Chapitre 14 - Stigmates

Notes de l’auteur : Il s'agit ici de la seconde version de chuchotement que je souhaite vous présenter ! Se voulant plus dynamique et poignant (je l'espère) dés le début du récit, anciens ou nouveaux lecteurs, je compte sur vos commentaires :)

Sous l’arche des cuisines, le son des conversations résonnait avec plus d’intensité que d’ordinaire. Les domestiques Rocheux et Kahas échangeaient avec bruit dans une ambiance conviviale, tandis que de fortes odeurs d’épices embaumaient l’espace. Nobles et personnalités royales allaient bientôt pouvoir profiter d’un dîner concocté par les cuisiniers Kahas, qui en l’honneur de leur hôte préparaient un véritable festin. Le personnel n’était pour une fois pas en reste et, avant l’heure du service, avait la joie de goûter aux spécialités kargiennes de leurs invités. Installée à mes côtés sur le banc de bois, Nawel m’expliquait d’une voix timide ce que contenait mon bol.

— C’est un Mloukhia, oun plat traditionnel chez nous. Ce sont des feuilles de joute et de corchorus haché avec de l’ail et de la coriandre. Le tout rend la chair de poulet très savoureuse, goûtez vous verrez !

Agitant avec peu de conviction le contenu de mon écuelle, j’évitai soigneusement le regard de ma voisine. Incapable d’oublier ce qu’avait fait son Prince à Adélaïde, ainsi que cette décontraction avec laquelle elle avait parlé de sa première épouse, je ne parvenais pas à faire preuve de bienveillance envers elle.

— C’est étonnant, finis-je par articuler, après avoir avalé quelques bouchées. Lorsque nous aurons achevé notre repas et avant que la noblesse n’ait terminé le leur, nous irons nous assurer que les feux de cheminée de leurs appartements soient toujours actifs et prêts pour la nuit. Après quoi nous irons aider la princesse Adélaïde à se dévêtir et se préparer pour dormir.

— À ce propos, intervint Rosalie quelques places plus loin, la Princesse a demandé que mademoiselle Pierre, la femme de chambre de la duchesse Clément s’occupe d’elle ce soir. La Duchesse a bien entendu aussitôt accepté sans poser de questions…

Je pouvais sentir peser sur moi le regard curieux de l’intendante, qui elle, devait avoir bon nombre d’interrogations à cet instant. Je hochai la tête avec raideur.

— Bien. Devons-nous nous occuper de la duchesse Clément à la place ?

— Ce ne sera pas nécessaire. Mademoiselle Pierre s’en occupera après la Princesse. C’est l’arrangement qui a été convenu pour ce soir !

— Fort bien… Dans ces conditions Nawel nous pourrons alors aller nous coucher une fois notre inspection des cheminées terminée, clôturai-je la conversation sans même lever les yeux vers la Kahas.

La jeune femme serra les mâchoires, avant de se concentrer sur son propre bol. La gorge nouée et la bouche en feu, je déglutis péniblement. Tout autour de nous, le brouhaha continu de nos voisins de tablée éclipsait notre silence. Je fixais la surface lisse de mon étrange soupe, et me perdais dans mes pensées.

Mon court échange avec monsieur Arcane, Alphonse, m’avait fait au chaud au cœur. Toutefois, ses derniers mots ne cessaient de tourner en boucle dans ma tête. « Cet homme a l’art de rendre la moindre de ses paroles énigmatiques, et je doute qu’une visite à la bibliothèque puisse m’être d’une quelconque aide », pensai-je, quand soudain ma cuillère glissa d’entre mes doigts et tomba dans ma soupe, souillant la nappe et mes manches.

Nawel me jeta un regard en coin, mais ne fit aucun commentaire. « La bibliothèque », réalisai-je. « Caché là où l’obscurité et la clarté aiment s’inverser, il croit que leur nom lui appartient. Les griffonnant à longueur de temps, et les rendants anonymes sur ces hautes étagères… », me remémorai-je les propos du chuchoteur de la Tour aux Oiseaux. Il y avait bien des années que je n’avais pas mis les pieds dans la Grande Bibliothèque du Cœur de la Montagne. Pourtant, je fus à cet instant certaine qu’il s’agissait de l’endroit où je devais me rendre pour rencontrer le Généalogiste.

