Chapitre 15

Par Diogene

    Il faisait chaud, très chaud même dans l’appartement, l’atmosphère était lourde et presque étouffante, alors que la fenêtre était toute grande ouverte, faisant entrer un air glacial et humide.

     Les jambes croisées, elle portait l’une de ces robes fourreau, dont s’entichaient les riches élégantes. Chaussés à ses pieds, une paire d’escarpins byzantins, qui contrastait de manière frappante avec le hâle de sa carnation. Le buste dissimulé par une veste en cuir véritable ; les peaux tannées avaient une odeur tout à fait caractéristique, encore plus pour lui, qui avait un odorat fort sensible. Autour de son cou, elle portait un collier orné d’une pierre aux reflets bleutés en forme de larme. Un diamant soupçonna-t-il.

    Véritable ?

    Il n’aurait pu le jurer. Mais si tel était le cas… Il haussa imperceptiblement les épaules, il était bien loin de tous ces artifices. Ses cheveux ébène, ramenés en un étrange chignon maintenu par deux épingles de bambou, mettaient en valeur l’ovale de son visage et, bien que ses charmes n’opérassent pas sur lui, il comprenait qu’elle ne laissât pas indifférent plus d’un mâle ; certaines femelles également, comme il surprenait des œillades peu discrètes.
Posée en porte-à-faux sur son front, une paire de lunettes aux verres fumés renvoyait les éclats mordorés des lustres suspendus, tandis que ses yeux le fixaient d’un air moqueur. De couleur verte, il lui rappelait, par leur pâleur, ces minuscules statuettes de jade, qui encombraient l’une des étagères au comptoir. Son nez court était légèrement retroussé.

    Le souvenir d’un médecin maladroit lors de la reconstruction de son appendice fracassé ?

    Cela était étrange car, s’il en jugeait par toutes ces possessions coûteuses qu’elle avait revêtues, elle aurait pu, sans nulle peine, payer les honoraires du meilleur chirurgien plasticien, dans la plus prestigieuse des cliniques de la ville.

    Ou alors, était-ce par caprice ?

    Il sourit. En face de lui, sa compagne fit de même et dévoila des dents parfaitement alignées ; sinon des canines inférieures légèrement trop avancées. Elle décroisa ses jambes. Le frottement des gaines de soie produisait un son admirablement insupportable et abominable, mais il n’en montra rien et se contenta de tendre le bras en direction de la table basse.

    Dans l’alcôve, les rideaux, en feutre épais, étaient tirés, et les dissimulaient à toutes les vues, comme à toutes les oreilles ; il y avait veillé. Et quand bien même quelqu’un aurait désiré se montrer plus entreprenant encore, il n’aurait pas été déçu de la réception. Ou non…

    L’alcool dominait. Pourtant, solubilisés dedans, infimes fractions de la liqueur, les arômes subtils d’un parfum de fleurs de sous-bois s’en échappaient. Vue au travers de l’ambre, elle parut soudain être baignée dans une lueur crépusculaire, tandis que ses iris se paraient de reflets bleutés et métallisés. Silencieux, il trempa ses lèvres dans le breuvage et ferma les yeux.

    Sous ses paumes, la rugosité du cuir élimé de son fauteuil avait cédé la place à la douceur d’une litière humifère d’où s’exhalaient des odeurs humides et fraîches. À quelques pas de là, sur un rebord moussu, que se disputait une congrégation de trompettes des morts, des fraises mûres laissaient s’échapper un arôme sucré. Presque silencieux, les lieux n’étaient troublés que par le murmure lointain d’un ruisseau ; il rouvrit les yeux. L’alcool dominait à présent tous ses autres sens, malgré la persistance de notes boisées et florales. Étonné – il l’était toujours, chaque fois qu’il ingérait un peu de ce breuvage – il reposa son verre, un sourire en coin. En face de lui, il remarqua qu’elle n’avait pas touché à son cocktail.

    Par goût ? Par professionnalisme ? Ou alors se réservait-elle pour plus tard ?

    Négligente, elle balançait doucement sa jambe, comme pour tromper l’ennui, transformant en un étrange kaléidoscope, les reflets de lumière mirés sur sa chaussure et sur sa robe. Indéchiffrable, elle s’empara de l’enveloppe qu’il avait déposée devant lui un instant auparavant ; elle avait arrêté net son mouvement, comme pour mieux se concentrer sur le contenu de la missive. Derrière lui, la lourde tenture bruissait imperceptiblement, sous les assauts répétés d’un vent coupable. Dans ses veines, l’alcool se répandait, irrigant jusqu’au plus infime noyau cellulaire, sans qu’il en ressentît le moindre effet.

    Las, il fixa un long instant son verre, puis renonça. En face de lui, la dame dardait sur sa personne des prunelles avides, dans lesquelles se dissimulaient des abysses. Silencieuse, elle avait rangé les feuillets dans l’enveloppe qu’elle avait ensuite posée ensuite devant elle. Leurs regards se croisèrent. Stoïque, elle demeurait maîtresse d’elle-même malgré la profonde détresse qu’il sentait émaner de sa personne. Lentement, elle avait étendu la main en direction de sa coupe dans laquelle dansait une liqueur bleutée. Elle l’avait, à l’instar de son geste précédent, portée à hauteur de son regard.

    — Que voyez-vous ? aurait-elle semblé lui susurrer.
    — Je ne sais pas. Vous, sans doute, aurait-il murmuré.
    — Que vois-je ? aurait-elle ajouté.
    — Votre reflet ? aurait-il rétorqué.
    — Peut-être, aurait-elle soufflé, le verre porté à ses lèvres. Peut-être.

    Penché, il projetait sur la tenture d’étranges ombres animées, tandis qu’elle dégustait son breuvage mystérieux.

    — Est-ce à dire que vous acceptez ?

    Elle avait décroisé ses jambes, avant de les replier contre le capiton de son fauteuil. Une main plongée dans sa veste, il en tira un disque noir qu’il posa sur la table, avant de le pousser dans sa direction. Ses yeux ne l’avaient pas quitté tandis que sa main s’en était emparée, avant de le ranger dans l’enveloppe a demi-entrouverte. Au fond de ses prunelles pâles se reflétaient d’étranges images : une silhouette agenouillée, une autre allongée, une femme adossée au flanc d’un véhicule colossal, un homme allongé dans ce qui aurait pu être une baignoire, deux ombres perdues dans un dédale, le profil d’un homme avec un large chapeau, les traits lascifs d’une femme dans la nuit ; il soupira.

    Le vent avait entrebâillé les lourds rideaux et un air glacé et humide les enveloppait à présent.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez