Chapitre 14

Memnon sur leurs talons, Shu, Martagon et Izen marchaient d’un pas déterminé dans la steppe en direction de Skajja. Ils étaient enfin parvenus dans le si lointain royaume de Tchorodna, après avoir vécu de terribles aventures et de nombreuses déconvenues. Ils pressentirent l’existence de la cité plusieurs jours avant d’y arriver. Les hautes murailles  apparaissaient vibrantes et scintillantes à l'horizon, au-dessus de la houle ondoyante des herbes hautes. Seul Martagon comprit qu’il s’agissait d’une illusion d’optique, mais il se garda bien de décevoir ses compagnons. 

 

La princesse s’était un peu apprivoisée, mais elle avait toujours un caractère indomptable et irritait fréquemment ses compagnons. Par respect pour elle, Izen se taisait et encaissait les sarcasmes sans protester. Martagon grommelait dans son coin et se renfermait sur lui-même pour ne pas se mettre en colère. Shu pensait être maîtresse de la situation et imposait ses volontés et ses opinions à toute la communauté. Elle était souvent péremptoire et toujours très sûre d’elle. Martagon avait parfois envie de la laisser tomber et de partir tout seul pour Skajja. Mais abandonner Izen était impossible. Et izen n’aurait jamais laissé tomber Shu. izen était convaincu que l’éducation de la princesse était la cause de sa susceptibilité. C’était donc une situation inextricable et explosive. Un équilibre fragile était maintenu grâce à la bonne volonté des deux hommes, et à une dose d’humour distillée aux moments les plus pénibles pour alléger les tensions. 

 

Après plusieurs jours d’une randonnée menée tambour battant, les voyageurs arrivèrent enfin devant les portes de la cité fortifiée. Skajja se dressait au milieu de bois et de champs d’herbes hautes sans cesse en mouvement. La ville émergeait de l’océan végétal comme un navire précieux en route vers une destination inconnue. Impressionnés par la grandeur et la majesté de cette embarcation étrangement bâtie au cœur d’un environnement ondoyant, ils passèrent le pont levis et pénétrèrent à l’intérieur des remparts. 

 

Dans le monde entier, Skajja était réputée pour ses fonderies, et la qualité des armes et armures qui y étaient fabriquées. A tous les coins de rues, des maîtres ferronniers fort habiles travaillaient les métaux dans les forges de leurs ateliers. Ils fabriquaient toutes sortes de pièces et d’équipements, bien souvent à la demande des acheteurs. Ils réparaient également tout ce qui avait pu être détérioré ou détruit. Leurs prix étaient prohibitifs. Izen ne tarda pas à faire une terrible grimace quand il réalisa qu’il n’avait pas les moyens de financer la réfection de son armure.

 

– Tu n’as pas eu besoin d’une armure rénovée pour traverser la forêt suintante, dit Shu. Quel intérêt de faire réparer la tienne ? Tu peux continuer avec.

– Un guerrier dans une cuirasse trouée, c’est ridicule, répondit Izen entre ses dents.  

 

Autour d’eux, de nombreux soldats déambulaient dans les rues. Ils portaient des armures et des armes en bon état. Ce qui exaspérait izen et faisait rire Shu. Quant à Martagon, il n’avait qu’un objectif, trouver l’apothicairerie de Zeman.

 

– Quand vous cesserez de vous disputer et de vous lamenter, intervint-il pour éviter une nouvelle dispute entre Shu et izen, nous pourrons peut-être chercher ce pourquoi nous sommes venus ici.

– La boutique de Zeman, s’exclama Shu.

– Absolument, répondit Martagon. Le soigneur qui te guérira de ta maladie.

– Je suis très intéressée, dit Shu. Forcément.

– Aurons-nous les moyens de le payer ? interrogea Izen qui voyait ses espoirs de réparer son armure et ses armes s’éloigner.

– Nous verrons ses prix, convint Martagon. Il sera peut-être généreux.

– N’y compte pas, répliqua Shu. Tu as vu les prix affolants qui sont pratiqués ici. Ce sont tous des voleurs. 

 

Chemin faisant, ils parcoururent de nombreuses ruelles, traversèrent un marché et des places entourées d’arcades. Après plusieurs détours, ils aperçurent au fond d’une venelle une enseigne qui se balançait au souffle du vent en grinçant légèrement. Ils s’approchèrent. C’était un soleil dont les branches ondulées se rattachaient à un cercle en fer forgé. Au dessous, ils purent lire l’inscription : Zeman, Herboriste et Guérisseur. Ils s'avancèrent jusqu’à la devanture, poussèrent la porte et entrèrent dans la boutique, les uns après les autres. Memnon resta dehors et s’assit près de la devanture. 

 

Le propriétaire se tenait dans le fond de l’échoppe, derrière son comptoir. Il se penchait en avant vers un livre ouvert devant lui. Il était habillé d’une longue robe blanche. Ses cheveux et sa barbe étaient noirs et frisés. Il avait la peau sombre, le nez aquilin. Quand il releva la tête pour les accueillir, ils remarquèrent ses yeux petits et brillants qui les transperçaient de son regard intelligent. Il portait plusieurs bagues à chacun de ses doigts aux ongles longs, et des pendentifs à ses deux oreilles. Il avait une allure extraordinaire. Il ne ressemblait à aucune autre personne, pas même à un sorcier. Il cultivait certainement sa propre image. 

 

Quand il aperçut Shu, il secoua la tête sans oser comprendre. Il paraissait stupéfait. Le laid visage de la princesse était strié de plaques rouges et enflées, qui s’étaient étendues jusque sur ses mains. Sa peau était grise et ses yeux violacés s’enfonçaient au milieu de profondes rides. Martagon et Izen avaient fini par s’habituer aux stigmates de Shu. D’ailleurs, ils ne les voyaient plus. 

 

– Je comprends votre venue, dit-il en les saluant. Vous avez besoin de mes services.

 

Il s’approcha de Shu et contempla les horribles boursouflures. 

 

– S’agit-il d’un empoisonnement ? murmura Martagon. Pour ma part, j’ai essayé plusieurs baumes mais n’ai jamais réussi à changer quoi que ce soit à cette maladie.

– En effet, je pense qu’il s’agit d’une substance à laquelle cette personne est intolérante. Il me faut étudier davantage pour trouver le bon antidote. Mais rassurez-vous, je vais la tirer d'affaires. 

 

Shu poussa un énorme soupir et s’avança vers Zeman.

 

– Je suis la princesse Shu, dit-elle en tendant la main.

– Bienvenue à toi, Shu, répondit-il sans prendre la main mais en faisant un petit signe de tête, avec un sourire qui dévoila ses dents parfaites et pointues.

 

Izen et Martagon s’approchèrent à leur tour et se présentèrent. Une lueur amusée brilla un instant dans ses yeux. Il se tourna vers Martagon.

 

– Toi aussi tu as quelque chose à me demander, dit-il. Quelque chose de très important.

– C’est vrai, fit Martagon. J’ai besoin de ton aide.

– Tu as sonné à la bonne porte, approuva Zeman. Et toi, Izen, as-tu quelque chose à me dire ? 

– Non, dit Izen. Si tu guéris Shu, je serai comblé.

– Parfait, répondit Zeman. Venez avec dans l’arrière boutique pour que j'examine la princesse Shu. 

 

La malade traversa l’officine et suivit Zeman. Il souleva un rideau accroché sur une tringle au fond de la pièce et ils se glissèrent derrière. Izen et Martagon s’avancèrent et demeurèrent sur le seuil. L’antre de Zeman tenait à la fois du capharnaüm et du palais. Il y avait des monceaux de manuels, de boîtes de toutes matières, de bouteilles de verre, de minuscules fioles empilés sur des étagères. Sur le sol, des coffres ouverts débordaient de rouleaux de papier, de sacs de tissu, de boules de laine et d’objets les plus variés. Du plafond, pendaient des bouquets de plantes séchées entre des voiles de couleurs brodés d’or, drapés artistiquement. Des vases peints et des coupelles étaient posés un peu partout sur une longue paillasse de pierre où se trouvait également un brasero. A l’intérieur de certaines sébiles brûlaient des parfums envoûtants. 

 

Zeman désigna une couche recouverte de draps blancs. Shu s’y étendit. Le guérisseur s’assit sur un tabouret à trois pieds à côté d’elle. Il approcha son visage de celui de la princesse et inspecta les plaques rouges. Il observa également les mains. Avec l’extrémité de ses longs doigts, il palpa la granularité de boursouflures et des plaies. Puis il se pencha pour regarder les profondes rides violettes autour des yeux. 

 

– M’autorises-tu à prélever une goutte de ton sang ? demanda-t-il.

 

Shu tendit la main. Zeman piqua l’index avec un stylet effilé et récupéra le précieux liquide dans une coupe peu profonde. Puis il se leva et se dirigea vers la paillasse. Il attrapa plusieurs fioles, versa quelques gouttes de liquide sur le sang et examina le résultat. 

 

– Entrez ! dit-il à Izen et à Martagon restés sur le seuil près du rideau. Je viens de terminer mon analyse. Voici mes conclusions et mon diagnostic. Heureusement, le poison avait cessé de progresser grâce aux soins prodigués par Martagon. Mais avant cela, il avait fortement endommagé les chairs. Si tu n’étais pas intervenu, Martagon, Shu ne serait pas ici aujourd'hui.

 

La princesse poussa un cri qui mêlait à la fois la surprise et l’effroi.

 

– J’ai identifié les principaux composants toxiques du poison, poursuivit Zeman. Il y avait du sang de manticore, additionné de venin de basilic de Colophon et de poudre de tricholome, un champignon très vénéneux. Il y a d’autres traces de substances maléfiques, mais je n’ai pas besoin d’aller dans le détail pour préparer l’antidote. Comment la princesse a pu ne pas succomber ? C’est un véritable miracle. Je pense que le dosage était déséquilibré. Les différents toxiques n’ont pas agi comme celui qui a fabriqué le composé l’imaginait. J’en conclus qu’il s’agissait d’un sorcier de bas niveau ou d’un amateur. 

– Meiran ! s’écrièrent en même temps Izen et Martagon. Elle ne connaissait rien à la vraie magie. Elle ne faisait que du bricolage.

– Eh bien, sa maladresse a sauvé Shu d’une mort certaine.

– Le pire est que Meiran ne voulait pas tuer Shu. Elle voulait simplement l’immobiliser pour la garder prisonnière dans le campement du cirque, en attendant de demander une rançon, expliqua Izen.

– Nous ne saurons jamais ses véritables intentions, c’était une manipulatrice, ajouta Martagon.

– Peu importe, coupa Shu. Maintenant, je dois guérir.

– Malheureusement, je ne dispose pas ici de tous les composants nécessaires à fabriquer l’antidote, avoua Zeman. Il me manque une substance très importante. Peut-être même la plus importante.

– Oooooh, s’écria Shu avec désespoir. Mais alors qu’allons-nous faire ? Tout espoir de guérison est exclus ?

– Je peux te proposer de regarder ce que j’ai récolté dans ma besace, dit Martagon. Depuis mon départ, j’ai cueilli le long des chemins des quantités de plantes, ramassé des racines, des morceaux de bois, des champignons et tout ce que j’ai pu trouver qui m’a paru intéressant. Tu pourras peut-être trouver quelque chose d’approchant.

 

Zeman acquiesça en esquissant un sourire d’admiration. Il plongea son regard dans la besace ouverte devant lui par Martagon.

 

– Mais c’est une véritable réserve ! s’exclama-t-il. Et c’est gigantesque ! Et tout est rangé dans des petites cases et répertorié. Tu es un homme d’ordre.

– C’est une besace magique, avoua Martagon. Elle est très pratique. Je l’utilise depuis toujours. J’ai dû ajouter quelques extensions car j’ai quitté ma maison depuis longtemps. Elle parait presque pleine, mais j’ai encore de la place. J’en trouve toujours.

