Assise sur le tapis du salon, Joey avait posé sa tête sur ses deux mains jointes pour regarder danser le nuage de vapeur qui s’échappait de sa tasse. À deux mètres d’elle, son père ne parvenait pas à détourner son regard des images diffusées par la chaîne d’informations continues. Depuis le retour de sa fille et de Willebrod, le Dr Huntley avait laissé tourner en boucle la nouvelle du jour et il écoutait les journalistes relater inlassablement les faits. Willebrod, quant à lui, buvait un quatrième café, assis sur le rebord de la cheminée dans laquelle les flammes crépitaient. Même s’il avait assisté à la folie qui se rejouait depuis des heures sur l’écran de la télévision, le paléontologue semblait encore avoir du mal à en croire ses yeux.
« Je l’ai ! Je l’ai ! Le mikrosaure, il est apparu ! », hurlait un garçon d’une quinzaine d’années à travers l’écran. Un faisceau lumineux s’échappait de la moitié de l’œuf entrouvert, libérant l’image d’un petit mikrosaure bayant aux corneilles. La joie qu’il ressentait à cet instant précis était palpable. C’était la cinquième fois que Joey assistait la scène et elle ne parvenait toujours pas à contenir les frissons qui remontaient le long de sa colonne vertébrale. Elle tourna finalement la tête, attirée par les onomatopées bruyantes de son petit frère. Arthur faisait s’affronter les figurines d’un tyrannosaure et d’un tricératops entre les larges feuilles d’une des plantes vertes du salon. Pour le petit garçon, les tiges de la monstrera tels des arbres géants, offraient à ses dinosaures en plastique en décor de forêt tropicale. La fillette observait, songeuse, le jeu du garçonnet. Que restera-il de ses rêves d’enfant quand les dinosaures feront partie de leurs vies ? Joey modéra un peu ses inquiétudes. L’attribution des mikrosaures semblait si élitiste que certains enfants n’auraient pas d’autre choix que de continuer à se servir de ces jouets en modèle réduit.
La jeune fille sursauta tout à coup.
— C’est honteux ! Je n’arrive pas à croire qu’un homme aussi brillant que lui cautionne cette abomination ! hurla le conservateur en tapant du poing sur l’accoudoir de son fauteuil.
Victor réagissait aux propos d’un expert sur le plateau de Bill Gorman, le présentateur vedette de la chaîne.
« Merci Dr Nills. Nous accueillons maintenant à notre table le Pr McCoy. Professeur, vous êtes un expert en génétique et vos travaux sur le séquençage de l’ADN sont mondialement reconnus. Quelle est votre réaction face aux récents évènements ?
— Je n’irai pas par quatre chemins : les équipes qui ont travaillé sur ces œufs sont des savants fous ! Je ne vois pas quoi dire d’autre !
— Si vous le permettez Bill, je voudrais répondre quelque chose, insista un participant.
— Richard Howard, vous êtes biologiste et chercheur au centre d’étude de reproduction animale. Nous vous écoutons.
— Merci. Comme nous le savons tous, le règne des dinosaures a pris fin à la suite d’une catastrophe naturelle. Qu’est-ce qui différencie le péril climatique de ces lézards géants de celui des espèces modernes actuellement menacées d’extinction ? Eh bien l’absence de l’homme pour les uns et sa présence pour les autres ! Si nous avions existé à l’époque des dinosaures, nous aurions sans aucun doute essayé de les sauver. Ce à quoi nous assistons n’est donc qu’un contretemps de calendrier !
— Les dinosaures sont avant tout des animaux sauvages, coupa le Dr McCoy. Pardonnez-moi, mais ils n’ont rien à faire dans les maisons ou les jardins !
Un homme chauve, accoudé au bout de la table ronde, sourcilla :
— Je suis navré de me faire l’avocat du diable, d’autant que je n’ai rien à gagner dans cette affaire, mais les seigneurs médiévaux ont dû penser la même chose quand ils ont retrouvé leurs chiens de garde, des bouledogues, je crois, qui tenaient compagnie à leurs dames au coin du feu ! Pourtant, vous comme moi avons encore aujourd’hui des scrupules à laisser notre chien dormir dehors la nuit ! Par ailleurs, tous les animaux qui partagent notre quotidien étaient encore sauvages il y a des centaines d’années. Nous les avons extraits de leur environnement naturel. C’est la main de l’homme qui a façonné leur comportement au fil du temps, pas Dieu ou je ne sais qui, rappela-t-il en haussant les épaules d’un air désolé.
