Chapitre 16 - Une parenthèse

Par Keina

Dès la fin de la Grande Réunion, le Château se vida d’un bon tiers de ses résidents. Keina les observa s’en aller les uns après les autres, l’esprit bouillonnant de ces mille et mille aventures qu’ils s’apprêtaient à vivre. Elle avait cessé de penser, pour un temps, à ce que l’on racontait d’elle au Royaume. Les Silfes partis, elle n’était plus qu’une résidente parmi d’autres. Et elle ne s’en portait pas plus mal.

Après le Départ, les salles et les couloirs du Château, si vastes auparavant, lui semblèrent plus étroits. Un jour qu’elle était invitée à prendre le thé chez Maria, Keina la questionna sur ce phénomène. Celle-ci lui répondit qu’il s’agissait de l’une des étranges propriétés du Royaume Caché. L’architecture du Château, gorgée d’énergie magique, s’adaptait à la population en place. Cela permettait, lors de grands événements tels que les couronnements, d’accueillir le flux de contacts extérieurs sans éprouver de pénurie d’espace. Keina songea en frissonnant que le Royaume n’en paraissait que plus vivant.

Elle s’ôta prestement cette idée de l’esprit et posa une autre question à Maria. Lynn l'écouta d`une oreille, l’attention focalisée sur les mésanges charbonnières qui se disputaient quelques graines sur le rebord de la fenêtre.

L’appartement de Maria s’encombrait de porcelaines dont les poses figées procuraient à Keina l’impression déplaisante de siéger au cœur d’une chapelle mortuaire. À l’apogée d’une commode, une rangée de poupées fixaient leurs pupilles de verre sur la silfine. Elle gigota, mal à l’aise dans son costume de lin aux couleurs automnales.

Son hôte, concentrée sur un canevas qu’elle rehaussait de touches vives, parlait d’une voix douce, un peu masculine, qui contrastait avec les excès baroques de son intérieur. À ses côtés, une chatte aux longs poils blancs s’était roulée en boule sur un coussin brodé.

— Ce sont des légendes, rien de plus. L’on raconte qu’à la découverte d’Ivoire et Ébène, les deux premières Reines Elfes, une louve blanche veillait sur elles. Le plus singulier ? Il s’agissait du seul animal vivant sur ces terres alors occupées uniquement par les Elfes et les Créatures Magiques. L’emblème de la Reine Noire, la panthère, est apparu bien plus tard, sans aucun doute pour rétablir l’équilibre.

— Il n’existe donc aucun document capable d’avérer ces faits ?

Le regard de Maria s’illumina d’un sourire.

— Voyons, nous parlons d’une époque qui se perd dans la nuit des temps ! Et puis, les Elfes n’ont découvert l’écriture qu’au contact des hommes. Cependant, c’est étrange…

Elle s’interrompit, soudain rêveuse. Accoudée dans l’angle du sofa, Keina avança le cou pour écouter. Après quelques réticences dues à une jalousie mal placée, elle s’était finalement prise d’amitié pour Maria. L’amie de Lynn, plutôt timide et effacée en société, s’était révélée un puits de science dans l’intimité de son salon. Les légendes du Royaume n’avaient plus de secrets pour elle, et sa voix paisible les contait avec une faconde qui n’avait rien à envier au grand Dickens lui-même.

— C’est étrange, parce que les Elfes sont tout bonnement incapables d’inventer des histoires.

— Comment cela ?

Une inspiration, un sourire mutin qui creusa deux fossettes au bord des lèvres de Maria. Lynn tourna la tête, soudain intéressée.

— Les Elfes ne savent pas mentir, ni imaginer des histoires. Ce sont des esprits pragmatiques. Curieux, n’est-ce pas ?

La révélation frappa la silfine. En un instant, des paroles lointaines lui revinrent à l’esprit.

Plaisanter ? – Nous en avons entendu parler. – C’est un acte d’imagination, n’est-ce pas ? – Seuls les Hommes en sont capables. – Les Hommes et les Silfes. – Bien sûr, bien sûr ! Mais nous sommes des Mémorieux.