– Voici ce que je recherchais, dit Zeman dont les yeux étincelaient, en montrant un petit sac étiqueté portant une mention écrite en runes. 

–  Ces graines proviennent de la région où nous avons rencontré Shu, là où se trouvait le cirque de Meiran. J’ai pu identifier leur nom dans l’un des nombreux grimoires rangés dans le fond du sac. Ils sont très documentés. Guillemine avait entièrement revisité ma bibliothèque et l’avait complétée avec la littérature la plus récente. J’arrive à tout inventorier grâce à elle.

– Elle avait bien fait, répondit Zeman. Tu es un grand érudit. Et un herboriste de talent. Tu ne ramasses que ce qui est utile et tu le classes logiquement. Et parce que tu as pris soin de le faire, je vais pouvoir concocter immédiatement l’antidote pour Shu.

 

La princesse poussa un soupir de soulagement. 

 

– Je savais que Martagon était un sorcier hors du commun, s’exclama-t-elle en oubliant tous les sarcasmes qu’elle avait pu dire en chemin. C’est un homme précieux.

– L’antidote ne pouvait réellement être fabriqué qu’avec une plante de la région où a été préparé le poison, fit Zeman. Sans l’intuition de Martagon, je ne serai pas en mesure de te guérir aujourd’hui.

– Tu veux dire que j’ai beaucoup de chance, soupira Shu. Oui, je le crois.

 

Prenant le sac de graine, le guérisseur se rendit devant son établi et se mit à manipuler des fioles, des creusets et un un pilon. Bientôt, un petit brasero grésilla et Zeman posa dessus un récipient de métal qu’il remplit de divers ingrédients. Un fumet d’herbes en émana.

 

Debout l’un à côté de l’autre, Izen et Martagon observaient les moindres gestes du guérisseur. Les mains de Zeman agissaient avec une dextérité que seule une longue pratique permet d’acquérir. Il tournait le liquide en préparation avec une minuscule cuiller en bois et jetait une à une les graines de Martagon dans le mélange. Une fumée âcre s’éleva. 

 

– La réaction alchimique est en train de se produire, commenta-t-il sans se retourner. La matière prend forme. Nous commencerons par donner quelques gouttes de fluide, et pour la suite je fabriquerai des pastilles. J’additionnerai des composants complémentaires appropriés et efficaces. C’est une maladie extrêmement complexe à soigner. Je ne peux absolument pas me tromper, sinon la princesse en mourrait.

– Ooooooooooooooh, s’écria Shu qui commençait à prendre peur. Mais c’est très dangereux en fait.

– Oui, c’est très dangereux quand on manipule du poison, marmonna Zeman entre ses dents.

 

Seul Martagon sut à cet instant que Zeman avait un problème. Lui qui si souvent avait concocté des potions et des onguents dans son laboratoire souterrain reconnut un moment de doute chez le guérisseur. Il perçut dans la voix de Zeman un changement entre son assurance du début et ses hésitations actuelles. Il se rapprocha de lui et murmura quelques paroles en langage ancien. Zeman comprit aussitôt et hocha la tête. Ils échangèrent plusieurs phrases dans la même langue. Hochant la tête en signe d'assentiment, Martagon recula alors d’un pas et étendit la main. A peine eut-il incanté son sort qu’Izen et Shu s’endormirent d’un sommeil hypnotique. Izen n’eut même pas besoin de s’asseoir pour ne pas tomber. Il resta debout, raide et figé.

 

– Merci Martagon, reprit Zeman en langage universel. La tension éprouvée par Shu m’empêchait de me concentrer correctement. Elle émettait des ondes négatives qui brouillaient la fabrication de l’antidote. Et je ne te l’ai pas dit, mais j’aurais besoin d’un autre composant. Il augmenterait le pouvoir de guérison de ma médecine. 

– Tu as vu ce dont tu as besoin dans ma besace ? demanda Martagon.

– Oui, absolument, répondit Zeman.

– Alors sers-toi, fit Martagon. La princesse doit guérir à tout prix.

 

Avec ses longs doigts fins, Zeman alla quérir une poignée d’herbes rares et sèches dans la besace. Il les broya dans une coupelle avec un pilon propre et rajouta la poudre à son mélange en ébullition. Il fallut encore quelques minutes pour que l’antidote soit prêt.  

 

– Réveille tes amis, et surtout fais en sorte qu’ils ne se souviennent pas de leur endormissement, murmura Zeman. L’efficacité de l’antidote en dépend.

– Très bien, répondit Martagon en prononçant quelques paroles en langage ancien.

 

Aussitôt, Shu et Izen sortirent de leur sommeil léthargique. Ils avaient tout oublié. Shu se contenta de s’étirer en soupirant. Quant à Izen, il jeta un regard noir à Martagon, prouvant qu’il n’avait pas été dupe, mais qu’il avait compris que son ami avait fait ce qui était nécessaire. Ayant terminé sa préparation, Zeman s’approcha de Shu, s’agenouilla devant elle et lui fit boire un peu de la potion dans un petit verre bleu. 

 

– Ne vous inquiétez pas, dit-il à Martagon et Izen auxquels il tournait le dos. Elle va s’endormir tout doucement. L’antidote va agir lentement. Plus l’antidote prend son temps pour soigner, plus il est efficace. Cependant, elle va rester ici pendant plusieurs jours car je dois surveiller l’évolution de la guérison et assurer les soins. 

– Nous n’avons nulle part où aller, répondit Izen avec de la colère dans la voix. Ni or ni argent pour payer un aubergiste. Nous avons perdu tout ce que nous avions emporté, ou bien on nous l’a volé. Il ne nous reste que ce que nous avons sur le dos et le contenu de la musette de Martagon? Peux-tu nous aider ?

– Je ne fais jamais rien gratuitement, fit Zeman, il faut bien que je vive. Mais si Martagon consent à me vendre quelques une des trouvailles de sa besace, je pourrai vous fournir quelques pièces.

– Entendu, répliqua Martagon, prends ce qui te plait et fais-en bon usage.

 

Zeman courba la tête en signe de remerciement et commença à explorer l’intérieur de la besace. Il préleva plusieurs échantillons de plantes qu’il posa avec soin sur son établi. 

 

– Je vois que vous êtes descendus jusqu’aux portes de l’Enfer, murmura Zeman. C’est un voyage d’où l’on ne revient pas en principe. Tu as ramené quelques échantillons de pierres, de lichens et de bestioles diaboliques. Il y a là quelques composants précieux.

– C’est vrai, répondit Martagon. Nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir en réchapper. Prends ce qui te sera utile pour fabriquer tes médecines.

– Tu n’as pas trouvé de pimpiostrelle, poursuivit Zeman en finissant ses recherches. C’est bien dommage, j’aurais aimé en voir au moins une fois dans ma vie. J’aurais payé très cher pour en avoir.

– Je n’en ai jamais entendu parler, dit Martagon.

 

Les réponses de Martagon étaient d’une grande modestie. Revenir des portes de l’Enfer était un exploit très rare et supposait des pouvoirs de très haut niveau. Zeman réalisa alors qu’il que Martagon était un bien plus grand sorcier qu’il ne le paraissait et il l’en estima davantage. Mais Martagon n’avait aucune ambition. Il ne cherchait pas à être plus puissant qu’il n’était déjà. Il restait un homme simple. Zeman l’en admira d’autant plus. Quand il pensa avoir récolté suffisamment de trésors dans la besace, il fouilla dans une caissette sous son établi et sortit une bourse de cuir rouge. Il en extirpa plusieurs pièces d’argent qu’il donna à Izen et Martagon.

 

– Et maintenant, messeigneurs, laissez la princesse se reposer. Vous pouvez revenir demain pour lui rendre visite, mais je vous préviens qu’il lui faudra plusieurs jours pour recouvrer sa santé. Elle ne sera pas guérie tout de suite.

– Merci Zeman, répondit Martagon en empochant les écus. Nous allons chercher une auberge pour la nuit.

 

Laissant le guérisseur derrière eux, Izen et Martagon passèrent sous le rideau de l’arrière boutique, traversèrent l’officine et se retrouvèrent dans la ruelle. Ils y rejoignirent Memnon qui les attendait. Le chien bondit de joie autour d’eux. Les compagnons étaient harassés. Outre la longue marche à grands pas depuis leur sortie de la forêt suintante, ils subissaient le contrecoup émotionnel d’avoir enfin atteint leur objectif. Ils avaient besoin de se restaurer et de dormir. Ils suivirent plusieurs ruelles, tournèrent vainement sur une ou deux places et revinrent bredouilles devant l’apothicairerie. Rien ne leur avait plu. Ils repartirent en sens inverse. Ils se décidèrent finalement à entrer dans une auberge qui avait l’air moins glauque que les autres, suivis par Memnon. Mal leur en prit. 

 

Lorsque le gargotier vit les deux voyageurs, il flaira aussitôt la bonne affaire. Le soldat avait la mine épuisée et la cuirasse rouillée. Et l’autre individu, celui qui ressemblait à un arbre, n’avait pas l’air très résistant. Le rusé aubergiste accueillit Izen et Martagon en se frottant les mains avec délectation. C’était l’heure de la journée où il y avait peu de monde dans la salle, en plein après-midi. Une fille sale et vêtue comme une misérable balayait le sol et nettoyait les cendres de la cheminée. Les fidèles habitués de l’auberge viendraient plus tard dans la soirée. L’horrible bonhomme avait tout son temps.

 

– Entrez, nobles clients ! dit-il en se courbant servilement. Que puis-je vous servir à cette heure ?

– Donne-nous à manger et à boire, s’écria Izen.

– Ce n’est pas le moment de dîner, messeigneurs, répondit l’aubergiste d’un ton mielleux, mais nous pouvons vous préparer une omelette bien mousseuse. Et vous aurez de la bière.

– Ce sera parfait, approuva Martagon.

 

Ils s’assirent à une table. La servante leur apporta l’omelette mal cuite, de la bière coupée d’eau, du pain rance et du fromage dur comme du bois. Le repas ne fut pas un plaisir gastronomique. Mais comme ils avaient faim, Izen et Martagon dévorèrent la minable pitance sans en laisser une miette. 

 

– Ce petit repas a-t-il aiguisé vos appétits ? demanda l’aubergiste en s’approchant lorsqu’ils eurent terminé de se restaurer. Vous aurez meilleure nourriture si vous restez ce soir. Vous verrez que nous savons faire une bonne cuisine dans cette auberge.

– As-tu une chambre pour la nuit ? demanda Izen en le voyant arriver. 

– J’ai tout ce qu’il vous faut, messeigneurs, susurra leur hôte. Ici vous trouverez le meilleur logement dans tout Skajja. Il vous attend, avec la couche la plus confortable qui soit. Fraîche et moelleuse ! Des draps propres et des couvertures presque neuves, pour un sommeil réparateur. Si vous voulez bien me suivre …  

 

Izen et Martagon se levèrent et grimpèrent derrière leur hôte l’escalier de pierre qui accédait à l’étage. L'aubergiste ouvrit la porte d’une étroite mansarde basse de plafond où se trouvait une simple couche. La petite alcôve peinte en blanc était éclairée par une fenêtre ronde qui donnait sur l’arrière de l’auberge.

 

– Comment veux-tu que nous dormions tous les deux dans ce petit lit ? se moqua Izen.

– C’est tout ce dont je dispose, répliqua le tavernier qui eut l’air vexé. C’est une très belle chambre. Vous n’en trouverez pas de meilleure dans tout Skajja, pour le prix que j’en demande.

– C’est bon, reprit Martagon qui était trop fatigué pour protester. Nous acceptons ton offre. Quel est ton prix ?

 

Le tarif de l’aubergiste était astronomique. Néanmoins, les voyageurs n’avaient plus envie de discuter. Ils se résignèrent. Martagon donna pratiquement la totalité des pièces de Zeman pour payer la chambre et le repas. Le tavernier prit l’argent avec avidité et redescendit pesamment les marches. Quand ils eurent pénétré dans le réduit et repoussé la porte, il ne leur restait quasiment pas de place pour se mouvoir. 

 

– C’est vraiment minuscule ici, dit Izen.

– Et très cher, ajouta Martagon. C’est hors de prix de vivre en ville. 

– C’est sale. Le lit pue, reprit Izen. Comment allons-nous faire pour dormir, il n’y a de la place que pour une personne.

– Tu vas dormir dans le lit, et moi par terre, répondit Martagon.

– Ce bonhomme ne me dit rien qui vaille, fit Izen. Il n’a pas l’air honnête.

– Je suis d’accord avec toi, approuva Martagon. Il est malhonnête. Il nous a abreuvés de sous-entendus et de mensonges. Méfions-nous de lui. Je me sens bien fatigué tout d’un coup, j’ai très sommeil.

– Tu crois qu’il nous a fait boire un somnifère ? s’enquit Izen en baillant.

– C’est tout à fait certain. Voici un antidote, répliqua Martagon en sortant une fiole de sa besace. Buvons une gorgée pour éviter de dormir trop profondément.

 

Conservant son armure, Izen s’étendit sur la couche malodorante et s’assoupit aussitôt. Il était recru de fatigue. Martagon était plus résistant. Il s’assit sur le plancher et allongea ses longues jambes jusqu’à la porte. Memnon se coucha contre lui. Martagon se mit à réfléchir en caressant l’animal. Cela le reposait. Il s’interrogeait sans cesse et ne comprenait pas. Comment pouvait-il se trouver dans cette auberge mal famée, dans une ville qu’il ne connaissait pas, lui le sorcier qui n’aimait que les arbres et la nature ? Pouvait-il encore sauver Guillemine après tant d’années ? Se souvenait-elle de lui ou bien l’avait-elle oublié ? Rien ne s’était passé comme il l’avait imaginé depuis qu’elle l’avait heurté dans la forêt. Avec elle, il avait passé les meilleures et les pires heures de sa vie. Enfin, pas tout à fait les pires, car il avait vécu des aventures terribles depuis le début de son périple. Il laissait son esprit errer et se souvenir. Mais malgré ses divagations, il restait attentif au moindre bruit, car il se doutait que l’aubergiste préparait un mauvais coup.

 

Ils étaient trop fatigués pour descendre se restaurer quand la nuit fut tombée. Izen ne s’était d’ailleurs pas réveillé. Martagon entendit le vacarme de la salle en bas lorsque les habitués vinrent boire et manger le repas du soir. Petit à petit, les bruits diminuèrent. La servante dut ranger et balayer la salle. Puis l’auberge sombra dans le silence. Martagon somnolait à moitié. Soudain, Memnon perçut un léger écho et se mit à grogner doucement. Quelqu’un montait les marches furtivement. Il se redressa et Martagon sortit de son apathie. Il écouta et entendit les pas étouffés. Il secoua doucement Izen qui s’éveilla et comprit aussitôt. 

 

Lorsque les inconnus ouvrirent la porte brusquement pour attaquer les voyageurs, ils furent reçus par le fil de l’épée rouillée d’un soldat et les crocs aiguisés d’un chien. Les sorts puissants et le bâton d’un sorcier les assommèrent. En quelques instants, les trois bandits furent mis hors d’état de nuire. Ils se retrouvèrent gisant sur le sol, blessés ou évanouis. Le bruit du pugilat fit monter l’aubergiste à l’étage. Il fut très surpris de trouver nez à nez avec ceux qu’il pensait être les victimes de son stratagème. 

 

– Alors aubergiste, s’écria Izen, furieux. C’est donc ainsi que tu conçois l’hospitalité ? 

– Tu voulais nous dépouiller de nos maigres biens ? s’amusa Martagon. Tu t’es bien trompé sur nous. Et nous t’avions de plus payé notre écot. Alors tu es vraiment un vilain voleur. 

– Messeigneurs, messeigneurs, je ne sais rien de cette triste aventure, gémit le fieffé coquin.

– Tu continues à nous mentir et à nous prendre pour des benêts ? gronda izen, Tu veux que nous te montrions ce que rosser veut dire ? Allons, écarte-toi, que nous quittions ta minable auberge pour des lieux plus accueillants.

 

Comme le tavernier ne les laissait pas passer, Martagon l’endormit d’un sort de sommeil et ils purent descendre les marches. Ils rallumèrent le feu et restèrent au coin de la cheminée jusqu’au lever du jour. Quand la servante arriva pour s’occuper de la cuisine, elle ne savait rien de ce qui s’était passé à l’étage. Elle s’étonna de trouver les voyageurs qui se reposaient devant l’âtre.

 

– Apporte-nous une soupe chaude, demanda Izen, j’ai grand faim. Avec du pain croustillant et un cruchon de bière. De la bonne bière, pas coupée d’eau.

– Tout de suite Monseigneur, répondit la fille en faisant une courbette.

 

Instinctivement, elle avait compris que la situation n’était pas habituelle ni normale, et qu’elle devait obéir à ces clients sans protester. Elle rapporta la nourriture et la boisson qu’elle déposa sur une table à côté de la cheminée. Martagon et Izen se régalèrent de pain chaud et de soupe goûteuse. La bière était mousseuse et fraîche. Quand ils eurent fini leur repas, ils lancèrent une dernière piécette à la jeune fille et quittèrent l’établissement. Ils prirent aussitôt le chemin de l’apothicairerie, Memnon sur leurs talons.

 

Zeman était dans sa boutique et il écouta leur histoire avec stupéfaction. Il leur proposa de loger chez une voisine âgée. Elle louait une chambre dans sa maison à des gens de confiance. Ils y seraient bien accueillis et en sécurité. Zeman accepta d’acheter des herbes à Martagon pour qu’il puisse payer la logeuse qui habitait deux ruelles plus loin. Puis Martagon et Izen suivirent Zeman dans l’arrière boutique. Shu dormait toujours profondément. Ils constatèrent que sa peau avait légèrement changé de couleur. Ses yeux avaient l’air moins creusés. Le processus de guérison était visiblement enclenché. Zeman leur expliqua comment fonctionnait l’antidote. Il semblait satisfait de la progression de ses effets sur la malade. Martagon et Izen ne comprenaient pas toujours les détails mais ils en voyaient les résultats.

