Chapitre 14 - Le fiancé étranger - Adelle

Notes de l’auteur : MAJ 18/09/2023

  - Je refuse.

  - Adelle, tu ne peux pas. C’est dans notre intérêt à tous.

  - Sauf le mien.

  - Surtout le tien.

Adelle fixait la petite assemblée qui se tenait dans la salle de réunion du château. Sa soeur, son mari, le capitaine Eamon, ainsi que le sage du temple. Assis de l’autre côté de l’immense table en acajou massif, tous la fixaient d’un air grave. Seule sur sa chaise de velours blanc damassé, les bras posés sur le plateau de bois vernis, elle serrait ses doigts pour contenir sa colère. Ses yeux bleus, d’ordinaire si doux, n’étaient plus que deux lames acérées.

  - N’en fais pas toute une histoire, reprit Ariana. Mon mariage aussi a été décidé par quelqu’un d’autre.

  - Tu connaissais Auguste. Vous avez grandi ensemble. C’est totalement différent, rétorqua Adelle sèchement.

  - Vous apprendrez à vous connaître. La discussion est close. Le prince et sa délégation doivent déjà être en route à l’heure qu’il est. Nous tenions simplement à t’en informer. Nous aurions souhaité le faire plus tôt, mais les évènements récents ont retardé cette entrevue.

  - Peut-être que nous pourrions laisser la princesse faire connaissance avec le prince, et juger par elle-même du bien-fondé de cette union, suggéra Eamon.

La reine se retourna subitement, courroucée par cette proposition.

  - Capitaine, de quel côté êtes-vous ?

  - Je vous prie de m’excuser, ma Reine. Je ne voulais pas vous offenser. Je souhaite simplement que la princesse ne subisse pas la situation, car si nous souhaitons créer une alliance solide, son union devra être fertile.

L’estomac d’Adelle se retourna. Elle les imaginait en train de décider de sa vie, de lui choisir un bel étalon qui ferait d’elle une jument bonne à mettre bas des héritiers, afin d’assurer la prospérité de deux royaumes qui n’en avaient cure de sa vie. Cette pensée la révulsa. Elle ramena ses mains entrelacées à sa bouche comme pour s’éviter de vomir.

  - La princesse ne subira rien. Nous lui avons choisi un beau parti que toutes les filles du royaume rêveraient d’avoir. Pour ne rien gâcher, j’ai ouï dire qu’il était plutôt beau garçon. La princesse doit juste mûrir et cesser ses enfantillages.

Adelle jeta un regard reconnaissant à Eamon. Elle aurait voulu lui dire qu’elle pouvait épouser son fils, mais apparemment, il n’était pas assez bien pour elle.

En fait, elle avait beaucoup d’autres choses qui se bousculaient derrière ses lèvres, mais rien ne sortait. Il n’y avait jamais eu de négociation possible.

  - Devrais-je quitter Hymir ? demanda-t-elle.

  - Certainement. Il est l’héritier direct au trône d’Heimdall, tu devras l’y suivre.

Adelle dégagea ses mains de sa bouche et les reposa si brutalement sur la table qu’un silence épais s’invita dans la pièce. Elle sentait sa bonne éducation se fissurer sous la colère. Elle se leva en bousculant sa chaise qui recula bruyamment, manquant de se renverser sur le parquet. Un sursaut temporel eut la délicatesse de se manifester et de lui faire répéter ce geste qu’elle n’aurait déjà pas dû avoir la première fois. Elle jeta un dernier regard glacial à l’assistance et sortit sans prendre la peine de refermer la porte derrière elle.

À sa grande surprise, Marth attendait sur le palier. Lorsqu’il aperçut son expression furieuse, il s’approcha sans hésiter.

   - Je suis navré.

  - Pas autant que moi.

Elle ne voulait pas s’arrêter. Elle s’en voulut d’être si sèche mais si elle plongeait son regard dans les yeux profonds de Marth, les derniers barrages psychiques de son âme lâcheraient, elle ne pouvait pas se le permettre. Elle le planta là, et rejoignit sa chambre dans laquelle elle s’enferma à double tour.

Ne pas pleurer.

Ne pas leur faire ce plaisir.