— On m’a parlé des Mémorieux, une fois. Qui sont-ils ? demanda-t-elle soudain.

— Qui donc t’a raconté cela ? C’est un nom que les Elfes se donnaient entre eux, autrefois. Les Êtres Magiques étaient désignés sous le terme d’Imaginaires. Ces dénominations ne sont plus guère usitées. Les Elfes ne fréquentent plus notre société, et les Créatures se sont détournées de nous. C’est aux Hommes et aux Silfes que revient aujourd’hui la tâche d’administrer le Royaume. À Dieu ne plaise qu’on en garantisse la paix aussi longtemps qu’il le faudra !

Une remarque brûla la langue de Keina (de la même façon que vous l’avez garantie il y a vingt ans de cela ?), mais elle se contint, peu désireuse de s’attirer les foudres de ses seules amies du moment.

Parfois, la tournure d’esprit de ses semblables lui donnait des accès de rage qu’elle se trouvait bien en peine de réprimer. Mais elle possédait le même sang, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi n’arrivait-elle pas à les comprendre ?

 

L’automne s’écoula doucement, et les énigmes demeuraient. Tandis que le vent déshabillait une à une les forêts, Keina se laissa vivre ; les doutes, la peur et le chagrin relégués tous ensemble dans un coin de son esprit. Ce jour-là, ses errances l’avaient menée jusqu’à la galerie de tableaux.

Le portrait d’Akrista la fascinait autant qu’il l’effrayait. Un désespoir diffus s’exhalait de la toile, quelque chose dans la courbe de ses yeux, dans l’inclinaison du menton, dans le maintien de son buste. Quelque chose qui soufflait à l’oreille du spectateur : « Je sais ce qui m’attend ». Le cœur de Keina s’en trouvait bouleversé plus qu’elle ne l’aurait voulu.

Fixée à jamais sur la toile par l’œil du peintre, sa mère lui semblait si froide, si lointaine, que la silfine ne put se retenir d’effleurer le grain rigide du canevas afin d’essayer de capter un souffle de vie. Toujours en vain, hélas. Dans un mouvement nerveux, elle replia l’extrémité de ses doigts et recula d’un pas, les yeux rivés sur chaque détail du portrait.

Une ombre sur sa droite détourna soudain son attention. Elle se retourna, contrariée de se laisser surprendre dans un lieu incongru. Une silhouette trapue qu’il lui sembla reconnaître s’effaça dans l’ombre du couloir. Une exclamation étouffée s’échappa de ses lèvres. L’Alf au visage lunaire ! Sans réfléchir, elle s’élança à sa poursuite.

Son esprit bouillonnait tandis qu’elle laissait ses jambes la porter. Que faisait son voleur de journal dans les parages ? L’épiait-il ? Était-ce lui, l’espion à la solde de Nephir ? Ses paroles sibyllines lui revinrent en mémoire et se métamorphosèrent en un douloureux pincement au creux de son estomac. Elle redoubla d’ardeur dans sa course. Elle voulait obtenir les réponses à ses questions.

Un long couloir, un angle droit, quelques salles et corridors traversés en hâte, une volée de marches dévalée quatre à quatre, puis la silhouette se fondit dans l’ombre. Keina s’agrippa à une colonne, haletante, et passa le seuil d’une arcade avant de s’arrêter à nouveau.

De l’autre côté, une cour carrée, encadrée d’un péristyle dont les torsades dansaient sous la lueur des torches, s’ouvrait sur trois allées qui s’évaporaient dans les ténèbres. La silfine effectua quelques pas incertains, secoua ses mèches brunes et s’engagea dans l’allée centrale. Quelques mètres plus loin, le couloir se muait en un escalier à hélice dont les degrés au marbre poli par les siècles s’enfonçaient dans les entrailles du Royaume.

Keina fit une halte et retint son souffle, à l’écoute. Dans le silence de cathédrale qui l’environnait, elle entendit, venant du bas, un grincement léger. Son esprit l’interpréta aussitôt : le son d’une porte qui se referme sur ses gonds. Elle se mordit une lèvre, hésitante, et prit une inspiration.

