieuse observait le paysage tout autour d’elle, tournait la tête, levait les yeux, humait les fragrances et s’imprégnait des moindres bruits, couleurs, odeurs et courants d’air. Elle essayait de s’inspirer de ce qui l’entourait pour mieux comprendre et sentir.
  • Sommes-nous dans une illusion ? se demandait Zeman qui cherchait lui aussi à percevoir et à déchiffrer le message qu’il pensait avoir reçu de Jahangir.

                       

Ils étaient tous dans l’expectative et en cet instant un peu suspendu, aucun d’entre eux ne savait plus ce qu’ils devaient faire : partir, rester, où aller, quelle direction prendre ? Zeman tournait sur lui-même et cherchait une réponse qui ne venait pas. Rose remuait dans sa main cachée au fond de sa poche sa petite boussole qui indiquait le nord, mais elle n’osait pas la sortir et la regarder de peur d’influencer le sortilège. Elle avait une furieuse envie de planter une petite graine de l’arbre de la paix, sans être convaincue que c’était une bonne idée.

 

Tandis qu’ils s’interrogeaient sans être capables de décider leur prochain mouvement, la forêt autour d’eux se mit à nouveau à vibrer et la vision des contours devint floue, comme si tout se noyait dans un nuage de brouillard. Puis après quelques instants de panique absolue dans cette atmosphère cotonneuse qui leur faisait perdre tous leurs repères, la brume se dissipa, le ciel apparut à nouveau au dessus de leurs têtes et ils se retrouvèrent cette fois sur un chemin escarpé, au milieu d’une gorge pierreuse. Ils étaient au bord d’un abîme qui plongeait vertigineusement vers le fond de la combe, où coulait peut-être un ruisseau, invisible à cette distance. Le sentier était étroit et abrupt et le moindre faux pas précipiterait la victime dans le vide vers une mort certaine. Quelques arbres chétifs et des buissons secs s’accrochaient aux parois rocheuses, et de petites fleurs jaunes poussaient entre les pierres. Il faisait très chaud et il n’y avait pas d’ombre, la chaleur se réverbérait sur la surface accidentée et augmentait la sensation d’étouffement. Lentement ils se tournèrent vers la partie de la pente qui leur semblait descendre vers la supposée rivière, c’était peut-être la bonne direction pour sortir de la gorge et faire boire les chevaux. 

 

  • Jahangir se joue de nous, répéta Tizian en serrant les dents. Il nous fait perdre beaucoup de temps et maintenant nous ne savons plus où nous sommes. Je me demande ce qu’il est advenu de Girolam et des autres.

 

Nul ne lui répondit. La longue marche commença.

 

Au bout d’un moment qui dura des heures, ils arrivèrent devant un mur de rochers, il n’y a avait plus de sentier et ils ne pouvaient pas poursuivre. Ils durent faire demi-tour et reprendre le chemin d’où ils venaient. Le découragement se faisait sentir, ils se trouvaient peut-être dans un cul de sac et ne pourraient jamais en sortir. De temps à autre, une chèvre surgissait devant eux et sautait de rochers en rochers en bêlant comme si elle se moquait d’eux, dérangeant dans sa course des cailloux qui roulaient sur la pente derrière elle. Ils la voyait disparaître dans les hauteurs ou dans les profondeurs, enviant son agilité. Poil Noir aboyait après elle, retrouvant naturellement son instinct de chien de berger. Des rapaces planaient au dessus de leurs têtes en lançant parfois des cris stridents. Eostrix restait sagement sur l’épaule de Zilia qui ne parlait pas. Zeman enrageait lui aussi mais il réussissait parfois à cueillir une ou deux plantes rares et se consolait en réfléchissant aux potions qu’il pourrait préparer une fois qu’ils seraient revenus sur un terrain plus hospitalier, si toutefois cette éventualité se produisait.

 

Après quelques heures de marche, ils repassèrent à l’endroit d’où ils étaient partis et poursuivirent leur quête de la sortie du ravin. Le sentier montait lentement vers un sommet qui semblait si lointain et si haut qu’ils pensaient ne jamais pouvoir l’atteindre. Plus ils avançaient, plus les pics devant eux se dévoilaient, révélant un décor de montagnes inextricables qui se déroulait à l’infini. Ils finirent par apercevoir une anfractuosité dans laquelle ils se réfugièrent, épuisés, pour se reposer. Il était temps car la nuit tomba d’un seul coup et il aurait été trop dangereux de continuer à avancer dans l’obscurité. Ils s‘appuyèrent à même le rocher, la cavité était trop petite pour qu’ils puissent s’étendre, et ils laissèrent le plus de place possible pour les chevaux qui dormiraient debout. Ils mâchonnèrent de vieux biscuits rassis et arrachèrent des buissons épineux qu’ils donnèrent aux bêtes.