Ne pas pleurer.

Mais ne pas se résigner.

 

 

Quelques jours après la réunion houleuse, Adelle, toujours cloîtrée dans sa chambre, entendit l’agitation gagner le château. Elle devina sans mal que son futur prince arrivait.

Le voyage avait dû être long et éreintant. Heimdall était le royaume situé sur la péninsule de l’autre côté des montagnes de l’ouest. Le seul moyen de s’y rendre était par la voie maritime, étant donné la dangerosité de la voie terrestre.  

 

On toqua à sa porte. Elle n’ouvrit pas. Elle entendit un soupir de lassitude, puis des pas s’éloigner. Elle se résigna à enfiler une tenue présentable et à sortir de sa chambre pour rejoindre sa famille qui l’avait jeté en pâture au premier venu. Elle les trouva dans le grand salon, apprêtés pour les jours de fête, patientant en sirotant du thé et en écoutant un musicien jouer de la harpe. Elle ne leur décrocha pas un mot et s’installa dans le fauteuil le plus éloigné d’eux. Elle sentit leurs regards en coin sur elle, mais elle prit un livre et fit semblant d’être intéressée par ce qu’il contenait pour les ignorer.

Le capitaine Eamon fit irruption environ une heure après.

  - Ils sont arrivés, votre majesté.

  - Merci, répondit Ariana.

Elle et Auguste se levèrent. Adelle les laissa passer devant avec dédain. Elle releva le menton et se donna l’air aussi hautain qu’il lui était possible. Elle se dirigea vers le hall d’entrée d’où résonnaient déjà des salutations exagérément amicales. Elle analysa les personnes présentes pour trouver son prétendant, et elle n’eut aucune difficulté : il dépassait tous les autres d’une tête, il était longiligne et affûté, la peau très sombre. Il portait une sorte de turban, d’où s’échappaient des cheveux ébène lisses et brillants. Son visage fin et pointu était éclairé par ses yeux vert émeraude. Il avait un nez court et une bouche charnue, un long cou et de grandes mains qui serraient sa ceinture.

Les rumeurs étaient vraies : il était très beau. Il dénotait complètement au milieu de la petite foule rassemblée dans le grand hall, on ne voyait que lui. Pourtant, Adelle ne fut pas sensible à son charme le moins du monde. Son regard était froid et distant, il ne souriait pas, parlait à peine. Elle s’avança pour le saluer.

  - Enchantée, je suis Adelle Trath, Princesse d’Hymir.

Il jeta sur elle ses prunelles gelées. Il s’inclina et lui dit sans émotion :

  - Le plaisir est pour moi, Princesse. Je m’appelle Lars Ran, prince d’Heimdall.

Elle scruta ce grand énergumène de pied en cap. Non, décidément, il était hors de question qu’elle passât sa vie avec lui. Il lui faisait froid dans le dos. Ariana, remarquant qu’à l’évidence, il n’y avait pas eu de coup de foudre, détourna l’attention et invita ses convives dans la salle à manger pour qu’ils puissent se détendre et prendre une collation. Elle les installa et s’approcha d’Adelle, restée à l’écart.

  - Que fais-tu ? lui murmura-t-elle aussi doucement que le lui permettait son agacement.

Adelle la fixa avec colère en guise de réponse. Ariana faisait son possible pour se contenir et rester digne de sa fonction.

  - Je t’ordonne d’aller discuter avec lui ! Et de changer immédiatement d’attitude. Nous risquons l’incident diplomatique si cela se passe mal. C’est que tu veux ? Une guerre avec nos voisins ? Ne penses-tu pas que nous ayons assez de problèmes en ce moment ?

  - Je ne suis pas responsable de cette mascarade, de fait, je refuse de m’y plier. Si tu veux faire des reproches, adresse-les à toi et à tous ceux qui ont eu cette brillante idée, persifla Adelle.

La reine s’empourpra d’exaspération. Elle chercha des yeux le capitaine Eamon et lui fit signe de venir.

  - Raccompagnez-la dans sa chambre, veillez à ce qu’elle n’en sorte pas. Si on vous pose la question, la princesse s’est sentie mal sous le coup de l’émotion.

  - Bien, votre majesté.