Plus décidée que jamais, elle posa le pied sur la première marche et entama la descente, une main soulevant le bas de ses jupes et l’autre posée contre la paroi afin de guider son chemin. Ses bottines dérapaient sur le marbre usé. L’escalier se mua en une gueule noire qui n’aspirait qu’à l’avaler. Elle déglutit, les membres soudain paralysés par l’angoisse.

Yeux fermés, cœur battant, elle s’efforça d’oublier cette peur irrationnelle qui lui gâchait l’existence et intima à son corps l’ordre d’avancer. Petit à petit, elle reprit son allure.

Enfin, les marches s’évasèrent en un large palier au fond duquel se découpait une porte close. La silfine s’arrêta, esprit confus et souffle court. Elle s’aperçut qu’elle tremblait. De longues coulées de transpiration glacées s’infiltraient entre ses omoplates et son corset lui comprimait cruellement les flancs. Des pointes de douleur fusaient le long de ses chevilles. Tout ça pour quoi ?

La Créature avait très certainement disparu, et elle n’était même plus certaine de l’avoir effectivement reconnue. S’ajoutait à cela l’atroce révélation qui la frappait à présent : elle était perdue.

Elle sentit un rire dément se former dans sa poitrine et le laissa s’échapper, métamorphosé par ses cordes vocales en de brefs gloussements désordonnés. Le son de sa voix s’éleva dans l’étroit conduit de l’escalier. Un grincement sinistre lui répondit, la faisant sursauter. Son rire s’étrangla dans sa gorge. La porte venait de s’ouvrir. Sans réfléchir davantage, Keina la traversa d’un pas convaincu. Quoiqu’il y ait de l’autre côté, elle était décidée à l’affronter.

 

Une forte odeur de moisissure lui étreignit aussitôt la trachée et elle porta une main à la base de ses narines. Ses yeux, habitués à l’obscurité, discernèrent bien vite les contours vastes de la cavité dans laquelle elle venait de s’introduire.

La forme rappelait celle d’un théâtre creusé dans la roche. De tous côtés, des fines rigoles d’eau mêlée de magie luisaient sur les parois et sculptaient d’amples stalactites dans la voûte. Au fond du théâtre, une plate-forme naturelle figurait une estrade scénique digne des plus luxueux opéras de Vienne.

Keina dévala une rampe et marcha jusqu’au centre de la caverne, pivotant sur elle-même pour en apprécier les dimensions. L’air froid et humide, mâtiné de particules magiques, électrisait son épiderme en une multitude de picotements importuns. Elle s’efforça de les dissiper en se frottant l’avant-bras. Le silence l’assourdissait. Elle aurait voulu hurler pour chasser les terreurs latentes qui se dissimulaient derrière lui. Elle se contint cependant, toujours sur ses gardes, regrettant l’absence d’une épée à son flanc.

Puis, le son se manifesta. C’était une clameur diffuse, comme étouffé par l’épaisseur d’une cloison. Keina fit un nouveau tour sur elle-même, mais ne distingua dans la pénombre verdâtre que les roches luisantes de la grotte. Elle serra les poings, le cœur battant. De minces volutes de magie galopèrent le long de ses phalanges et disparurent aussitôt. Venue de nulle part, une voix se détacha du tumulte. Une voix chaude, masculine, aux accents impétueux. Le discours se propagea dans l’espace, confus d’abord, puis de plus en plus audible.

La silfine se tourna vers la scène. Quatre silhouettes pâles, légèrement vaporeuses, se tenaient droites sur l’estrade, face à leur auditoire. Des formes indistinctes se massèrent autour d’elle. Un frisson glacé remonta le long de sa colonne vertébrale et accéléra les pulsations de son cœur. Des fantômes…

Combien étaient-ils ? Des centaines ? Des milliers ? Et, face à eux, les quatre instigateurs de la guerre. Les noms cités par Luni lui revinrent en mémoire, comme une évidence. Alderick, Nephir, Esteban et Atalante.