— Je ne peux pas vous laisser comparer l’incomparable ! vociféra le Pr McCoy. Nous sommes en train de créer des êtres dégénérés qui bousculeront l’équilibre de notre écosystème autant que celui de notre société. Il est inutile de prétendre que nous aurons un quelconque pouvoir sur eux !
— Chers amis, nous recevons maintenant le principal intéressé de cette histoire qui, je pense, appréciera de pouvoir répondre à vos questions. Lord Hector Neville, bonsoir. Que pouvez-vous répondre à ceux qui vous accusent d’avoir lâché les loups dans la bergerie ?
Le directeur du muséum s’était installé à la table avec beaucoup de décontraction. Son sourire, plus blanc que jamais, mais aussi ses cheveux, gominés à outrance, étaient la preuve pour qui en doutait encore qu’il était en représentation : sa présence à la table des débats lui offrait une publicité de choix.
— Bonsoir à tous. Le Pr Howard a très bien analysé la situation. Mes chercheurs ont travaillé d’arrache-pied pour modifier génétiquement le caractère belliqueux des embryons de dinosaures. Nous avons reproduit in vitro et en un temps réduit ce que l’homme pratique habituellement en plusieurs années : la sélection des individus en fonction de leurs qualités. Nos attentes étaient de voir éclore des êtres équilibrés et adaptés à la vie domestique : je peux vous assurer que, grâce à la science, cette aspiration pacifiste est une réalité.
— Vous nous garantissez donc que les mikrosaures ne représentent aucun danger pour la population. Et qu’en est-il des enfants qui souhaitent se procurer un mikrosaure : seront-ils aussi sélectionnés ?
— Je vois que vous êtes bien renseigné mon cher Bill, jubila Neville en lançant un clin d’œil de connivence au présentateur. Si nos dinosaures miniatures sont inoffensifs, nous nous sommes questionnés : le resteront-ils entre les mains de maîtres aux aspirations illégales ? Croyez bien que le gouvernement a eu besoin de garanties solides pour accepter de valider la mise en œuvre de notre projet. Voilà pourquoi le processus d’attribution de nos mikrosaures repose sur l’obtention de trois statuts successifs. Ils représentent autant d’échelons qui, une fois gravis, peuvent mener au précieux sésame de Maître-mikrosaure.
Lord Neville se racla la gorge et but une gorgée du verre d’eau posé devant lui avant de continuer :
— Prenons l’exemple d’un enfant qui ne rêve que d’une chose : posséder un dinosaure domestique. Tout d’abord, en se procurant un billet de loterie, il obtient le droit de participer à notre test d’Ambition. Il s’agit d’un questionnaire détaillé composé de questions qui visent à évaluer ses connaissances au sujet des dinosaures et en matière d’histoire, mais aussi à apprécier sa logique. Seuls les enfants qui obtiendront le plus haut pourcentage de bonnes réponses à ce test pourront devenir Aspirants et participer à la deuxième étape de notre sélection. Revenons à notre enfant : il a réussi notre test et est devenu Aspirant. Le soir du réveillon de Noël, il pourra participer à notre loterie. S’il est tiré au sort, notre Aspirant obtient alors le statut de Prétendant. C’est ici que les choses sérieuses commencent. L’âme du Prétendant va maintenant être sondée : comprenez que ses marqueurs biologiques vont être analysés. Par un savant dosage de certains neurotransmetteurs cérébraux, nous sommes en mesure d’analyser les traits dominants de la personnalité de chaque enfant sélectionné. L’objectif est double : écarter les Prétendants dont le manque de maturité ne leur permettra pas d’assumer le rôle de Maître-mikrosaure et octroyer à ceux qui l’auront mérité le Mikrosaure le plus adapté. Le Prétendant devient un Élu si, et seulement si, il est reconnu comme assez responsable pour endosser le rôle de Maître Mikrosaure et si sa complémentarité avec son dinosaure est prouvée. Enfin, pour devenir Maître-mikrosaure...