 

~

 

Il aurait été possible de couper le silence au couteau. Nawel était accroupie devant l’âtre de la cheminée, et profitait pour un instant de la chaleur du dernier feu qu’il nous avait fallu ranimer. Me dirigeant vers la porte, prête à sortir, je continuais de ressasser mes pensées, et essayais de me persuader que ce qui arrivait à Adélaïde ne devait pas m’empêcher de poursuivre mes recherches personnelles. Alaric m’aurait d’ailleurs poussé à me rendre au plus vite dans cette fameuse bibliothèque… La poignée fermement maintenue entre mes doigts, je me fis le serment d’y aller dès le lendemain, quand la jeune Kahas rompit le silence.

— Je ne souis pas comme eux…

Cette phrase resta un instant suspendue dans l’air. La main toujours accrochée à la poignée, je me demandais tout d’abord si ces mots avaient bien été prononcés ou s’ils avaient été le fruit de mon imagination. Avec lenteur je me retournai, et scrutai le visage à la peau caramel de ma nouvelle compagne de corvée. Ses yeux aux couleurs d’ébène me fixaient sans détour, alors que ses lèvres charnues tremblaient imperceptiblement.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous me tenez pour responsable d’oune chose que je n’ai pas faite, sous prétexte que nous sommes dou même peuple.

— Votre comportement envers la princesse Adélaïde est étrange depuis le départ. Vous redoutiez de la rencontrer ! Vous saviez ce qu’ils allaient lui faire subir, n’est-ce pas ? demandai-je avec dureté tout en m’approchant d’elle.

— Si vous connaissiez mes maîtres, vous aussi vous redouteriez de rencontrer ceux des autres… répondit-elle alors que son regard me fuyait. J’ignore ce que votre Princesse a vécu, mais en voyant votre visage à la sortie de sa chambre, je n’ai eu aucun mal à l’imaginer. Ce visage, je l’ai trop souvent croisé…

— Vous voulez dire que… Il est normal chez vous… De… De vérifier par la force que la fiancée n’a jamais eu d’amant ?

— Si c’est là tout ce que votre Princesse a soubi, elle peut s’estimer heureuse ! trancha-t-elle en me glaçant le sang.

— Les coutumes de votre peuple…

— Mon peuple est beau ! Mais mon peuple n’est pas libre, haussa-t-elle le ton tout à coup, son accent de plus en plus présent. Peut-on juger un pays tout entier, ouniquement sur les agissements de ses maîtres ? Vous, oune domestique, mieux que quiconque devriez pouvoir répondre à cette question…

Les yeux de Nawel me toisaient avec émotion, tandis que son index pointait la cicatrice de ma pommette. Subitement elle saisit la poignée, que ma main avait tenue quelques instants plus tôt, et ouvrit la porte avant de m’attendre dans le tunnel sombre les bras croisés sur sa poitrine.

À la tête de notre expédition, mes pieds traînaient au sol tandis que je la guidai dans le Cœur de la Montagne, en direction de notre chambre. La Kahas avait lu en moi, comme dans un livre ouvert. Lorsque j’avais appris les agissements du prince Apophis, je l’avais immédiatement repoussée comme si elle avait elle-même été à l’origine de cet acte. Je l’avais stigmatisée par mon mépris.

— Nawel, je suis navrée… J’ai eu tort, vous n’êtes en rien responsable.

Mes paroles se répétèrent en écho dans la galerie du tunnel, et je ne pus voir la réaction de Nawel, qui toujours derrière moi ne répondit rien. Une fois dans notre chambre, sans un mot, nous nous préparâmes et nous installâmes chacune dans notre couche. Nawel me tournait le dos sur son petit matelas placé à même le sol, coincée contre le mur, ma table de nuit et mon propre lit. La flamme vacillante de la lampe à huile faisait ressortir l’aspect anguleux et maigrelet de son corps sous sa couverture. Recroquevillée en boule, elle tremblotait. Avait-elle froid ? Pleurait-elle ? Trouver le sommeil dans ces conditions n’était pas possible, je devais réparer ma faute…

— Vous avez froid ? Nawel ?

— Oun peu.

— Tenez, prenez ma couverture, proposai-je en lui tendant l’objet en question.

— Non… Vous allez être malade, répondit-elle alors qu’elle se tournait, gênée.

— Pas du tout ! Mon drap me suffit. Prenez-la, insistai-je. Je voulais encore une fois m’excuser pour mon comportement… J’ai eu tort, j’ai tout mélangé.

« Comme Adélaïde. », pensai-je tandis qu’elle se pelotonnait dans la couverture bien chaude.

— Ils ne sont pas tous comme cela… Mon peuple est composé d’hommes et de femmes merveilleux, dirigés par les mauvaises personnes, articula-t-elle lentement.

— Vous m’avez dit que vous… Vous n’étiez pas libre. Que… Que vouliez-vous dire ?

— Sybil, nous ne sommes que des esclaves, affirma-t-elle alors que son regard d’ébène me transperça.

— Oh… Je n’avais pas réalisé.

Fixant mes mains, honteuse, certains comportements étranges de Nawel prirent enfin sens dans mon esprit.

— Vous m’avez dit être femme de chambre, je ne pensais pas que…

— Nous ne sommes pas fiers de notre condition, me coupa-t-elle.

Je me sentis pâlir, et observai à nouveau les grands yeux en amande de la Kahas.

— Vous devez croire que mon pays n’est fait que de peur et de souffrance. Pourtant, ce n’est pas le cas. Oui, nous n’avons pas le choix que de travailleur tous les jours, pour des gens qui nous méprisent. Oui, nous sommes souvent brutalisés, le plus souvent à coups de fouet.

D’un mouvement d’épaule, Nawel fit glisser ses couvertures et le linge blanc qui l’habillait. La peau de son dos était jonchée de longues et grossières cicatrices noires. Entrecroisées, elles recouvraient ses omoplates et ses côtes apparentes. Seuls son visage et ses bras semblaient avoir été épargnés.

— Vous pourriez penser que tous les hommes de mon peuple sont des monstres, pour ce qu’ils font subir aux femmes qui, trop souvent, ne sont que des petites filles. Vous pourriez les penser ignobles pour ce qu’ils m’ont fait soubir et pour ce que je subis encore… reprit-elle en se recouvrant. Pourtant, vous vous trompez. Ils ne sont pas tous comme ça. Mes pères et frères esclaves sont des hommes courageux qui ont façonné de leurs mains des édifices aussi haut que votre Montagne. Quand le soleil se couche sour les dunes de sable, et que le vent chamaille les papyrus, alors je me rappelle que notre pays est tout aussi beau et noble qu’eux. Ceux qui nous font honte et qui perpétuent toutes ces choses ignobles, dont vous m’avez un instant tenue pour responsable, sont ceux qui ont été rendus fous par l’argent, le pouvoir et le prestige. Je souis d’ailleurs certaine qu’il en va de même dans cette Montagne et en son Cœur…

Une larme coula sur ma joue, et j’ouvris enfin les yeux sur cette femme. Sa peau bronzée, qui m’avait tant fascinée, était en réalité lézardée des stigmates de son esclavage, et son corps meurtrit par le souvenir des mains qui l’avaient abusée depuis sa plus tendre enfance. Malgré tout cela, elle parvenait encore à voir la beauté du monde qui l’entourait.

— Nawel, je… Je suis…

— Vous êtes désolée, je le sais. Vous n’avez cependant pas à l’être, vous n’êtes pas responsable vous non plous.

— Je vous ai jugé, vous et votre peuple… Je ne savais pas, bredouillai-je.

— Nous n’avons peut-être pas vécu les mêmes choses, pourtant je crois savoir ce qui vous inquiète… Votre Princesse sera bientôt mariée à l’homme qui loui a fait subir ces choses, mais un autre l’a accepté. Elle quittera simplement un homme crouel pour en retrouver un semblable !

Un homme cruel… Étais-je la seule à ne pas voir le roi Edwin de la sorte ? Soudain, la réflexion d’Alaric me revint en mémoire : « Une couronne peut cacher bien des choses. ». Peut-être avait-il raison à propos de cela également. Peut-être que porter cette couronne, symbole de sa puissance, n’en faisait pas un homme bon. Peut-être dissimulait-elle simplement à ma vue la cruauté et les manigances que seuls les Rois et les Princes pouvaient se permettre…

— Nawel… Je n’arrive toujours pas à comprendre. Pourquoi ? Pourquoi le prince Apophis a-t-il fait subir un tel examen à Adélaïde ?

La Kahas haussa un sourcil lorsqu’elle m’entendit nommer la Princesse par son prénom. Ignorant ma familiarité, elle se décida à me répondre, tandis que les cernes sous ses yeux ne cessaient de se creuser.