Alderick, au centre, prononçant un discours vibrants d’intensité sur le libre arbitre des êtres magiques et la légitimité de la guerre. Nephir, sur sa droite, beauté glacée au visage impénétrable. Atalante, à sa gauche, dont les contours imprécis n’arrivaient guère à ôter à Keina l’impression de l’avoir déjà vue. Enfin, la quatrième silhouette, tapie dans les ténèbres, légèrement en retrait de Nephir, ne pouvait être que celle d’Esteban.

L’espace d’une seconde, Keina crut que sa raison était en train de vaciller. Puis une évidence la frappa de plein fouet. Pas des fantômes, non. Nephir vit encore.

Bien raisonné, jeune silfine.

Elle sursauta violemment et se retourna. La créature négligemment installée au sommet d’une stalagmite, à quelques pas d’elle, n’avait rien d’un fantôme. Keina ne s’était pas trompée. Il s’agissait bien de son cambrioleur, l’Alf au visage lunaire.

Ainsi, tu es venue.

Cela sonnait comme une certitude. La silfine acquiesça lentement, la gorge sèche. La créature poursuivit dans son esprit :

Ce ne sont pas des fantômes. Juste des souvenirs.

Des souvenirs ? De qui ?

Cette fois, elle lui répondit sur le même mode, par télépathie. La Créature retroussa une babine et, d’un mouvement de sa grosse tête arrondie, balaya l’espace alentour. Bien sûr, songea-t-elle. Cet endroit devait être leur quartier général. Tant d’événements, tant de personnes ont foulé ce sol. Ce ne sont pas des fantômes, non. Juste… des traces. Des morceaux de temps passé.

Voilà bien une intelligence vive ! Ttt, ttt, ttt, quel dommage.

Les mots prirent dans sa tête une coloration douçâtre. Keina se raidit, prête à se battre, à mains nues s’il le fallait.

Vous m’avez volé le journal. Pourquoi ?

Tu n’as pas à savoir ce qui t’attend, silfine.

Alderick le savait, lui ? Comment ?

Avec une agilité surprenante, l’Alf sauta du haut de son assise et se plaça face à elle, ses courts membres supérieurs croisés par-dessus son torse velu.

Voyons voir. Il a su poser les bonnes questions aux bonnes personnes, je crois. Sans compter le pouvoir de sa fille.

Vous travaillez pour elle, n’est-ce pas ?

Silence. Keina s’aperçut alors que les ombres autour d’elle avaient disparu, de même que les quatre silhouettes sur l’estrade. Ils étaient seuls à nouveau. L’être magique esquissa un sourire méprisant et répondit à haute voix.

— Je n’ai pas de maître ; c’est elle qui est à mon service.

— Où se trouve le journal ?

La silfine s’efforça de prononcer sa question d’une voix assurée, mais l’écho qui lui parvint, tremblant et aigrelet, la pétrifia de honte.

— Je l’ai donné à ceux qui devaient savoir. Quant à toi, silfine, tu ferais mieux de rentrer chez toi. Tu n’es pas importante pour nous. Tu cherches qui tu es, n’est-ce pas ? Bien, je vais te le dire.

Elle cligna des yeux sans comprendre. L’Alf lui renvoya un demi-sourire qui découvrit des canines noirâtres.

— La Briseuse, elle seule importe. Tu n’existes pas, silfine. Tu n’es qu’une parenthèse dans son histoire. Une simple parenthèse pour nous.

Une parenthèse.

Tressaillement. Une vague de fureur submergea soudain Keina, une fureur sourde, entière, dévastatrice, adressée à l’insolente Créature en face d’elle. La magie se déversa dans son corps, le long de ses bras, entre ses bottines, autour de ses épaules. Avec un claquement sec qui se propagea dans l’amphithéâtre, les attaches de son chignon sautèrent et sa longue chevelure brune s’éparpilla, recouverte de particules magiques qui valsaient dans les airs. Une saveur âcre se répandit dans l’atmosphère. La silfine sentit un grondement exalté naître au fond de sa gorge. Elle griffa l’espace devant elle ; une langue d’énergie enchantée fusa de l’extrémité de ses doigts et percuta avec violence la place où, une seconde auparavant, l’Alf se tenait debout.

Alors, tu es également celle qui appelle. (Elle exécuta un demi-tour brutal, lèvres pincées, joues brûlantes. L’Alf au visage lunaire s’était déplacé à bonne distance, comme pour la narguer un peu plus.) Nous le savions, bien évidemment. Mais tout ceci n’a pas d’importance, puisque la magie ne t’appartient pas. Tu ferais mieux de rentrer chez toi, silfine. Tu ferais mieux de partir d’ici, avant que le monstre ne t’attrape !

Un rire sans joie secoua la Créature Magique avant de disparaître. Alertée par une vibration qui enflait au fond de la caverne, Keina pivota sur elle-même. Son cœur s’arrêta.

Une chose informe, gigantesque, faite de boue, d’yeux aveugles et de tentacules, sortie de l’une de ces histoires sordides des Munsey magazine, émergea des ténèbres et fondit sur elle à la vitesse d’une charge d’éléphants. D’une volée d’énergie, elle tenta une attaque. Les corpuscules émeraude percutèrent la créature, dansant et crépitant sur l’épiderme gluant, et s’évaporèrent sans faire de dégât. La silfine déglutit. Elle empoigna à deux mains le bas de ses jupons. Il ne lui restait qu’un espoir : courir.

Son cœur battait la chamade tandis qu’elle filait à une extrémité de la caverne. Au bout, l’espace se rétrécit en un long goulet obscur. Parfait, songea-t-elle avec amertume. Le garde-manger idéal pour cette bestiole. Elle redoubla d’ardeur. La tête lui tournait. Sa poitrine s’était embrasée. Elle sentit dans son dos le souffle provoqué par les tentacules qui battaient l’air à sa rencontre.

Sa bottine gauche se coinça dans une rigole. Elle trébucha, un sanglot au bord des lèvres. Ses genoux s’écorchèrent. Je ne vais pas mourir ici, n’est-ce pas ? Pas ici… pas comme ça. Elle ferma les paupières pour en chasser les larmes et se redressa, déterminée à se battre jusqu’au bout.

Une main puissante l’empoigna par le bras, la tira au fond d’une alcôve et enlaça son bustier. Un tentacule sonda le couloir. Elle voulut crier, mais l’autre main se plaqua sur sa bouche. Elle perçut un souffle chaud frôler le lobe de son oreille et roula de grands yeux affolés. Une voix rauque, masculine, s’infiltra dans son cerveau.

Keina, il n’est pas dit que tu mourras aujourd’hui. La créature se repère à tes mouvements. Tant que tu ne bouges pas, elle ne tentera rien.

La silfine se crispa.

Qui êtes-vous ?

Mon nom n’a pas d’importance. Je ne suis pas ton ennemi.

Le monstre passa devant eux, ses yeux aveugles fouillant l’opacité. Un relent de vase et de lichen empuantit l’atmosphère.

Quelle est cette horreur ?

Un Alf, bien sûr. Un imaginaire. Ils ne sont pas tous aussi inoffensifs que tu peux le croire.

Je ne crois rien, puisque je découvre.

Et tu as encore beaucoup de choses à découvrir, Keina. À commencer par ton destin.

Sa mâchoire se contracta.

Que savez-vous de mon destin ?

Tout, bien sûr. On t’a volé le journal, n’est-ce pas ? Anna-Maria pense qu’il s’agit d’une illusion de Nephir, mais je ne le crois pas. Cet Alf dissimule quelque chose. Je suis incapable de comprendre ce que c’est. Tu aurais dû lire le journal, Keina. Tu aurais dû le lire jusqu’au bout, dès qu’elle te l’a donné. Tes parents ne voulaient pas que tu apprennes la vérité, mais ils avaient tort. Tu dois t’y préparer, Keina.

Me préparer ? Me préparer à quoi ?

À ta propre mort.

Une exclamation étouffée jaillit du fond de sa gorge et se cogna contre les phalanges épaisses de son mystérieux sauveur.

