Chapitre 16

Martha s’était résignée à simplement cacher le corps de Mary dans le cellier, là où l’on ne la trouverait pas rapidement. Elle rassembla toutes ses forces pour la traîner par les bras jusqu’à la porte qui menait au sous-sol, derrière l’escalier. Elle la fit rouler dans les marches, puis la tira de nouveau, cette fois jusqu’au cellier.

— Te voilà à ta place, bonne à rien, cracha-t-elle en tournant les talons.

Elle remonta dans le vestibule et récupéra manteau, gants et chapeau. D’un regard profondément triste, elle considéra les meubles et sculptures qui avaient fait son quotidien. Tout ce faste, où qu’elle posât les yeux, elle n’y aurait jamais cru en arrivant ici quelques années plus tôt. Le coup monté avec Danny Lafferty pour qu’elle épousât ce rustre de Harold avait fonctionné à plus d’un titre. D’abord, elle avait obtenu tout ce qu’elle voulait de son riche époux : dernières toilettes à la mode, chapeaux extravagants, loge réservée au théâtre, mets délicieux... En échange de quoi elle le contentait au lit – ce qui n’arrivait pas souvent parce qu’il travaillait énormément, le pauvre chou. Martha savait pour les maîtresses, bien sûr. Le travail servait essentiellement de prétexte, car Harold ne recevait pas que des messieurs bien habillés dans son bureau. Il arrivait qu’il en tournât la clé dans la serrure afin de n’être dérangé sous aucun prétexte. Martha ne s’en formalisait pas ; que Harold allât voir ailleurs l’arrangeait même. Pourtant, elle avait éprouvé de l’aigreur à l’égard de cet homme pour lequel elle avait juré de ne pas s’attacher. S’était installée une sorte de routine entre eux. Réconfortante, puisque, tant que Harold la garderait auprès d’elle, Martha bénéficierait de la sécurité matérielle et financière. Elle l’avait dupé tout au long de leurs fiançailles, puis de leur mariage : elle ne possédait aucune fortune. Danny Lafferty lui avait fourni une dot grâce à ses dernières arnaques en date. Celle-ci était assurément le point d’orgue de sa carrière de malfrat. Pour Martha, du moins, plumer le préfet ne lui procurait pas une joie telle qu’elle se l’était figurée. Elle aurait pu encore vivre bien des années dans cette demeure, à profiter du pain frais sur la table, des robes en véritable dentelle et des draps propres. Elle ne l’avait que trop mérité, après tout. La ferme de ses parents leur fournissait tout juste de quoi survivre, et ce bien avant le début de l’hiver interminable. Son petit frère, de constitution fragile, était mort au cours du dernier été en date, chaud et humide. Étouffant, autant que ce Danny Lafferty chaque fois qu’il réclamait son dû à Martha : la tête de Harold sur un plateau.

Martha dut se résoudre à enterrer les souvenirs. Une nouvelle vie commençait, loin d’Ervicje et de ses rues tentaculaires.

Clic. Clic.

Loin de ces cliquetis dans l’obscurité.

— Assez de tout ceci ! s’exclama-t-elle en quittant le vestibule.

 

Stephen finit par rejoindre Azem à l’arrière du groupe. Maintenant, c’était Fanny qui marchait devant, suivie de Chloe, puis Adwoa. Stephen attendait avec impatience la halte promise par Azem. Il luttait de plus en plus contre la fatigue, mais, à moins de trouver un cab dans la bordure pour les amener à l’extérieur de la capitale, il ne se reposerait pas de si tôt. Une fois dehors, il leur faudrait seulement rejoindre le village le plus proche en espérant y recevoir un bon accueil. Souvent, les villageois n’aimaient pas les gens de la ville. C’était deux mondes qui s’entrechoquaient, la rudesse du rural et les facilités de l’urbanisation.

Azem tira de sa poche un objet qui brilla partiellement à la lueur de la lune. Il le tendit à Stephen.

— J’avais oublié : j’ai trouvé ça chez Nasrim. Attention, ça coupe.

Stephen le sortit précautionneusement du mouchoir qui le protégeait : une boule à neige brisée sur le dessus. Le socle en bois taillé, intact, indiquait « La Vesnivie ».

— C’était juste avant que j’apprenne la disparition de la Vesnivie, enchaîna Azem. Je crois qu’elle a un lien avec cette boule à neige.

— Il ne neige pas en Vesnivie, s’empressa d’ajouter Stephen.

— Non. Et après ?

— À quoi bon fabriquer une boule à neige censée représenter la Vesnivie, alors qu’il n’y neige pas ? Il y fait même plutôt chaud.

Azem haussa les épaules.