 

Les deux compagnons gardèrent la boutique pendant que Zeman se rendit chez la vieille femme. Il l’informa de l’arrivée des voyageurs et négocia son accord pour les loger. Dès son retour à l’apothicairerie, Martagon et Izen allèrent se présenter chez elle à leur tour. Ils se demandaient pourquoi Zeman ne leur avait pas indiqué cet hébergement dès le départ. Il avait peut-être eu besoin de les connaître un peu mieux pour s’assurer de leur bonne foi. La logeuse les accueillit poliment. La maison était simple mais confortable. Un bon feu brûlait dans la cheminée. La chambre était de dimension correcte et le lit propre. Après tout ce qu’ils avaient vu et vécu lors de leur périple, le lieu convint tout de suite aux voyageurs. Mais ils ne pouvaient pas y rester toute la journée. Ils devaient trouver une occupation. Ils payèrent par avance leur hôtesse et promirent de revenir le soir pour dîner et dormir. Ils sortirent et se retrouvèrent dehors, sans but. Le chien qui était resté dehors les rejoignit.

 

Martagon et Izen ne savaient que faire en attendant la guérison de Shu. Il leur faudrait se distraire pendant plusieurs jours dans cette ville où ils ne disposaient de rien et ne connaissaient personne. Pour commencer, ils décidèrent de visiter le quartier des forgerons. Hélas, ils n’avaient pas les moyens de s’acheter des armes ni de faire réparer celles d’Izen. Ils durent se contenter d’observer les experts manier leurs outils pour façonner le métal. Ceux-ci fabriquaient les épées, dagues et cuirasses les plus étonnants et les plus solides qu’ils aient jamais vu. Les promeneurs éprouvaient une certaine amertume à se dire qu’ils avaient vécu des aventures extrêmes et qu’ils ne possédaient même pas de quoi s’offrir une dague. Ils déambulèrent pendant tout l’après-midi dans les ruelles de Skajja en ayant soin de ne pas s’approcher de l’auberge où ils s'étaient fait agresser. Cependant, même s’ils étaient très prudents, ils étaient loin d’imaginer qu’un danger imminent les guettait. 

 

Les rues de Skajja fourmillaient de monde. La plupart du temps, il s’agissait d’habitants de Tchorodna qui arrivaient en ville pour se ravitailler en armes ou armures. Des étrangers venaient de pays limitrophes, qui avaient de bonnes relations avec Tchorodna. Ils étaient à la recherche des meilleurs produits fabriqués dans les forges de Skajja. Leur présence faisait activement marcher le commerce de la ville. La paix régnait dans la région grâce à la surveillance permanente exercée par la gouvernance du pays. Martagon et Izen qui étaient des voyageurs isolés, n’avaient pas attiré l’attention des gardes à l’entrée de Skajja.

 

Après quelques détours dans les venelles avoisinantes, ils parvinrent devant le palais où officiait Mirambeau, le gouverneur du pays de Tchorodna. Une foule dense s’amassait sur la place qui faisait face aux bâtiments. Tandis qu’ils passaient innocemment devant un groupe de notables en pleine discussion, Izen fut identifié par un espion à la solde de Mirambeau. L’homme, nommé Chizu, s’était discrètement glissé au milieu des personnalités pour écouter leurs conversations. Chizu était maigre. Il avait la peau grise et était vêtu d’une robe de la même teinte. Il se fondait dans son environnement, à tel point qu’on aurait presque pu penser qu’il était transparent. Chizu reconnut les symboles d’un pays étranger sur la cuirasse d’Izen. Tchorodna n’était peut-être pas en bons termes avec ce royaume lointain. Lorsqu’il le vit, Chizu fut stupéfait et choqué. Le soldat marchait avec un plastron symbole d’un pays potentiellement hostile à Tchorodna, au vu et au su de tous les habitants. Il portait une armure de fer dépareillée, rouillée et percée de trous. Son casque pendait sur le côté, attaché à sa ceinture. Sa tresse était certainement beaucoup plus longue que ne le permettait le règlement. Son allure débraillée déshonorait son pays. Chizu le considéra aussitôt comme un déserteur. Il décida d’intervenir vite. A ses yeux, le traître devait être arrêté immédiatement, incarcéré avant d’être jugé et exécuté. Mais il fallait agir habilement.

 

Chizu pista discrètement le soldat félon, son ami et leur chien pendant tout l’après-midi. Memnon vint même le renifler à un moment, alors que son maître était entré dans une forge. Chizu écarta l’animal d’une pichenette désagréable. À la fin de l’après-midi, Chizu vit les complices pénétrer dans l’apothicairerie, puis ressortir et se rendre dans une maison un peu plus loin. Sachant désormais où les deux hommes demeuraient et où les trouver, il reprit le chemin du palais. Izen et Martagon, loin de soupçonner qu’ils avaient été filés par un espion, ne s’étaient pas retournés, ni cachés. Ils s’etaient promenés sans inquiétude en attendant le moment de retrouver Shu, Zeman et le logis de la vieille femme. 

 

Chizu était scandalisé qu’un traître se promène impunément dans Skajja. Cependant il ne savait pas précisément d’où venait Izen. S’il appartenait à l’armée d’un pays bien disposé, il ne fallait pas risquer un incident diplomatique, ni envenimer ou rompre les relations entre les deux états. Chizu devait faire part de sa découverte au gouverneur. Celui-ci saurait probablement identifier l’origine du déserteur, d’après le rapport de son subalterne. Et prendre la bonne décision quant au sort du soldat félon. Quelques minutes plus tard, l’émissaire secret pénétra dans la cour du château par une porte dérobée. Il demanda à être reçu par le gouverneur.  