— Votre projet est antidémocratique ! s’insurgea tout à coup l’homme chauve. J’ai cru comprendre qu’un ticket de loterie coûte 2.500 £ : qui pourra s’offrir un tel luxe à part les enfants de parents fortunés ? Il faut vraiment être fou pour débourser une somme d’argent pareille pour finalement remettre son sort entre les mains du hasard !
— Monsieur, avez-vous la moindre idée du prix que coûte véritablement la gestation d’un œuf de Mikrosaure ? Sachez que l’on est bien loin du montant que vous citez ! Le principe de la loterie est au contraire d’une grande justice sociale puisqu’il permet de répartir entre tous les participants le coût réel des spécimens. Je vous rappelle aussi que nous avons permis à dix enfants de participer gratuitement à notre processus de sélection grâce à notre système de carte à jouer. Enfin, les riches n’ont pas plus de chances que les moins aisés de gagner ! Notre test d’Ambition et le hasard n’ont que faire du montant qui se trouve sur le compte bancaire des parents de nos participants... »
Ce soir-là, le docteur Huntley, Willebrod et Émiko veillèrent jusque tard dans la nuit. De l’étage, Joey entendait leurs échanges enflammés. Pour la première fois, elle n’ouvrit pas son livre de chevet et éteignit immédiatement la lumière après s’être couchée. Des bourrasques de neige malmenaient les bras nus des frênes de la rue tandis que les ombres de leurs doigts crochus parcouraient les murs tapissés de la chambre.
La petite voix d’Arthur s’éleva dans l’obscurité :
— Joey, tu crois que les enfants seront gentils avec leur mikrosaure ?
La jeune fille fut surprise par la question de son petit frère. Arthur avait fait mine de ne pas écouter les nouvelles et de ne pas s’intéresser aux préoccupations des grandes personnes, mais le garçonnet ne manquait pas de jugeote.
— Oui, j’en suis sûre. Ne t’inquiète pas, petit frère, le rassura-t-elle.
En vérité, Joey n’en savait rien. Neville avait assuré que seuls les enfants aux aspirations les plus pures seraient sélectionnés. Toutes les étapes de sélection ne visaient, ni plus ni moins, qu’à offrir un permis de détention aux plus méritants. Joey pressentait que le gouvernement souhaitait empêcher de possibles dérives. Entre les mains d’enfants aux aspirations déviantes, les mikrosaures pourraient bien connaître le même destin que celui de certains animaux domestiques négligés, maltraités ou encore abandonnés par leur maître... Pire encore, ils pourraient être utilisés comme des armes pour intimider, voler, punir ou se battre. Mais Joey ne put s’empêcher de s’interroger. Le questionnaire d’Ambition et le test de personnalité seraient-ils suffisamment efficaces ? Pouvait-on vraiment se fier à l’âme humaine et à son caractère changeant ?
Joey s’endormit sans qu’aucune de ses questions ne trouve de réponse.
Le lien entre l'histoire principale et les annexes se dessinent ! Tu as bien potassé tes notions scientifiques (enfin c'est peut être ta formation de base ou juste un intérêt courant !).
Je suis curieuse de voir Joey se jeter dans e bain.
"un contretemps de calendrier" : tout à fait l'argument moisi qu'on pourrait sortir lors d'un débat télévisuel XD.
Ce qui est fou, c'est que tout le monde se focalise sur les Mikrosaures (en même temps, c'est assez extraordinaire), et que personne ne s'offusque des tests génétiques destinés à analyser et à catégoriser des enfants. L'eugénisme n'est pas loin pourtant !
J'avoue que personnellement, cette partie-là me fait plus frémir que les dinos miniatures.
Je me demande quel est le but de ce Neville...
La séquence télé est très intéressante. J’avoue avoir ri à cette réplique que tu as bien trouvée : « Ce à quoi nous assistons n’est donc qu’un contretemps de calendrier ! »
Je trouve que tout ce chapitre sonne très juste : Joey, son inquiétude, le petit frère qui écoute en douce, l’histoire de la loterie est très intéressante. On a vraiment hâte d’en savoir plus et les suppositions vont bon train. Je t’avoue que j’en ai plein en tête !