Chapitre 15 : L’assassinat

L’entrevue avec l’atiki ne s’était pas déroulée comme prévu et Aeryl avait besoin de se changer une nouvelle fois les idées. Elle décida de rejoindre le bar de la veille. L’ambiance devait être plus calme durant la journée, mais surtout, il y aurait probablement moins de monde.

La cave, silencieuse et vide, répercutait chacun des pas de la jeune fille. Elle toucha délicatement du bout des doigts les pierres grises du mur. Contrairement à ce qu’elle aurait cru, elles dégageaient une faible chaleur très agréable. Et dire que la veille, une marée humaine la bousculait et lui marchait sur les pieds sans relâche. La douce mélodie qui s’échappait, ce soir-là, du fond de l’alcôve lui revint en tête et, vérifiant qu’il y avait personne aux alentours, elle entama quelques pas de danse. Ou plutôt, elle tourna sur elle-même les mains posées sur sa poitrine, ne sachant pas vraiment danser. Bercée par ce son créé de toute pièce par son imagination, elle se laissa entraîner à travers la pièce jusqu’au piano à queue au bois noir strié de gris. Aeryl se sentait étrangement attirée par l’instrument qui l’appelait par l’intermédiaire de ses claviers ouverts. Osant s’approcher du piano, elle finit par céder à la tentation et s’assit sur le tabouret. Elle appuya sur une touche et le piano sortit une note. La jeune fille ne savait pas jouer de cet instrument, ni d’aucun autre d’ailleurs. Les seuls instruments qui existaient dans son village étaient un petit tambour et différents types de flûtes sculptées à même les arbres, et puis ça ne l’avait jamais intéressé jusque-là. À titre de comparaison, le piano à deux claviers paraissait infiniment plus complexe à manier, mais les notes qui en sortaient résonnait mélodieusement dans l’écorce même de l’arbre et emplissait la cave d’un son suave.

-Tiens, tiens. Une musicienne. Pas très douée, je dois admettre.

Une paire de lunettes rondes la regardait. Affolée d’avoir été prise sur le fait, la jeune fille se leva précipitamment de son tabouret en s’appuyant sur une touche du piano, qui éjecta une note grave et dissonante. Dakill, le batteur, se tenait devant elle, arborant un large sourire franc sur les lèvres. Il exprimait une grande fierté d’avoir pris la jeune fille par surprise et se satisfaisait encore plus de sa réaction.

-C’était ouvert, se justifia-t-elle en mordant le bout de son index.

-Je sais. C’est moi qui aie ouvert la cave pour m’exercer un peu avant la répétition de cet après-midi. Je m’absente deux minutes pour aller chercher mes baguettes, et je surprends déjà une invitée surprise.

Un peu gênée par son intrusion, Aeryl tenta de cacher sa mine déconfite.

-Le piano m’a attiré, j’avais l’envie irrépressible de toucher une note.

-Je comprends, nos instruments ont été fabriqués à partir du bois provenant de Palid. C’est comme s’ils avaient une âme.

Dakill fit tournoyer les baguettes dans ses mains puis il s’assit devant sa batterie. Il posa son pied sur une pédale et un marteau alla taper sur une grosse caisse. Les baguettes frappaient tantôt doucement, tantôt avec une force plus appuyée sur les différents tambours et la cymbale, avec une précision chirurgicale. Il donnait le rythme grâce à la souplesse de ses poignets et son pied battait la mesure sur la grosse caisse. Il ferma les yeux et accéléra le rythme. Aeryl ouvrit la bouche d’émerveillement devant la dextérité du batteur.

-C’est pour voir cette expression sur le visage des gens que je joue en concert, s’amusa-t-il en voyant la réaction de sa spectatrice improvisée.

Aeryl se ressaisit et se rendit compte de la stupidité qu’elle dégageait, la bouche grande ouverte, comme s’il elle cherchait à gober les mouches qui tournaient dans la pièce.

-Comment sont les gens dans ton village ? Demanda-t-il soudainement.

Comprenant à la réaction hésitante de la jeune fille que sa question était hors de son contexte, il se reprit en arrêtant de jouer de la batterie.

-Je veux dire, sont-ils plus naturels, moins cupides, moins arrivistes ?

-Je ne sais pas trop, se contenta-t-elle de répondre en haussant les épaules.

-Je sais que ma question peut paraître bizarre. Tu sais, je suis né ici et j’ai passé la plupart de mon temps dans cet arbre. Les seules fois où j’ai pu explorer les autres villages, c’était lors de nos concerts. Ici, les gens suivent les dernières modes, se racontent les derniers potins à longueur de journée et tentent de s’attirer les faveurs des élus. Les habitants des autres villages de la forêt ont acquis la réputation de personnes simples d’esprit et d’assez… primaires. En retard sur nous, ajouta-t-il, gêné.

-Ils sont différents. Plus naturel, certainement. Simple d’esprit, certainement pas. Et moins cupide, je ne suis pas sûr. Ca dépend des personnes, répondit enfin Aeryl.

-Oui, ici aussi, il y a des personnes de confiance, admit Dakill. Mais c’est dur de les trouver.

-Jori est-il digne de confiance ?

C’était maintenant au tour du batteur de ne plus savoir quoi répondre. Il plissa les yeux pour mieux cerner la question de la jeune fille et comprendre où elle voulait en venir.

-Jori ? Répéta-t-il. Oui, il est dur et froid, mais s’il a une qualité, c’est bien sa droiture.

La tête-de-mort apposée sur le vieux T-shirt troué de Dakill la fixait depuis ses orbites creuses, ce qui ne la rassurait pas vraiment dans l’obscurité de la pièce. Elle savait pourtant que ce n’était qu’une image, mais cette allégorie lui fichait la chair de poule.

-Il tient sûrement ça de ses origines, lâcha Aeryl entre ses dents, plus pour elle-même que pour son interlocuteur.

-Tu es donc au courant, répondit-il.

Son air neutre indiquait qu’il ne prenait pas parti dans ce débat. Il préférait se fier et le juger sur ses actes plutôt que sur son sang. Elle aimerait pouvoir raisonner de la même façon, mais l’aversion que cette révélation lui procurait l’empêchait d’être lucide.

Le peuple de la forêt avait autrefois été en guerre contre ces sauvages de la montagne. Les horreurs dont avait fait preuve les deux camps avaient marqué les esprits, et une grande animosité demeurait, se transmettant de génération en génération. Même dans les endroits les plus reculés de la forêt, comme son village. Alors voir un de ces monstres en face d’elle la répugnait, d’autant plus qu’il gouvernait les oxatans.

La jeune fille ne put s’empêcher de déglutir de dégoût, puis de tirer la langue, ce qui n’échappa pas à Dakill.

-Très peu de gens l’apprécient à sa juste valeur. Tous le considèrent en étranger, reprit-il d’une voix imperturbable. Et pourtant, il est sans aucun doute celui qui a le plus donné de lui-même pour la forêt et ses habitants, mais aussi celui qui a le moins reçu en retour. Je n’aime pas non plus son insensibilité, mais je dois reconnaître qu’il nous apporte beaucoup et qu’il ne peut y avoir d’atiki plus compétant.

Dakill avait à peine fini sa phrase qu’une femme fit irruption dans la cave. Sa longue robe rose pâle battait l’air sous son agitation. Elle courait en tentant de ne pas s’emmêler avec le tissu de sa robe. Son visage lui rappelait vaguement quelqu’un, mais Aeryl ne put se rappeler qui c’était ni où elle l’avait vu. Ce qui devait se produire arriva, la jeune femme marcha sur l’un des pans de sa robe et s’écroula de tout son long sur le sol de pierre. Dakill et Aeryl se précipitèrent à son aide. Du sang coulait de son menton, qui commençait déjà à se tuméfier. Dakill sortit un mouchoir de sa poche et l’apposa sur la plaie.

-Aslaug, tu devrais faire plus attention, la réprimanda-t-il avec un mélange de compassion tout en se mordant la lèvre pour ne pas exploser de rire.

La femme ne prêta pas attention à sa remarque et se perdit dans la contemplation de sa robe.