 

Chizu bouillait d’impatience. Il dut attendre le bon vouloir du gouverneur occupé à des activités personnelles avant d’être appelé. Celui-ci était un homme rusé. Il se moquait bien d’un déserteur isolé. Et il ne croyait pas à la présence d’un traître qui se serait affiché aussi ouvertement. Il demanda à Chizu le temps de réfléchir. Il avait une idée en tête. Il voulait confier une requête au soldat. Si celui-ci mourait pendant la mission, il en serait débarrassé. Dans le cas contraire, le déserteur aurait montré son talent et il l’embaucherait dans son armée de mercenaires. Satisfait par son plan, Mirambeau l’exposa à Chizu.

 

– Voici ma proposition, Chizu, dit-il. Je ne sais pas d’où vient cet homme, certainement d’un pays très lointain. Beaucoup trop éloigné de Tchorodna pour nous inquiéter. Nous n’avons pas de relations avec eux. J’en suis certain car je n’ai jamais entendu parler du symbole que tu as vu sur sa cuirasse. 

 

Chizu retint une grimace de colère. Il n’osa pas montrer à son maître qu’il était très déçu. Il baissa la tête en signe de soumission.

 

– Dans le nord vit un dragon, poursuivit Mirambeau. Il habite dans les montagnes et hante le gorge qui ouvre le passage vers les contrées les plus septentrionales. Il défend l’entrée vers ces régions, empêche toute traversée du col et toute incursion au-delà. En principe, ce dragon ne représente pas un danger pour Tchorodna. Sauf si des envahisseurs venus du Grand Nord le tuaient ou le maîtrisaient, puis pénétraient chez nous par cette voie. Il est là-bas depuis des siècles. Les villages les plus proches le redoutent car il descend parfois dans les vallées et crache son jet d’acide. Il brûle les récoltes et terrorise les paysans. Si ton soldat éliminait ce dragon, nous pourrions aller chasser dans les vallées qui s’étendent derrière le col. Les habitants des hameaux vivraient rassurés et je placerais une garnison pour défendre l’entrée dans Tchorodna de toute armée ennemie. Ce serait tout bénéfice pour notre pays. Si le soldat réussit, je lui proposerai d’entrer dans mon armée et l’absoudrai de tous ses crimes. S’il meurt, son avenir sera réglé définitivement. Sans que nous ne soyons officiellement intervenus.

 

Chizu releva la tête. Il était médusé par l’habile stratégie de Mirambeau. Se débarrasser du dragon qui effrayait toute la population au nord de Skajja était un acte politique. Le peuple était parfois rebelle, et affirmer la position de gouverneur par une victoire sur un monstre était une idée judicieuse. Cependant, l’inconnu serait-il capable de tuer le dragon, ce que nul n’avait réussi à faire depuis des siècles ? Chizu en doutait. L’homme avec sa cuirasse trouée n’avait pas l’air d’un féroce soldat. Et un déserteur n’était pas forcément l’un des meilleurs éléments d’une armée. Néanmoins, Chizu estima avoir fait son devoir. Il attendait désormais les ordres.

 

Mirambeau convoqua l’un de ses gardes personnels.

 

– Ferrus, tu vas accompagner Chizu, ordonna-t-il. Il va te mener vers une maison dans les ruelles de Skajja où se trouve quelqu’un à qui je veux parler. Tu demanderas à l'individu que Chizu t’indiquera de te suivre sur le champ. 

 

Ferrus hocha la tête en signe d’obéissance.

 

– Tu l’amèneras ici, ajouta Mirambeau. Très discrètement. Prends une escouade d’hommes dans la cour du château. Ils seront utiles si l’homme se rebiffe. S’il n’accepte pas mes propositions, nous passerons à quelque chose de plus musclé pour persuader ce soldat de m’obéir.

 

L’arrestation se déroula comme Mirambeau l’avait décrite. Izen n’avait aucune raison de refuser de rencontrer le gouverneur. Il n’avait rien à se reprocher. Cependant, il était surpris d’une telle requête. Les gardes acceptèrent que Martagon l’accompagne. Une heure après la dénonciation de Chizu, Izen et Martagon se tinrent debout devant Mirambeau. 

 

Le gouverneur, habitué aux discours mielleux et à l’entourloupe, exposa son plan aux voyageurs. Il expliqua ses soupçons quant au rôle que jouait Izen à Skajja pour son pays. Afin que ce dernier se rachète, Il lui proposait une alternative en échange de sa loyauté. 

 

La perspective d’affronter un dragon en combat ne réjouit pas Izen. Il ne voulait plus guerroyer, surtout pas à la solde d’un pays étranger. Mais Martagon le pressa d’accepter, sinon ce serait la fin de leur liberté. Car Mirambeau ne le laisserait pas repartir et le mettrait certainement en prison. Que deviendrait alors Shu sans sa protection ? Izen refusa à nouveau, en prétextant qu’il n’avait pas d’armure ni d’armes dignes de ce nom pour combattre un puissant dragon.

 

– Qu’à cela ne tienne ! s’écria Mirambeau. Tu es ici à Skajja, la capitale des forgerons. Tu vas faire réparer ta cuirasse ou bien en acheter une nouvelle chez le meilleur de mes artisans. Et même chose pour tes armes. Chizu, mon conseiller, t’accompagnera et réglera les experts de la forge en pièces d’or. Cela les rendra disponibles et pressés de te rendre service au plus tôt.

– Dans ce cas, j’accepte, dit Izen. Mais je n’irai pas seul, je serai accompagné par mes fidèles amis.

– Tu peux emmener qui tu voudras, répliqua Mirambeau. L’essentiel est que tu nous débarrasses de ce monstre. Je te donne les moyens de réussir. Si tu reviens avec un trophée prouvant la mort du dragon, je te couvrirai d’or et d’argent, et je te nommerai à un poste haut gradé dans mon armée.

– C’est trop d’honneur, balbutia Izen, ému par ce discours pourtant factice.

– Et maintenant, va, s’exclama Mirambeau, et fais ton travail. C’est au fond, tout ce que je te demande.

– Merci, Monseigneur, articula Izen.