— Avec cet hiver interminable, il s’est mis à neiger sur tout le pays, alors...

Oui. Stephen se souvenait avoir lu nombre d’articles catastrophés sur le sujet. De la neige partout, même en Vesnivie, réputée pour ses prairies brûlantes en été et ses pluies douces à l’automne.

— De toute façon, je ne vois pas comment une boule à neige peut avoir un lien avec toute une région, maugréa Stephen.

Il n’avait pas franchement envie d’entretenir cette conversation, mais il sentait qu’Azem avait besoin d’en parler, d’étendre un peu ses doutes pour les rendre moins impressionnants.

— J’ai bien appris l’existence d’une drogue fabriquée à partir des petites poussières que sécrètent les yeux pendant notre sommeil, rappela-t-il.

— La chassie.

Azem adressa à Stephen un regard confus.

— Hein ?

— Ce que l’on appelle communément les crottes d’yeux porte, en réalité, le nom de chassie

— Ça me fait une belle jambe.

Stephen se ratatina dans son manteau.

— Je ne disais pas ça pour te vexer, soupira Azem, une main sur le bras de son compagnon.

— Je sais.

À la vérité, Stephen souffrait du manque de recul d’Azem sur la situation. D’accord, depuis leur départ de l’appartement, il veillait sur Stephen. Il lui portait sa besace et s’assurait qu’il suivait le mouvement, mais entre son ton sec dans les tunnels et cette remarque maintenant, Stephen se demandait... Il ne savait même plus. Ses certitudes n’existaient plus ici, lui entourées de stèles chargées de neige et de légendes tragiques. Ses repères se trouvaient à Ervicje, dans les rues qu’il connaissait, pas dans ce cimetière.

— Les angelots, dit-il à mi-voix.

Le groupe approchait de cette tombe magnifique, sculptée dans un rare marbre blanc. Les ailes des angelots avaient semblé vibrer dès que Stephen posa dessus son regard émerveillé. D’une délicatesse qui paraissait tenir de la fragilité des âges, elles s’étaient soudain étoffées sans un bruit. Leur pâleur poussiéreuse avait bruni, tout aussi vite. Elles arboraient maintenant un noir d’encre épaisse. Les joues rebondies s’étaient affinées, puis étirées en avant, avant de former un bec crochu. Les ailes se déployèrent. Les corbeaux auxquels elles appartenaient s’envolèrent.

— La légende disait vrai, murmura Fanny, stupéfaite.

Elle se tourna vers les autres.

— Le corbeau des Quatre-Vent. Ce doit être la tombe de l’un des deux frères.

Stephen hocha non de la tête.

— Kaffir est enterré en Arluuvie – enfin, il l’était jusqu’à ce que la région disparaisse. Et Amir est enterré dans l’ancienne station balnéaire de Krjev.

— Mais cette tombe ! insista Fanny. Les textes sont faux, c’est une évidence !

— J’ai déjà vu celle de Kaffir Quatre-Vent, avança la doctoresse Okoye d’un ton intimidé. Je n’en ai qu’un souvenir vague, mais je peux vous assurer qu’elle est identique à celle-ci.

Stephen aussi l’avait vue, cette sculpture. Maintenant, il s’en rappelait. Pas des circonstances ni de l’époque ; à vrai dire, il s’agissait, comme l’avait si bien décrit sa collègue, d’un souvenir vague. Il n’était même pas certain de pouvoir le qualifier de tel, comme s’il s’agissait d’une idée qu’une force extérieure venait de lui fourrer dans le crâne. Il savait avoir déjà vu cette tombe, ces colonnes et ces corbeaux, immobilisés dans le marbre, ailleurs que dans ce cimetière. Pour autant, il ne pouvait pas l’assurer parce qu’il demeurait un profond doute autour de cette certitude. Incompréhensible.

— Comment pouvez-vous nous l’assurer, alors que vous dites vous-même ne pas bien vous en souvenir ? demanda Fanny, sceptique.

Elle ne supportait pas la contradiction, mais son argument faisait poids face aux propos de la doctoresse. Ceux-ci n’avaient aucun sens pour une personne qui ignorait ce qu’elle ressentait.

Stephen posa la main sur son épaule. Elle fit volte-face.

— Pardonnez-moi cette familiarité, mais je vous crois, annonça-t-il.

Azem, déjà prêt à pencher en faveur de Fanny – comme s’il y avait besoin de pencher en faveur de l’un ou l’autre –, ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

— Que cette tombe soit celle de Kaffir Quatre-Vent ou non, nous ne sommes pas venus pour lui, déclara Stephen. Du moins, je ne le crois pas.

Il marqua une courte pause.

— La bordure se trouve juste derrière cette colline. Notre objectif est de la traverser pour, je l’espère, commencer une nouvelle vie ailleurs. Ne tardons pas.

Ces derniers mots lui furent particulièrement pénibles à prononcer. Il ne s’imaginait pas vivre ailleurs qu’à Ervicje, même s’il savait en être passé par là avant d’arriver ici. Quand, comment... Ses certitudes ne le précisaient pas, et il ne se sentait pas spécialement capable de recommencer, mais comme il savait, ça allait. Pour la première fois depuis leur départ précipité, ça allait vraiment.

Les uns et les autres échangèrent des regards. Intrigués, abasourdis. Stephen ne leur laissa pas le temps d’en discuter. Il leur passa devant, puis contourna le caveau d’un pas vif malgré sa fatigue. Azem le suivit, puis les autres les imitèrent.

Stephen se doutait bien que la discussion n’en resterait pas là. La doctoresse Okoye aimerait comprendre ce qu’il avait voulu dire par « Je vous crois ». Du reste, il s’agissait de plus que simplement la croire. Ensuite, les autres aussi chercheraient à comprendre – à commencer par Azem et Fanny, bien que leurs raisons différeraient probablement.

Azem ne tarda pas à questionner Stephen sur le sujet.

— Très beau pitch, commença-t-il, doucereux.

Stephen n’aimait pas qu’il tentât de le prendre par la flatterie.

— C’est quoi, cette histoire de tombeau ? Tu m’as dit n’avoir jamais mis les pieds en Arluuvie.

Dans son esprit, la réponse de Stephen sonnait très clairement : il n’avait de compte à rendre à personne, y compris Azem. Ce qui le concernait n’avait pas à intéresser le monde entier, d’autant plus que rien n’était très clair pour lui.

— Je ne me rappelle pas être jamais allé en Arluuvie, mais je sais que j’ai déjà vu la même tombe là-bas. Je ne me l’explique pas, il faudra te faire à l’idée.

— Qu’est-ce que..., s’interrompit Azem en secouant la tête. Ça n’a aucun sens.

— Pas plus que mon rêve récurrent, et je crois que tout est lié : ce rêve, l’Arluuvie...

— Oui, ça...

— Ton enquête et la poussière de rêves. Peut-être même que la présence de Fanny, Chloe et la doctoresse Okoye aussi.

— Les signes.

Stephen fusilla son compagnon du regard.

— Ou des décisions logiques prises au bon moment.

 

Il était indéniable que Stephen ne croyait pas en l’existence des signes. Azem n’accordait aucun crédit aux potions magiques et autres grigris présentés dans les grimoires, mais les signes... Comment l’expliquer... Il y croyait, ni plus ni moins. Quelque chose, au cours de l’enquête, avait fini par le convaincre sans qu’il s’en rendît compte. Ils intervenaient dans la vie de tous les jours, et l’envol de ces corbeaux sculptés dans le marbre, semblables à celui, bien vivant, de la sacoche de Stephen, en faisait sûrement partie. Azem ne voyait aucune autre explication.

Et c’est peut-être la raison pour laquelle tu y crois... Pas d’explication, alors, on s’oriente vers l’inexplicable.

Comme ces amateurs de spiritisme qui ne voyaient rien des arnaques que l’on tendait juste sous leur nez.

Mais quelle serait l’arnaque pour les signes ?

Les gens s’y raccrochaient – à Ervicje, en tout cas. Était-ce là une façon délibérée de les détourner de la politique scandaleuse qui gagnait en popularité auprès des élites et des forces de l’ordre ?

Pourquoi pas ?

Azem serait donc tombé dans le panneau. Comme tant d’autres. Cette idée le remplissait d’une joie relative. Si, effectivement, les signes n’existaient que sous la forme de coïncidences interprétées, alors, les actes d’Azem pouvaient posséder leur sens propre. Exactement comme avant. Il n’y avait pas si longtemps, d’ailleurs. Fanny lui avait-elle mis du plomb dans la tête ? L’avait-elle entraîné sur des sentiers ô combien tentateurs, mais tellement glissants ? Ou Azem se sentait-il l’âme d’un libertaire, quelque part, tout au fond de lui, derrière la docilité apprise sur les bancs de l’académie de police ?

Tu ne peux pas changer d’avis comme ça ! se reprocha-t-il.

Mais il doutait.

Il doutait terriblement.

Croire en les signes n’était pas, chez lui, une conviction. Contrairement à Fanny, Azem ne plaçait pas en eux une foi indéfectible. Il était prêt à soutenir leur existence, mais si on lui présentait une explication différente, il ne la rejetterait pas au prétexte de sa croyance. Soudaine croyance, par ailleurs.

