C’est complètement sonnés que le paléontologue et les trois amis quittèrent l’aile est du musée. L’annonce de Magnus avait eu sur eux l’effet d’une bombe et ils ne se remettaient pas de sa déflagration. Joey se remémorait les confessions de l’assistant de Neville : « La découverte de ce fantaisiste de Huntley nous a ouvert la voie... ». Même si Magnus n’avait pas avoué le vol de Mary, Joey était persuadée qu’il était impliqué dans cette affaire. Elle en était certaine, c’est la voix de ce vil petit homme qu’elle avait entendue le soir de la disparition de la momie lorsqu’elle et Siméon étaient enfermés dans le débarras. En y réfléchissant bien, Magnus ne s’était pas défendu d’être à l’origine du vol de la dracorex. Non, il s’était simplement appliqué à feindre l’ignorance et à ne pas répondre aux questions de Joey. C’était sa parole contre la sienne et Joey savait ce que valait celle d’une fillette face à celle d’un adulte : pas grand-chose dans un contexte pareil.
Sans avoir échangé un mot, les quatre intrus rejoignirent machinalement le hall principal du muséum. Willebrod se frotta le visage avec ses deux grosses mains ; il n’avait plus les idées claires :
— Joey, j’ai besoin d’aller parler à ton père. À cette heure-là, il est déjà rentré. Je te ramène, ma voiture est garée à côté.
La fillette acquiesça d’un hochement de tête mais l’idée d’aller affronter son père n’était pas l’option la plus séduisante de la journée. Joey le savait, elle devrait bientôt faire face à l’incompréhension, la colère puis la déception de Victor. Elle ne se faisait pas la moindre illusion : Willebrod se sentirait obligé de tout raconter au conservateur, en commençant par sa dissimulation dans le placard à balais puis cette descente inopinée dans les entrailles du musée. Au fond, Joey ne comprenait pas ce qui clochait chez elle. Pourquoi ne parvenait-elle pas à accepter qu’une porte entrouverte ne signifiait pas forcément que l’on avait le droit de la pousser en plein ? De son insatiable curiosité était née l’intrigue d’une aventure excitante à laquelle elle n’avait pas pu résister. Aller explorer seule un laboratoire que l’on avait pris tant de soin à dissimuler... N’importe qui d’autre aurait freiné ses ardeurs et prévenu un adulte ; n’importe qui, mais pas Joey. C’était ainsi depuis toujours, elle n’arrivait pas à museler ses élans intrépides et, comme si cela ne suffisait pas, elle devait apprivoiser une soif intense de justice depuis le vol de Mary. La fillette comprenait parfaitement pourquoi son père serait furieux et elle n'essaierait même pas de se défendre. Elle avait pris l’initiative d’explorer la salle des inventions encore fermée au public, entraînant avec elle ses deux meilleurs amis. Qui sait ce qui aurait pu leur arriver ? Si Lord Hector Neville avait fomenté un projet illégal dans ce sous-sol secret, les évènements auraient pu mal tourner. Heureusement pour Joey, la naissance des mikrosaures avait reçu l’approbation du gouvernement. Le moindre faux pas de Magnus aurait pu faire partir en fumée son projet fou. Elle et ses amis avaient eu de la chance. Malgré tout, Joey ne parvenait pas à regretter son expédition. Elle savait maintenant que Magnus était à l’origine du vol de Mary. Sa quête venait de prendre un nouveau tournant.
Meggie serra Joey dans ses bras puis plongea son regard azur dans celui de son amie. Elle savait. C’est sans doute à cela que l’on reconnaît les vrais amis. Les mots sont inutiles, ils lisent à travers vous comme dans un livre ouvert :
— Joey, tu ne nous as pas forcé la main.
⁂
En arrivant sur le parking, Joey fut surprise de découvrir que le paléontologue bourru conduisait une Mini Cooper d’un vert bouteille passé de mode : autant dire un pot de yaourt compte tenu de la carrure du chercheur ! Quand il fut installé, Willebrod, dont le sommet du crâne frottait le haut de l’habitacle, dut tourner la clef plusieurs fois dans le démarreur avant que le moteur ne daigne s’allumer.
Le paléontologue et Joey roulèrent sans échanger un seul mot. Les maisons enneigées défilaient à toute allure derrière la fenêtre embuée. Joey tira sur son pull-over et frotta sa manche contre la vitre pour se dégager la vue. Le véhicule s’engagea dans l’une des plus grosses artères de la ville bordées par des enseignes luxueuses et les ambassades de plusieurs pays étrangers. Joey fut saisie par l’envie de raconter à Willebrod ce qu’elle avait vu dans la petite salle attenante au laboratoire. Elle s’apprêtait à lui dévoiler que Magnus élevait des animaux pour le moins extraordinaires lorsque son regard fut attiré par les immenses panneaux publicitaires animés qui recouvraient l’angle des façades de plusieurs immeubles sur Piccadilly Circus. Plus la voiture s’approchait, mieux oey pouvait discerner les pixels des vidéos promotionnelles qui s’enchaînaient. Tout à coup, comme s’il venait d’être débranché, l’écran devint noir. Certains passants, étonnés par l’immobilisme de l’image, s’arrêtèrent sous les panneaux. Joey se redressa sur son siège. Le visage de Lord Hector Neville venait d’apparaître.