— D’un mariage doivent naître des héritiers, n’est-ce pas ? Le Prince n’en a jamais eu avec sa première épouse, la princesse Oupset… Je suppose qu’il refouse que cela se reproduise,

— Cette Princesse… Comment est-elle ?

— Les femmes sont souvent bien pires que les hommes, Sybil… C’est oun serpent. Elle ne fera aucun cadeau à votre… Amie. Sa jalousie envers son époux n’a d’égal que son sadisme.

Les yeux de Nawel s’assombrirent, laissant deviner qu’elle avait dû subir les foudres du serpent, comme elle l’appelait.

— Vous vous inquiétez vraiment pour elle, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’est étrange. Chez nous on ne s’inquiète pas dou sort de nos maîtres. Nous sommes même plutôt heureux lorsqu’il leur arrive un malheur, raconta-t-elle un sourire triste accroché aux lèvres.

— Elle ne mérite absolument pas ce qui lui arrive. C’est une belle personne.

— J’espère sourtout qu’elle est forte. Elle en aura besoin !

Ses yeux en amande se plissèrent un peu plus, et tout comme celui d’un félin, son expression se fit douce et espiègle. Je me penchai, et saisis sa main la plus proche, mon regard planté dans le sien.

— Je ne pense pas être en position de vous demander un service, après mon comportement. Pourtant, je sens qu’Adélaïde aura besoin de quelqu’un comme vous à ses côtés… Une personne qui puisse la guider et qui saura garder un œil juste. Seriez-vous prête à veiller sur elle, lorsque je ne serai plus en mesure de le faire ?

— Avant de vous faire oune telle promesse, j’apprendrais à la connaître, répondit la Kahas.

— Je comprends, et vous aurez tout loisir de le faire dans les jours à venir. Elle vous rendra la pareille du mieux qu’elle le pourra, Nawel, j’en suis certaine !

— Peut-être que ce voyage nous apportera de bonnes choses. Dormez bien, Sybil.

Retirant sa main de la mienne, la Kahas sourit et me fixa d’un regard déterminé. Après s’être retournée, elle souleva le verre qui protégeait la flamme et souffla dessus. Le noir nous enveloppa.

— Bonne nuit, Nawel.

© Tous droits réservés – 2018

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
sifriane
Posté le 12/03/2021
C'est un coup bas que fait Adélaïde à Sybil en la rejetant .
J'aime beaucoup le personnage de Nawel, tout en douceur, finesse et sagesse. Très réussis ;)
Shangaï
Posté le 12/03/2021
Un coup bas je ne sais pas, c'est une réaction vive de sa part, nous avons tous des élans d'humeur que nous pouvons regretter. La suite dira si c'est le cas pour elle ou non !

Merci, j'aime beaucoup Nawel aussi, elle est pleine de bons sens !
sifriane
Posté le 12/03/2021
coup bas est peut-être un mot fort je le reconnais, mais c'est dur pour Sybil
Shangaï
Posté le 12/03/2021
Ah c'est dur oui... Surtout le fait qu'elle la vouvoie ! Mais je comprend tout à fait ce que tu veux dire :)
Belette
Posté le 04/03/2021
Ahlalà, petite Sybil... ;) C'est bien ce contraste avec Nawel, j'aime beaucoup ce personnage. Elles ont sensiblement le même âge (si j'ai bien compris), pourtant la vie de l'une la fait mûrir brutalement. Et cette capacité à faire la part des choses dans les comportements humains, c'est très adulte, c'est une belle ligne de conduite pour inspirer Sybil...
Par contre, concernant la remarque de Nawel sur l'examen gynécologique et le fait qu'il veuille s'assurer qu'elle est fertile, tu pourrais peut-être ajouter "... Et s'assurer que ce seront bien les siens (d'enfants)", parce que sinon on ne comprend pas trop le rapport avec sa virginité...
Shangaï
Posté le 04/03/2021
Merci pour ton commentaire !
Pour l'examen gynécologique logiquement tu devrais avoir des réponses un peu plus tard :) Il faut garder en tête que l'époque est plus ancienne et que les hommes avaient beaucoup de croyance sur la conception des enfants.
Le prince veut qu'elle soit vierge, ça c'est dans sa culture et l'examen lui sert à confirmer ceci et aussi à savoir si elle est mesure de lui donner des enfants. Je ne sais pas si je suis hyper clair ^^
Vous lisez