Chapitre 15

Par Elka

— Au moins, y a peu de risques qu’on réussisse à nous prendre en chasse avec cette circulation.

— On va dire ça, répondit Leïla la mine grave.

Ils roulaient au pas, sinuant entre les carcasses de véhicules renversés ou poussés dans les fossés, écrasant des débris de véhicules et de végétations, évitant de regarder les blessés, les urgentistes, les personnes accroupies au sol ou hagardes.

Puis, au bout d’un moment, ils ne virent plus de valises éventrées ou de morceaux de tôles. Le tronc des arbres alentour n’était plus fendu ou craqué. La sirène des pompiers se fit lointaine. Leïla put accélérer légèrement et l’ombre qui planait dans leur voiture prit un peu de hauteur.

— On a encore trois bonnes heures de route, annonça Leïla d’un ton ragaillardi.

Sofiane imagina que la perspective de voir sa mère lui faisait du bien.

— Elle sera contente de te voir, déclara-t-elle comme si elle avait lu ses pensées. La dernière fois qu’on a parlé de toi, ça n’allait pas fort.

— Moi aussi ça me fera plaisir, assura-t-il. Même si j’aurais aimé que ce soit en d’autres circonstances.

Il regarda Fatou via le rétroviseur, ses prunelles d’onyx ne le quittaient pas.

— Tu vas beaucoup aimer madame Fettich, dit-il. Elle raconte les meilleures blagues du monde.

— Comme quoi ? demanda la petite.

— Qu’est-ce qui est petit, rond, vert, qui monte et qui descend ?

Fatou fronça les sourcils tandis qu’un sourire sincère ourlait la bouche de Leïla.

— Un petit pois dans un ascenseur ! révéla-t-il.

La mine d’incompréhension de Fatou fut si franche et enfantine qu’il éclata de rire. Il eut l’impression de rejeter ses années de dépression, la déception sur le visage de sa maman, sa culpabilité d’avoir tué quelqu’un en se croyant le meilleur de tous.

Quand il reprit son souffle, Leïla lui tendit un paquet de mouchoirs. Ses yeux brillaient. Sofiane se moucha bruyamment.

— Désolé, dit-il pour Fatou.

— Pourquoi il y aurait un petit pois dans un ascenseur ? interrogea-t-elle.

— Très bonne question, répondit Leïla. Il faudra demander à ma mère.

La petite hocha la tête, très sérieuse. Sofiane appuya le coude sur la vitre et observa l’extérieur. Le vaste ciel bleu paraissait le narguer. Il l’imagina piqueté d’étoiles, vit apparaître en filigrane la carte des constellations, la traînée blanche de la voie lactée ; les champs s’effacèrent dans l’obscurité, mais il savait que la terre avait remplacé l’herbe, que s’il ouvrait la fenêtre une odeur de fumée viendrait se plaquer contre son palais et lui mordre les yeux. Il tenait sa main dans la sienne et aucun ne voulait lâcher prise, parce que quand ils se lâcheraient, ils ne se verraient plus jamais.

Il se réveilla dans un violent sursaut. Leïla lâcha un petit cri.

— Tu m’as fait peur ! reprocha-t-elle, avant d’aussitôt demander : tout va bien ?

— J’ai fait un cauchemar, mentit-il.

Ce n’était pas un rêve non plus. Ce n’était pas un songe du tout. Il plaqua la main sur sa bouche.

— Tu peux t’arrêter ?

Elle s’exécuta – la route était déserte – et Sofiane vomit les chips boulottées sur l’aire d’autoroute.

Leïla lui frottait le dos tandis qu’il reprenait son souffle, les mains sur les genoux. Elle lui passa une bouteille d’eau.

— Tu dois nous couver quelque chose, diagnostiqua-t-elle.

— Je crois pas.

Il prit une gorgée, la recracha, et but la suivante. C’était comme si son corps rejetait ce que lui mitraillait la cervelle… en vain.

— Tu trembles.

— J’ai peur, Leïla. Je sais même pas de quoi.

— Je peux faire quelque chose ?

Il secoua la tête mais prit sa main, un peu désespérément, espérant qu’elle passerait ses bras autour de lui et que le temps partirait à rebours.

Ils retourneraient sur son lit, à vingt-deux ans, épaule contre épaule, à lire le dernier tome de Naruto.

Mais rien de magique ne se passa. Leïla lui serra la main à lui briser les phalanges, sans pour autant se rapprocher. Il but à nouveau et lui rendit la bouteille, rompant leur contact.

— Que tu sois là, ça m’aide déjà énormément, confia-t-il.

— Tant mieux. Tu es prêt à repartir ?

Il acquiesça et, une fois rassit, rassura immédiatement Fatou.

— J’ai parfois le mal des transports. Je vais beaucoup mieux.

Elle se rapprocha de lui, tirant sur la ceinture de sécurité, et alors que Leïla refermait sa portière, glissa à mi-voix :

— Tu te souviens de quelque chose ?

Une bouffée de panique remonta dans sa gorge. Sofiane regarda Fatou bien en face, affronta ce regard trop vieux dans ce corps trop jeune et dit :

— Je ne veux pas parler de ça pour le moment.

— D’accord, répondit-elle. Désolée.

Elle se laissa retomber contre la banquette et sortit un Gros à moitié endormi de son sac. Il ronronna à plein régime sur ses genoux. Leïla lui jeta un coup d’œil interrogateur, mais il fit un geste pour éluder et elle remit le contact sans insister.

— On arrive bientôt, déclara-t-elle pour l’apaiser.

Il hocha la tête et décida, de façon un peu infantile, qu’il écouterait Fatou une fois chez madame Fettich. Il doutait que la mère de Leïla puisse éclairer quoi que ce soit, mais elle l’avait tellement aidé étant gamin qu’il voulait y croire.

— Y a du chocolat dans la boîte à gant, informa Leïla.

Il la soupçonna de vouloir à tout prix briser le silence. Son amie avait fait une petite réserve à la station d’autoroute.

— Des nounours à la guimauve, s’esclaffa-t-il. J’adore ça.

Il en proposa à Fatou sous le rire léger de Leïla.

— À ton avis, pourquoi j’en ai pris ? Je te connais par cœur.

Ils échangèrent un regard plein de chaleur qui lui retourna l’estomac, mais d’une façon agréable cette fois.

— Est-ce que vous êtes amoureux ?

Ses joues chauffèrent aussi subitement que le jour où sa mère était entrée sans frapper alors qu’il découvrait le porno.

— Pourquoi tu demandes ? s’enquit Leïla avec gêne.

— On dirait que vous êtes amoureux, répondit Fatou avec sa franchise déconcertante.

Il y eut un sentiment de flottement pendant lequel même Gros arrêta de ronronner. Sofiane voulut observer Fatou dans le rétroviseur, mais tomba sur la mine grognon de son chat et il ne put s’empêcher de sourire. Son relâchement parut détendre aussi Leïla, qui répondit pour eux :

— On l’a été, y a longtemps. C’est fini maintenant, on est juste très bons amis.

Les mots s’enfoncèrent douloureusement dans la peau de Sofiane. Il pinça les lèvres pour ne rien ajouter, mais l’attention qu’il porta sur son amie parla pour lui ; elle noua davantage ses mains au volant, de la tristesse voilant ses yeux bruns.

— Pourquoi vous l’êtes plus ? s’enquit Fatou.

Sofiane se tassa un peu plus dans son siège. Comment parler de sexe à une gosse ? Pourquoi seulement envisager de le faire ? Il allait trouver une réplique maladroite pour arrêter la conversation, mais Leïla déclara avec une pédagogie surprenante :

— Il n’aimait pas la musique, alors que j’adorais ça.

Elle vérifia sa réaction d’une œillade, puis poursuivit :

— On a essayé de faire en sorte que ça marche, parce qu’on était vraiment amoureux. Mais c’était compliqué. Soit je me forçais à ne pas en écouter, soit c’était lui qui se forçait.

— Juste parce que vous aimiez pas la même musique ?

Fatou fronçait les sourcils, mais Sofiane avait le sentiment qu’une part d’elle comprenait un peu.

— On était quand même amoureux, tint-il à préciser en fixant Leïla. Moi, je l’étais encore. Je me sentais coupable de pas aimer… la musique.

— On ne va pas encore avoir cette conversation, répliqua Leïla tristement. Moi, je me sentais coupable de ne pas pouvoir m’en passer.

— On a sûrement pas tout essayé. On pourrait recommencer, laissa-t-il échapper.

— C’est peut-être pas le bon moment pour en parler, esquiva Leïla.

Il s’excusa et fit signe à Fatou, qui allait poser une autre question, de ne pas insister. Elle parut vexée, mais obéit.

Il voulait recommencer. Ces dernières heures lui avait démontré que la présence de Leïla lui faisait du bien. Quelques années étaient passées, il avait peut-être changé d’avis sur le sexe ? Ce qui le laissait de marbre avant, ce qui le tendait, n’aurait peut-être plus court aujourd’hui ? Ou peut-être que Leïla y accordait moins d’importance ?

Il serra les mâchoires pour se retenir de trop y penser. Encore deux heures de route.

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Liné
Posté le 29/09/2022
Haaaa, c'est finiii ? T.T

Très cool, d'aborder ces sujets de sexe (Sofiane est peut-être asexuel ?), d'autant que c'est amené d'une façon très simple et mignonne.