Joey venait de subir un électrochoc :
— Arrête-toi ! Stop ! Gare-toi sur le côté ! hurla-t-elle de toutes ses forces.
Willebrod tourna brusquement le volant et s’arrêta sur le bas-côté. Le paléontologue négocia la manœuvre dans l’urgence ; la moitié avant du véhicule se trouvait à califourchon entre le trottoir et la route. Les deux occupants du véhicule sortirent avec précipitation et rejoignirent les badauds subjugués par le sourire charmeur du directeur du musée.
Lord Neville portait une blouse blanche de chercheur. Joey le trouvait absolument ridicule accoutré de la sorte. Malgré l’absurdité de la situation, Joey prêta une oreille attentive aux propos du directeur du musée. Elle comprit rapidement pourquoi les passants commençaient à s’agglutiner sur les trottoirs : c’était le grand jour, Lord Neville s’apprêtait à annoncer à la face du monde la naissance des premiers mikrosaures. Voilà pourquoi Magnus n’avait pas été avare d’informations dans le laboratoire. L’heure était venue. Les gestations étaient arrivées à terme. Tout en fixant l’écran, Joey se remémora le coup de sang du petit homme : « Personne ne pourra plus rien y changer ».
— Mesdames et Messieurs ! Voici l’avenir ! NOTRE avenir !
Les images défilaient et tout y était : le laboratoire, les couveuses, les œufs… Les taxis stoppaient leur course pour laisser descendre leurs passagers, interpellés par la voix du pseudo-chercheur se répercutant en échos contre les façades des immeubles. Touristes, restaurateurs, vendeurs de souvenirs et hommes d’affaires vinrent peu à peu grossir les rangs des curieux.
— Que diriez-vous d’offrir à votre enfant le plus incroyable des animaux de compagnie ? interrogea l’image de Lord Neville en fixant la foule. Pourquoi s’encombrer de figurines grossières ou de compagnons ordinaires quand la science vous offre la chance de partager votre vie avec une créature aussi docile qu’un chien mais ô combien plus extraordinaire ? À quoi bon perdre votre temps à élever des reptiles paresseux dans un terrarium quand mes équipes vous permettent de domestiquer des êtres bien plus passionnants ? Observez ! La taille de nos dinosaures miniatures se prête parfaitement à un quotidien domestique ! Laissez votre imagination vagabonder... Prenez une minute pour vous reconnecter à l’enfant que vous étiez !
Sur l’écran, Joey observa Neville s’accroupir et prendre dans ses bras un bébé corythosaure. La créature, véritable peluche à écailles, possédait de grands yeux ronds brillants surmontés d’une rangée de cils parfaitement recourbés. Le mikrosaure était la chose la plus mignonne que Joey n’avait jamais vue.
— N’est-il pas terriblement attachant ? argua Neville en lui caressant le sommet du crâne.
Neville confia le mikrosaure en plein bâillement à un assistant avant de continuer son monologue.
— Quatre œufs sont arrivés au bout de notre processus de gestation, ce qui signifie que seulement quatre petits humains pourront très bientôt accueillir un bébé comme celui-là. Les enfants, c’est maintenant à vous que je m’adresse. Pour espérer devenir le maître d’un mikrosaure, il faudra vous plier à plusieurs étapes de sélection afin d’obtenir successivement trois statuts : celui d’Aspirant, de Prétendant et d’Élu. Les plus méritants d’entre vous seront sélectionnés ! Ces statuts représentent autant de marches à gravir pour devenir Maître-mikrosaure. Demandez vite à vos parents de vous acheter un ticket pour espérer participer à notre première loterie ! Elle aura lieu le jour du réveillon de Noël au théâtre Poppler. Mais avant, j’ai une surprise pour vous... La chance tombe parfois du ciel !
La foule retint son souffle. Tandis que Lord Neville prononçait ces mots dans un gloussement de contentement, un bruit sourd se mit à bourdonner. Un hélicoptère déchira les nuages et se mit à faire du vol stationnaire au-dessus des spectateurs sidérés et ébouriffés. Le bruit de ses hélices était assourdissant. Elles continuaient de brasser l’air gelé quand la porte latérale de l’appareil s’ouvrit dans un crissement strident. Deux hommes masqués, vêtus d’une armure sombre, étaient à bord. Ils tenaient à quatre mains un énorme sac qu’ils renversèrent sans attendre sur le public. Des centaines et des centaines de petits œufs s’échappèrent du sac et se mirent à planer lentement dans les airs, ballottés de gauche à droite par les bourrasques qui s’engouffraient dans la toile de leur petit parachute. Spontanément, petits et grands levèrent les mains au-dessus de leur tête.
Lord Neville offrit à la foule un large sourire d’une blancheur étincelante :
— Parmi ces milliers d’œufs, dix vous offriront le privilège de participer sans contrepartie financière à notre test d’Ambition. Lui seul vous ouvrira les portes du théâtre Poppler ! Montrez-vous à la hauteur de la tâche en devenant Aspirant et participerez à notre merveilleuse loterie ! Ouvrez votre œuf ! Si l’hologramme d’un mikrosaure apparaît, vous touchez du doigt votre rêve ! Rendez-vous le vingt-quatre décembre au théâtre Poppler !
L'hystérie s’était emparée des spectateurs. Ils sautaient, criaient, grimpaient aux réverbères, montaient sur les poubelles, vociféraient, se bousculaient, s’insultaient, se jetaient au sol, rampaient, soulevaient les plaques d’égout afin de récupérer le maximum d’œufs espérant que l’un d’entre eux laisserait s’échapper la silhouette animée d’un mikrosaure tout juste éclos.
Les nuages étaient-ils jaloux ? Ils saupoudrèrent à leur tour des pompons gelés sur ce terrible bazar. Les flocons s’écrasaient sur le visage de Joey, immobile et pétrifiée. Willebrod la saisit par les épaules et la pressa de quitter les lieux. Ses yeux s’attardèrent un instant à ses pieds. Joey devina un œuf recouvert de bouillasse, son petit parachute piétiné sur le sol. Il était en sale état mais la fillette le trouva magnifique. Joey ressentit à nouveau cet étrange mélange d’envie et de honte. Chacun des œufs qui tombaient du ciel était la promesse d’un bouleversement grandiose.
Sinon je trouve l'annonce à peu rapide et plan plan, ça mériterait que tu lui donnes un peu plus de peps, de ressentie des la population, de suspense ....
Oh, on change une nouvelle fois de direction ! Ou comment le grand méchant met tous les enfants (petits et grands) dans sa poche.
Cela fait un peu "pokémon" cette histoire de devenir maître Mikrosaure. Et lorsque tu vois le succès qu'a eu Pokémon Go, tu te doutes que la scène que tu as décrites est 100% crédible. Sauf que les adultes vont vouloir également participer XD.
Sympathique l'étape de sélection, moins destiné à donner des dinos qu'à trouver le bon ADN à mon avis...
Sinon j’aime bien cette immersion dans sa tête, ca lui donne encore plus de caractère : « Elle en était certaine, c’est la voix de ce vil petit homme qu’elle avait entendue le soir de la disparition de la momie lorsqu’elle et Siméon étaient enfermés dans le débarras. »
Pour l’introspection, je trouve qu’elle est complètement justifiée et bienvenue, elle humanise Joey encore plus. Comme toutes les petites filles, elle sait qu’elle va se faire gronder et le vit mal. Pour la rendre plus vivante et peut être plus accessible pour les enfants (qui aiment beaucoup les dialogues) pourquoi ne pas le transformer (c’est une suggestion), en Joey qui shoote dans les feuilles en parlant en mode : « j’y peux rien, moi si je suis tombée la dessus », « il fallait bien que quelqu’un agisse » « et puis j’ai toujours trouvé ce Magnus louche »…c’est des idées, je sais pas si tu vois le délire.
Tellement mignonne la mini cooper verte…j’en rêve !
Pour la fin du chapitre, je trouve que c’est une super idée : le fait que leur cauchemar se retrouve en grand écran sur Piccadilly circus, c’est effrayant !
L’idée des tickets de loterie est géniale ! l’envie et l’horreur que resse Joey sont tout à fait légitime et on comprend enfin le titre avec les élus ! Ca donne envie de voir cette nouvelle quête ! C’est super génial ! C'est un chapitre très important qui, à mon sens, fait complètement basculer l'histoire. (On rentre un peu dans l'univers de Charlie et la chocolaterie !)
Je suis d'accord, cela manque d'action... Il faut que je réfléchisse à ce sujet.
Concernant les tickets, je n'ai pas réagi tout de suite avec Charlie et la chocolaterie. Il m'a fallu plusieurs mois pour me dire : "Mais attends, c'est le même principe !". Je me dis que les influences sont vraiment puissantes... J'espère que ça ne ressemble pas à un mauvais plagiat... :/
Merci de ton message :)