Il leva le bras et le plaça derrière le dos d’Adelle pour l’inviter à se diriger vers la sortie. Ils traversèrent le hall d’entrée sans un mot, seuls les bruits de leurs pas sur le marbre résonnèrent. Arrivés au grand escalier, Adelle mit le pied sur la première marche et s’arrêta.

  - Je n’ai pas besoin d’être raccompagnée, je connais le chemin. Je vous remercie, lança-t-elle avec raideur.

  - Ce sont les ordres, répondit simplement le capitaine.

  - Si je peux refuser à ma sœur un mariage arrangé, vous pouvez faire une entorse aux instructions et ne pas m’escorter jusqu’au pas de ma porte comme si j’étais une criminelle ou pire, une enfant.

  - Avec tout le respect que je vous dois, Princesse, vous ne pouvez rien refuser. C’est là votre méprise.

Adelle se pinça les lèvres.

  - Qui a eu cette idée ?

  - Heimdall. Ils ont envoyé une demande à votre sœur il y a quelques mois de cela. Votre mère étant mourante, ils ont jugé préférable de patienter avant de vous en faire part. Malheureusement, les évènements du couronnement ont retardé les choses et la date ayant été déjà fixée par les deux royaumes pour la visite du prince Lars…

  - D’accord, trancha Adelle.

Elle reprit sa montée des marches. Tout s’était passé dans son dos, comme souvent. Eamon la suivait. Son armure se faisait entendre à chaque pas.

  - Que se passerait-il si je trouvais un mari avant les fiançailles officielles ?

Les tintements du métal s’interrompirent. Elle se retourna. Elle avait réussi à décontenancer, l’espace de quelques secondes, l’imperturbable capitaine de la Garde Royale.

  - Vous n’y pensez pas vraiment ?

  - Cela dépend.

  - Mon honnêteté m’oblige à vous répondre que dans ces cas-là, les fiançailles, et par voie de conséquence, le mariage, ne pourraient avoir lieu, mais mon devoir vous implore de ne pas vous engager dans cette voie-là. Les conséquences pourraient être désastreuses, et pas seulement pour vous.

Adelle hésita. Elle savait que ce qu’elle avait en tête pouvait tout changer, mais il était difficile de s’exprimer à ce sujet. Finalement, elle prit sa décision : elle n’avait plus rien à perdre.

  - Et si j’épousais Marth ?

Le visage si insondable du capitaine s’allongea sous la surprise. Au grand étonnement d’Adelle, il sembla réfléchir sérieusement à cette option. Malheureusement, il reprit rapidement son masque inflexible.

  - Je suis flatté de l’intérêt que vous portez à mon fils. Je pense pouvoir vous dire sans trop me tromper que cette tendance est tout à fait réciproque. Toutefois, tant que ce prince sera là, cette solution n’est pas envisageable. Cela reviendrait à une forme de trahison.

  - Tant que ce prince sera là ? releva Adelle.

  - Et il le sera toujours, rectifia-t-il.

  - Je suis désolée de vous avoir suggéré cette idée.

  - C’est moi qui suis navré pour vous. Sincèrement.

Ils se renvoyèrent un sourire, puis continuèrent leur chemin vers la chambre d’Adelle. Il la quitta sur le palier, sans un regard. Il était préoccupé. L’avait-elle troublée à ce point ?

Adelle s’enferma dans ses appartements, puis s’approcha de la porte-fenêtre. Elle s’appuya contre la vitre froide et contempla la ville sous ses pieds. Elle ne se sentait pas prête à la quitter.

Il lui restait quelques mois avant son départ pour Heimdall, et d’ici là, elle trouverait le moyen de faire partir ce Lars.

De gré, ou de force.

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Audrey
Posté le 26/03/2022
Très bon chapitre. J'aime beaucoup la tournure que prennent les événements.
Adelle est un personnage fort et on peut facilement s'identifier à elle. Bravo !
Mathmana
Posté le 27/03/2022
Merci beaucoup !
Je suis ravie que mes personnages commencent à ressortir individuellement car il est difficile lorsque on en a autant de les faire tous un peu charismatiques ^^"
J'espère que la suite continuera a te plaire !
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