Quand s’était-il mis à croire en les signes, à ce propos ? À quel moment exact de son enquête avait-il, en quelque sorte, choisi le camp des libertaires ? Était-ce en apprenant que Harold Pinkerton touchait des pots-de-vin, fut une époque ? Ou les ordres, parfois sans queue ni tête, de l’inspecteur principal l’avaient-ils façonné au fil du temps ? Azem savait que son poste dépendait de Bobby Bartlett, le superintendant, et il comprenait que son supérieur refusât de risquer sa position en désobéissant aux ordres de Bartlett, mais la ville courait à sa perte avec de telles valeurs. Fort heureusement pour lui-même, Azem travaillait sur les sombres affaires comme les meurtres, le trafic de drogue, les enlèvements... Il n’intervenait pas là où l’inspecteur principal envoyait les agents – sécuriser les beaux quartiers, ce soir, supposa Azem. Il eut une pensée pour Dominique, certainement occupé à encaisser les jets de pierres de l’un ou l’autre libertaire et à gérer le flux de pilleurs, alors qu’une enquête restait en cours.

— À quoi penses-tu ? lui demanda Stephen d’une voix douce.

À tout ça ?

À Nasrim, bien sûr.

— J’ai peut-être une idée pour traverser la bordure sans trop de pépins. Je connais quelqu’un qui pourrait nous dépanner. Je l’avais laissé partir dans une affaire de cambriolages qui ne m’intéressait pas, en échange d’une information sur une autre affaire.

— C’est super !

Azem s’empressa de réfréner l’enthousiasme de son petit ami.

— Ça reste la bordure, rappela-t-il, maussade.

On ne sait pas où ça va nous mener. On ne sait même pas si ça va nous mener à l’extérieur de la ville...

Peut-être qu’ils reviendraient dans ce cimetière les pieds devant, parmi ces autres quidams et oubliés de la guerre. Il y avait bien le monument pour se les rappeler, mais leurs noms, eux, étaient redevenus poussière avant même qu’on les gravât sur le marbre gris. La fosse commune n’effrayait pas Azem. Abandonner sa sœur, sa seule famille dans cette ville en péril, ça, ça l’effrayait déjà plus.

Pense aux vivants.

Il était encore temps de faire demi-tour, mais il devait résister. Il n’apporterait rien à Nasrim en restant ici. Évidemment, son enquête demeurerait au point mort de son côté, mais Dominique possédait les aptitudes nécessaires pour la résoudre. Enfin, si Nasrim se réveillait – Azem pouvait toujours se bercer d’illusions –, alors, il n’aurait pas totalement échoué, ni dans son rôle de grand frère ni dans celui d’inspecteur de police.

 

Adwoa suivait le groupe avec un entrain modéré, à présent. L’épisode des angelots transformés en corbeaux par un inexplicable phénomène avait refroidi ses ambitions d’ailleurs. Elle avait déjà vu une tombe semblable. Les colonnes, les petites marches, les corbeaux... tout y était. Elle l’avait déjà vue, oui, et, pourtant, elle ne se sentait pas prête à en jurer. Plus que jamais, elle redoutait l’avenir, lequel se faisait et se défaisait, lui semblait-il, au rythme de leurs pas. Lequel les mènerait droit à leur perte ? Quel faux pas les entraînerait dans une situation de laquelle tous ne réchapperaient pas ?

Concentre-toi sur toi-même.

Les autres passaient après. Une fois à l’extérieur de la ville, elle pourrait toujours abandonner le groupe pour se construire une vie ailleurs. Elle l’avait déjà fait. Une fois, au moins. Elle n’était pas contrainte de les suivre jusqu’en Arluuvie, même si elle en mourait d’envie. Elle souhaitait lever le voile de tous ces mystères qui l’entouraient, mais pressentait ne pouvoir y parvenir seule. Ce que cachait la disparition de l’Arluuvie et de la Vesnivie, ce que lui dissimulait aussi sa propre mémoire, soubresaut d’un temps écoulé, étaient trop importants pour qu’elle renonçât ; elle se sentait intimement impliquée dans cette histoire. Elle se considérait tel l’un des rouages de cet équilibre précaire qui menaçait le pays, sans toutefois savoir pourquoi ni comment une telle chose pourrait se produire. Elle en avait eu, en tout cas, par deux fois la démonstration : l’Arluuvie et la Vesnivie n’étaient plus. Elle se demanda si Ervicje ne suivrait pas. Les cliquetis... Seigneur... Ils avaient retenti à son oreille comme les pas lents de la fatalité. Stephen les avait-il entendus, lui aussi ? Qu’avait-il ressenti à ce moment-là ?

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