 

Tandis qu’ils essayaient de s’assoupir, la gorge interminable au fond de laquelle ils se trouvaient résonnait de cris d’animaux nocturnes qui se déplaçaient autour d’eux. Un hibou s’approcha tout près et se mit à ululer, les faisant sursauter. Eostrix lui répondit d’un ton peu aimable et le hibou vexé s’enfuit d’un battement d’aile. Poil Noir grogna et se rendormit, épuisé par la longue course.

 

Zilia exerçait son oreille et perçut un écoulement d’eau tout près d’eux.

 

  • Il y a une source à côté d’ici, dit-elle, je vais essayer d’aller chercher de l’eau.
  • Trop dangereux, murmura Tizian à moitié ensommeillé. Il fait complètement nuit.
  • Tu oublies que je n’ai aucun problème à me déplacer dans le noir, répliqua Zilia en se relevant et déposant Eostrix sur l’épaule de Tizian.

 

Elle se mit à ramper sur les rochers en direction de la source et avançait lentement en sécurisant ses prises. A sa grande surprise, elle se trouva soudain nez à nez avec un léopard qui approchait lui aussi du point d’eau. L’animal se mit à feuler et Zilia eut si peur qu’elle faillit lâcher le rocher et glisser vers le ravin. Elle rassembla ses bras et ses jambes et se recroquevilla sur elle-même, claquant des dents et saisissant dans sa main un couteau qui ne la quittait jamais. Elle entendit soudain un bruit étrange au dessus d’elle et mit du temps à réaliser qu’il s’agissait d’un ronronnement. Levant les yeux, elle entrevit les yeux du léopard qui la regardait et qui allongea son museau vers sa main, cherchant une caresse. Lentement Zilia approcha le bout de ses doigts de la tête du gros chat puissant et se mis à effleurer la fourrure entre les deux oreilles. Le léopard bougeait la tête de plaisir et ronronnait plus fort, puis il vint s’allonger contre elle sur le rocher.

 

Ne voyant pas revenir Zilia, mortellement inquiet, Tizian se leva à son tour et appela doucement sa soeur. Zilia lui répondit dans un souffle qu’elle dormait avec un léopard, un vrai, et Tizian, pensant qu’elle plaisantait et qu’elle avait trouvé un endroit plus agréable que la cavité pour dormir, vint se rassoir rassuré. Zilia, épuisée par la fatigue et l’émotion finit par s’assoupir, étendue près du fauve qui la protégeait de son regard sauvage, les narines frémissantes.

 

Au point du jour, tous se réveillèrent et Tizian put constater avec horreur que sa soeur ne lui avait pas menti. Il la vit allongée sur un rocher plat quelques mètres plus bas, collée contre la fourrure tachetée d’un léopard. Il crut d’abord que le félin avait tué sa soeur et qu’il se repaissait de sa chair, mais il constata avec stupeur que le fauve et la jeune femme dormaient en parfaite harmonie. L’animal ouvrit un oeil et le regarda, puis se mit paresseusement à bâiller et à se contorsionner, interrompant les rêves de Zilia qui se redressa à son tour et s’étira comme si elle sortait d’un profond sommeil réparateur.

 

La nuit avait été fraîche et la température était agréable à cette heure du jour. Zilia se leva et caressant la tête du léopard, agrippa deux arêtes de rocher et se hissa vers l’endroit où se trouvait la source. Elle remplit sa gourde, but à pleines mains l’eau fraîche et s’aspergea le visage. Le léopard bondit sur deux ou trois rochers et vint s’abreuver à son tour. Son museau ruisselait de gouttes d’eau brillantes.

 

Zilia remonta enfin vers la cavité où se trouvaient ses compagnons, suivie par le fauve qui ne semblait plus vouloir la quitter. Eostrix vint se poser sur son épaule, déclenchant la curiosité et une certaine jalousie du léopard. Rose riait de cette scène si incroyable, elle se mit à boire avec empressement l’eau fraîche que lui apporta Zilia, puis elle versa du liquide dans la gueule de Poil Noir qui la regardait avec des yeux suppliants. Tizian et Zeman se désaltérèrent à leur tour, et Zilia retourna chercher de l’eau pour les chevaux et pour la route.