-Oh non, la voilà qui est toute déchirée maintenant, se lamenta Aslaug, éplorée. Je l’avais payé une fortune celle-là et elle était toute neuve.

D’un hochement de tête, le batteur désapprouva le matérialisme de son amie.

-Ca m’embête vraiment, je vais devoir en acheter une nouvelle. Une robe rouge peut-être. Non, mauvaise idée, le rose, le rouge, ça se ressemble trop. Peut-être que du noir serait mieux. Finalement non, je vais prendre du vert, ça fait longtemps que je n’avais pas acheté de robe verte, caqueta-t-elle sans prendre de respirations. Ah, je sais laquelle je vais choisir. Oui ! Celle qui est exposée dans la vitrine de Vert’Ement.

Elle s’adressa ensuite à Dakill, qui ne cachait pas sa lassitude à l’entendre jacasser futilement.

-Tu sais, c’est la boutique qui vient d’ouvrir à la place de l’ancien café. Quel était son nom déjà ?

-L’Arbréro, répondit le batteur avec un grand soupir.

-Oui. Peu importe, je m’égare. J’étais venu pour une raison très importante mais bon, envolée.

Exaspéré par la volubilité de la femme, Dakill glissa un clin d’œil à Aeryl et lui souffla dans l’oreille.

-Oui, elle est toujours comme ça.

Aslaug se rendit seulement compte de la présence d’Aeryl. Son visage innocent et éthéré se tourna vers elle, puis elle s’enquit de l’identité de la tête blonde qui se trouvait devant elle d’un léger haussement de sourcil. Dakill se chargea de présenter la nouvelle venue assez brièvement.

-Tu es donc nouvelle ici. Il faudra que je te montre les lieux les plus à la mode. On pourra commencer par Vert’Emen pour que j’aille acheter ma robe. Tu me diras ce que tu en penses, se pâma-t-elle de joie. Ça te dirait d’y aller dans une heure, le temps que j’aille me changer ? Je ne vais certainement pas me balader avec cette robe déchirée de haut en bas.

Aslaug resplendissait par son sourire et sa bonne humeur. Elle était le rayon de soleil dont Aeryl avait bien besoin ces derniers temps et cette dernière accepta avec joie sa proposition. Bien qu’elle n’affectionnât pas tellement de faire les boutiques, elle avait besoin de se changer les idées.

-Et la répétition Aslaug. Ta harpe ne va pas jouer toute seule.

Ça y était. Aeryl se souvint alors où elle avait vu la jeune femme au visage d’ange. Elle faisait partie du groupe des Araignées du Placard, et elle avait jouée de la harpe la veille. Aeryl ne l’avait pas reconnu tout de suite à cause de sa nouvelle tenue, mais aussi parce que la veille, ses cheveux lui tombaient devant le visage quand elle avait joué.

Aslaug prit soudainement un air affolé. Sa robe déchirée et la répétition devinrent insignifiantes, et une main craintive se plaça devant sa bouche grande ouverte.

-Dakill, j’ai oublié de te dire, s’excusa-t-elle d’une voix timide exprimant la culpabilité. Il s’est passé quelque chose de grave. Très grave.

L’insouciance dont la harpiste avait fait preuve jusqu’à ce moment s’était envolé, emportant avec elle sa bonne humeur maladive. Ses dents se serrèrent de désarroi et elle semblait effondrée par son oubli. Dakill la réconforta en la prenant dans ses bras, ce qui eut un effet immédiat. Il devait compter énormément aux yeux d’Aslaug pour à ce point influencer ses émotions.

-Bon, alors, que s’est-il passé ? Demanda-t-il en tentant d’apaiser son amie.

-C’est…, bégaya-t-elle. C’est…

Elle éclata en sanglots. Et dire qu’il y a à peine quelques minutes, elle resplendissait d’un bonheur innocent et naturel, la voilà maintenant totalement bouleversée.

-Calme-toi. Prends une grande inspiration, lui conseilla Thomas, joignant le geste à la parole.

La jeune femme se calma progressivement, puis elle put reprendre la parole.

-Crista a été assassinée.

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