J'ai lu les derniers chapitres sans commenter, parce que je me serais répétée. C'est signe que cette histoire est cohérente, que mes impressions restent les mêmes de chapitre en chapitre, et que je n'ai pas envie de m'arrêter dans ma lecture pour proposer une analyse trop poussée : je me suis laissée porter !

Du coup, ben... Après avoir dit que je ne voulais pas me répéter, je vais me répéter hahaaa ! Elle est toute tendre, cette histoire. Je crois que ce qui la caractérise le plus à mes yeux, c'est l'humanité et la douceur des personnages. On a l'impression de les suivre comme dans du coton, et en même temps l'intrigue et les scènes d'action nous ramènent à des réalités par folichonnes : un beau contraste !

L'intrigue, justement, tu sèmes des indices à droite à gauche qui nous encouragent encore plus à tourner la page. Et les transitions entre scènes d'action et scènes plus intimes fonctionnent très bien ! Bref, le rythme est là ;-)

J'espère que la rentrée te permet de garder un bon cap, et qu'on aura bientôt la suite ! Sans aucun pression évidemment ;-)
Elka
Posté le 01/10/2022
Coucou Liné,
Aw merci tout plein pour ce commentaire ♥ Quand je pense que j'avais envisagé de ne pas poster plus de cette histoire, début août, et qu'au final j'ai eu cette vague d'encouragement et de gentillesse qui m'est tombée dessus de tous côtés !
Sofiane est asexuel. Ce n'est pas très grave si on en n'est pas sûr tant que l'idée traverse. L'un des premiers dialogues que j'ai eu en tête pour l'histoire c'était celui-là, cette métaphore un peu bancal.

Merci encore pour tes retours, Liné ♥
Nanouchka
Posté le 22/09/2022
{*} Ahhhhhhhhh, c'était donc ça. Très, très chouette comme raison. J'ai hâte de voir ce que tu vas en faire, en effet. (Si tu en fais quelque chose.) C'est la première fois que je vois ce sujet abordé dans un roman.
{*} Transition a été un peu trop brusque pour moi entre la blague du petit pois (c'est la seule blague que je connais, je la ressors tout le temps) et le vomi de chips. Peut-être décrire un peu plus le songe aurait aidé ? Dans les lignes abstraites, d'atmosphère, pas dans la révélation du contenu.
Elka
Posté le 24/09/2022
Merci ♥
Je vais adoucir cette transition, c'est une bonne idée de s'attarder un peu plus sur son rêve.
Team blague du petit-pois !

Bisous Nanou, à bientôt !
Tac
Posté le 05/09/2022
Yo !
J'adore que Gros vienne ponctuer les événements, genre en ronronnant ou en s'arrêtant. C'est vraiment le petit animal comique malgré lui qu'on peut trouver dans les animés x)
J'aime beaucoup la métaphore de la musique. Je trouve très intéressant que ce soit à cause de cette raison qu'il y ait eu rupture, et pas pour d'autres raisons un peu bidons qui pourraient se résoudre plus aisément au cours de l'histoire, et qui parfois sont là pour maladroitement justifier une rupture qui permet de justifier ensuite les tensions et le rapprochement entre les persos, parce que les tensions romantico sexuelles c'est un grand classique. Je te pardonne presque d'en avoir faite une dans cette histoire !
Je remarque néanmoins que l'adulte ici c'est surtout Leïla, la charge qu'elle se trimballe en soutenant autant Sofiane... ça me pose quand même question. Mais ce n'est pas la fin de l'histoire, donc je sais que ma perception actuelle peut encore être altérée :D
Vas-tu poster la suite ici ou faut-il que je te soudoie pour avoir la suite sous le manteau ?
Plein de bisous !
Elka
Posté le 08/09/2022
Hello !
C'est très dur d'imaginer cette histoire sans Gros xD C'était un parfait personnage pour animer les dialogues et amorcer certaines scènes ou conversations.
Merci pour la métaphore. J'étais contente de pouvoir aborder ce sujet, même si leur relation passée n'est pas le coeur du récit, ça m'a plu d'en parler.
Désolée pour les tensions romantico-sexuelles (bon, du coup rien de sexuel ici), je n'ai pas eu conscience d'en faire autant ahaha
Je pense que Leïla et Sofiane se sont construits ensemble en grandissant, et que Leïla se laissait plus aller avec lui, qui savait en échange se montrer sérieux et responsable de temps à autre. Mais avant d'aller mal, Sofiane était quand même du genre à partir bille en tête, confiant en son invulnérabilité. Plus jeune, ça le rendait un peu orgueilleux, en grandissant juste stupidement téméraire.
Mais là, il est encore en dépression, alors Leïla semble beaucoup porter. Mais il en a aussi besoin pour aller mieux.

Non, je posterai la suite. Sûrement ce weekend, maintenant que je suis à jour de mes réponses de commentaires !
Merci mille fois d'avoir lu et commenté si vite !
GueuleDeLoup
Posté le 04/09/2022
Hello Claquounette,

Jolis chapitres transitionnels. C’est vraiment cool de comprendre ce qui se passe entre les deux adultes et je trouve aussi que la métaphore de la musique est joliment trouvée.
En tout cas on commence à sentir qu’il y a un gros trucs derrière l’existence de Fatou et Sofiane et ça donne envie de savoir quoi. Par contre, je ne sais pas si c’est ce que tu as prévu, mais je pense que ça serait cool de ne pas le faire traîner trop longtemps non plus. Il y a une ambiguïté entre l’empathie que tu peux ressentir pour le personnage (qui ne veux pas savoir) et un sentiment de lecteur qui trouve que c’est une excuse pour ne pas te révéler le mystère tout de suite.

Voilà pour ces deux chapitres. Je te fais de gros bisous et à bientot !

:X
Elka
Posté le 08/09/2022
Loulou ♥
Bon, j'espère que tu n'auras pas l'impression que les explications traînent ! D'autant plus que la lecture fragmentée et l'attente peuvent ne pas aider >< Je l'avais en tête en écrivant, mais ça veut pas dire que c'est réussi.
Merci pour cette métaphore, comme dit à Tac, j'étais contente de frôler le sujet.

Bisous !
Rachael
Posté le 02/09/2022
Ils ont un passé encore plus riche que je l'imaginais, ces deux-là.
On rentre carrément dans leur intimité, là. Cela confirme ce que j'avais senti : il est encore amoureux d'elle, alors que pour elle, c'est plus compliqué. Cette métaphore de la musique, trop drôle, mais très bien vu !
Moi j'ai toujours bien aimé ce côté absurde de la blague du petit pois (et d'autres du même genre), mais je comprends que ça puisse ne pas passer et être jugé débile (car ça l'est, indubitablement!).
Dans le genre blague ou pas, dire que le sexe le laissait de marbre peut donner lieu a des imagines évocatrices qui ne sont pas forcément celles que tu cherches (if you see what I mean...)
Jusqu'ici, vraiment très chouette histoire, dans laquelle je suis rentrée complétement (malgré les super pouvoirs chelous), et dont j'ai hâte de découvrir la suite.
A bientôt !
Elka
Posté le 03/09/2022
Oui, tu avais bien compris leur dynamique actuelle.
Alors je see what you mean, mais il m'a fallu de très longues secondes "xD Je changerai, alors.
La nullité de la blague du petit pois est sa perfection !

Merci pour ta lecture intensive et tous tes retours, Rach !
Cricri Administratrice
Posté le 31/08/2022
Appréciable petite parenthèse entre deux tempêtes (en tout cas, on en a laissé une fameuse dernière), c'est un peu doux-amer, mais je dirais plutôt doux. Fatou qui ne comprend pas la blague du petit pois, mais je la comprends TELLEMENT. Je ne l'ai jamais vraiment comprise non plus xD Je n'attendais pas du tout à découvrir aussi intimement ce qui a causé le problème du couple de Leïla et Sofiane, j'avais eu tendance à tout mettre un peu rapidement sur sa dépression. C'est plutôt fin de passer par la métaphore musicale et, le côté assez douloureux de la chose, c'est qu'au final, ce n'est vraiment la faute à rien ni à personne. Comme quoi, ce qui différencie l'amour de l'amitié, eh bien, ce n'est pas forcément le sexe ; et je trouve ça très touchant de découvrir cette facette là de Sofiane.

Et je ne pense pas assez à le souligner, mais j'ai une grande admiration pour ton écriture à la fois fluide et évocatrice ♥
Elka
Posté le 31/08/2022

A propos de cette tempête, en m'appuyant sur le commentaire de Lou j'ai ajouté des précisions dans le manuscrit (mais j'ai pas actualisé ici, shame) pour souligner que des catastrophes climatiques y en a pas mal partout, mais que c'est la première fois qu'ils sont réellement touchés.
Parenthèse entre deux tempêtes... possible, qui sait ?
Je suis contente que tu aies apprécié et compris tout ce que je faisais passer (à force d'écrire des métaphores, on se demande si faut être cash ou si ça suffit comme ça). C'est une conversation que j'avais eu en tête plutôt tôtivement dans le projet, en réfléchissant à ce qui pouvait les avoir séparer. Quelque chose d'à la fois logique et injuste, en fait.

Merci pour le compliment sur mon écriture, Cricri ♥♥
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