 

Le léopard humait les voyageurs et bien qu’il fut imposant et très musclé, il n’était pas agressif. Il les regardait tour à tour de ses yeux félins étrécis et ne semblait pas vouloir attaquer. Les chevaux n’étaient pas rassurés et râclaient leurs sabots sur le sol. Soudain le léopard se laissa tomber à terre et roula sur le sentier, les pattes en l’air, en signe de paix et de sérénité. Rose vint lui caresser le ventre et l’animal se mit à ronronner. Tizian ronchonnait un peu dans son coin.

 

  • Que fait ce fauve avec nous ? ce n’est pas normal qu’un animal sauvage viennent près des hommes et se soumette. C’est encore un enchantement de Jahangir.

 

A ce mot, le léopard se mit à rugir et se redressa brusquement, puis d’un bond souple grimpa sur les rochers au dessus de leurs têtes et s’enfuit dans la montagne.

 

  • Curieusement il a détalé à l’évocation de Jahangir, constata Zeman en regardant s’éloigner le fauve dont la fourrure tachetée apparaissait encore de temps à autre entre les pierres.
  • Quelle étrange rencontre, disait Zilia qui racontait son aventure nocturne. Se retrouver en tête à tête avec un léopard !
  • J’en ai plusieurs dans mon château à Phaïssans, répliqua Tizian qui ne voulait pas se laisser impressionner. Si nous repartions avant qu’il ne fasse trop chaud ?

 

L’épisode du léopard et de la source avait apporté de la diversion à leurs désarroi et ils se sentaient ragaillardis, prêts à reprendre la route, leur moral était revenu. Bientôt le groupe s’ébranla sur le chemin, Rose resta quelques instants en arrière pour planter dans la terre sèche entre deux pierres plates une petite graine de l’arbre de paix, sous l’oeil attentif de Poil Noir.

 

Ils avancèrent lentement sur la sente qui montait encore au dessus du ravin. Après quelque temps, Rose se retourna et vit avec stupéfaction que l’arbre avait déjà poussé et que de multiples rejets surgissaient de partout, commençant à former une forêt touffue derrière eux.

 

  • Regardez, dit-elle à ses compagnons. L’arbre de paix étend ses rameaux sur le pays de Jahangir, c’est étonnant !
  • La magie agit aussi pour nous, dit Zeman sous le coup de la surprise. Enfin nous ne sommes plus seulement des victimes grâce à toi, Rose !
  • J’espère que nos amis ont eu plus de chance que nous, reprit Rose d’une voix songeuse, car elle pensait à Olidon qui l’avait accompagnée depuis si longtemps.

 

Ils s’arrêtèrent quelques instants pour admirer la pente qui se couvrait petit à petit d’un épais manteau vert. Soudain un grand craquement se produisit,  un monceau de pierres fut projeté en l’air là où se trouvait la source où ils avaient bu, puis une cascade abondante jaillit du creux des rochers et se mit à tomber vers le précipice en dessous. Le paysage en un temps record s’était métamorphosé.

 

  • Décidément, le monde autour de nous change à grande vitesse, nous ne sommes plus sûrs de rien, dit Zilia.
  • Oui mais cette fois c’est nous qui sommes les maîtres de la transformation, répondit Tizian avec satisfaction.

 

Il regardait Rose avec passion, sentant confusément que tout ce qui serait bon pour leur mission désormais viendrait de cette frêle jeune fille. Il comprenait désormais l’importance de son rôle à elle dans leur groupe, et combien il avait été inspiré d’aller la chercher sur l’autre continent. Toutes ces pensées se bousculaient dans sa tête, et même si leur situation n’avait pas fondamentalement changé depuis la veille, il avait retrouvé l’espoir et la conviction qu’ils allaient réussir.

 

En peu de temps ils atteignirent le sommet de la pente et se retrouvèrent sur un vaste plateau sec couvert de petits buissons et de plantes aromatiques. Il n’y avait plus de danger de tomber dans le ravin et la sensation de l’espace autour d’eux était bénéfique. Soudain ils virent surgir à leurs côté, venant de nulle part, le léopard dont la gueule esquissait comme un sourire. Le fauve se mit à les suivre, comme l’avait fait Amédée.

 

  • Il veut venir avec nous, nous l’appelerons Sklepios, dit Zilia, c’est un beau nom pour un léopard.

 

L’animal rugit comme s’il avait entendu et approuvait, il se mit à bondir autour d’eux et la compagnie hétéroclite se mit à traverser la vaste zone et remonta vers le nord est, en se dirigeant grâce à la boussole de Rose.

 

 

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