Ma mort ? Que voulez-vous dire par là ? De quoi me parlez-vous ?

Un chuchotis dans les ténèbres lui répondit :

— Je te parle de ton sacrifice ; du sacrifice de la magie consenti à la Briseuse. Voilà ce que tu es, Keina, ce que tu as toujours été : une sacrifiée.

Soudain, l’étreinte disparut. Prise de vertige, la silfine posa une main sur le mur et jeta un œil derrière son épaule : l’alcôve se muait en un goulet d’où s’échappait un léger courant d’air. Tout comme l’Alf au visage lunaire, tout comme le monstre de boue, l’inconnu s’était volatilisé.

Elle appliqua sa tête contre les aspérités de la paroi et se mordit si violemment la lèvre inférieure qu’un filet de sang coula sur sa langue, y laissant un arrière-goût ferreux. Sa dextre plaquée au bas de son ventre, elle s’efforça de contenir la remontée acide qui lui tordait l’estomac. Son crâne menaçait d’exploser. Elle ne voulait plus bouger, plus respirer. Elle ne souhaitait plus rien d’autre que l’oubli. Retrouver les bras de sa mère adoptive, effacer sa mémoire. Petit à petit, elle se sentit glisser le long de la pierre.

Une main menue s’agrippa à sa jupe. Keina baissa le menton, songeant à Martha, mais le regard qu’elle croisa n’était pas humain. Inquiète, Dora la contemplait de ses grands yeux dorés.

— Tu dois retourner à la surface, Keina ! S’il te plaît, remonte avec moi !

L’esprit dans le vague, la silfine acquiesça lentement. Les membres désarticulés comme ceux d’une poupée de chiffon, elle laissa l’alfine la guider.

Une éternité plus tard, Dora l’entraîna enfin hors des entrailles labyrinthiques du Royaume. Éblouie par la lumière, Keina porta une main devant ses yeux. Le paysage s’était vêtu d’un manteau de brouillard blanchâtre qui se fragmentait en de fines gouttelettes glacées. Elle leva le regard et reconnut l’escalier aux marches usées qui grimpait sur sa gauche.

Elle se trouvait sur le palier de la tourelle, en contrebas de l’impasse où elle avait rencontré Anna-Maria pour la première fois. Bien que la brume l’empêchât de discerner l’abîme, elle vacilla. Le temps se suspendit soudain, martelé par les battements de son propre cœur. Elle battit des paupières, sentit la fièvre la submerger et s’écroula sur le sol.

 

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Dragonwing
Posté le 09/01/2022
Bon... J'avoue que je m'attendais un peu à quelque chose du genre quant au destin de Keina ö.ö; Ça donne un tout autre sens au fait que Luni la regardait "comme on contemple une morte" ! Comme je m'en doutais, ses pensées sont plus complexes que Keina ne le croie. Mais ça veut à nouveau dire qu'il en sait plus long qu'elle sur sa propre vie, ce qui commence à m'échauffer les oreilles.

Quant à "l'Alf au visage lunaire"... Je commence sérieusement à me demander si ce ne serait pas lui "l'Avaleur de Mémoire". Ça collerait assez bien avec le souvenir qui s'est matérialisé dans la caverne sous la forme de ces fantômes (un pouvoir qui viendrait plus de lui que de l'endroit ?), et son mépris pour Keina, sa croyance qu'elle n'a aucune importance dans l'histoire, avait déjà été exprimé par l'Avaleur de Mémoire.

Il s'en passe, des choses, dans ce chapitre ! Et qui est donc ce type qui l'a sauvée ?
Keina
Posté le 13/02/2022
En effet, je crois que dans la prochaine version, je montrerai dès le prologue ce que sait réellement Luni, ça sera beaucoup moins frustrant pour le lecteur à mon avis (même si ça le restera pour Keina hihi). Mais sinon, ce chapitre reste un de ceux que j'ai le plus apprécié écrire, donc je suis contente qu'il fonctionne encore et donne lieu à des hypothèses... :)
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