 

Stupéfaits, Izen et Martagon se retrouvèrent dans la rue quelques instants plus tard, en compagnie de Chizu. Celui-ci vouait une haine inexpliquée à Izen qui ne lui avait rien fait. Il lançait des regards noirs au soldat qui les ignorait.

 

– Nous voici à nouveau entraînés dans une aventure que nous n’avons pas cherchée, fit Martagon. Nous sommes allés d’embûche en embûche depuis notre rencontre.

– Tu as raison, dit Izen. Après tout, nous ne sommes peut-être pas faits pour nous entendre. 

 

Et Izen partit d’un fou-rire qu’il n’arrivait pas à contrôler. Martagon partageait son hilarité et le chien se roulait par terre à côté d’eux. Chizu ne comprenait pas que l'idée d’être envoyés à la mort puisse déclencher une telle crise de folie. Il se sentait responsable de cette situation, mais pas coupable. Car en fait depuis le début, il n’avait fait que son devoir. 

 

– Je vous propose d’attendre demain matin pour aller chez les forgerons, dit Chizu. Je passerai vous chercher. En attendant, ne songez pas à fuir. Restez bien ici, l’endroit est désormais surveillé par la garde personnelle du gouverneur Mirambeau.

 

Martagon et Izen acceptèrent. Ils demandèrent simplement à se rendre chez l’apothicaire qui soignait en ce moment-même l’une de leurs amies. Chizu donna quelques instructions aux gardes et s’en fut. Les voyageurs se rendirent ensuite chez Zeman.

 

Le guérisseur était outré de l’accueil qu’avait réservé le gouverneur à un étranger. Il ne connaissait pas Chizu mais imaginait bien quel type de personne l’espion était. Shu venait de sortir de son sommeil. Sa guérison était bien avancée. Elle put s’asseoir sur la couche, absorber un peu de bouillon et écouter les aventures d’Izen et de Martagon. Elle se moqua d’eux et de leur tendance à se mettre dans des situations impossibles.

 

– Nous n’avons pas parlé de toi Shu, dit Izen. Tu disposes encore de toute ta liberté. Une fois guérie, tu pourras repartir pour notre pays sans te préoccuper de nous.

– Comment veux-tu que je reparte seule, explosa la princesse. Comment pourrais-je me débrouiller et parcourir tout le chemin sans aide ? Mon sort est lié au vôtre désormais. 

– Que veux-tu dire ? demanda Izen, surpris.

– Que je vais avec vous pour l’expédition du dragon, idiot ! répliqua-t-elle. Et qu’ensuite, tu n’es pas près de te débarrasser de moi.

 

Izen paraissait stupéfait. Zeman et Martagon essayaient de garder leur sérieux mais ne pouvait s'empêcher de laisser échapper quelques petits rires.

 

A cet instant, la porte de l’apothicairerie s’ouvrit. Des pas résonnèrent. Une petite clochette retentit dans l’arrière boutique où ils se trouvaient. Zeman se leva et se glissa sous le rideau dans la partie réservée aux clients. Les voyageurs l’entendirent s’adresser à quelqu’un.

 

– Messires, que puis-je pour vous ? demanda Zeman d’une voix onctueuse et commerçante.

– Nous cherchons un sorcier qui s’appelle Martagon, répondit une voix. L’auriez-vous vu ? Nous avons des nouvelles à lui donner sur sa famille.

 

La voix de l’inconnu résonna dans la tête de Martagon. Il connaissait ce timbre qui venait d’un lointain passé. Mais d’où connaissait-il cette personne ? Shu et Izen le regardaient fixement. Quelle était cette nouvelle surprise à laquelle ils ne s’attendaient pas.

 

– Attendez quelques instants, les pria Zeman. Je vais m’enquérir à l’arrière magasin.

 

Le guérisseur se faufila à nouveau dans l’arrière boutique et regarda Martagon d’un air interrogateur. Martagon répondit en écartant les mains en signe d’incompréhension. Puis il se décida. Il passa à son tour dans la boutique. Devant lui, derrière le comptoir, se tenait Déodat, le protégé de Filoche, et un vieil homme qu’il n’avait jamais vu. Martagon était si déconcerté qu’il faillit tomber par terre. 

 

– Déodat ! s’écria-t-il. mais que fais-tu donc ici ? 

– Martagon, je t’ai enfin trouvé, soupira le jeune homme, soulagé. Je suis venu d’Astarax pour te chercher. 

– Astarax ? s’étonna Martagon. Mais pourquoi ? 

– C’est une longue histoire, expliqua Déodat. Il me faudra du temps pour la raconter. 

 

Zeman, Izen et Shu surgirent alors de l’arrière boutique. Ils fixèrent les arrivants. 

 

– Explique-nous, Martagon, dit Izen. Qui sont-ils ?

– Et vous, qui êtes-vous ? rétorqua Déodat qui avait perdu toute timidité.

– Qui est cet homme, s’exclama soudain Martagon qui regardait Spyridon.

– Je suis Spyridon, le père de Guillemine, fit l’inconnu. 

 

A ces mots, Martagon regarda le vieillard dans les yeux. Puis il s’évanouit et tomba à la renverse. Déodat le rattrapa de justesse avant qu’il ne touche le sol et ne se fracasse la tête. Il semblait sonné.

 

– Quelqu’un peut m’expliquer quelque chose ? demanda Shu. Je suis interloquée !

– Je vous propose d’aller chez ma mère, intervint Zeman. Elle habite tout près d’ici. Sa maison est grande. Elle pourra nous accueillir. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, et l’échoppe est trop petite. Et puis c’est l’heure de fermer la boutique.

– Excellente idée, répliqua Shu. Un peu de confort pour nous parler ne nous fera pas de mal après tous ces rebondissements.

 

Zeman poussa tout le monde dehors et verrouilla la porte de l’apothicairerie. La nuit était tombée sur Skajja. Les ruelles étaient faiblement éclairées par la lune.

 

– Ta mère ? murmura Izen à l’oreille du guérisseur. Pourquoi ne pas nous l’avoir dit ? 

– Parfois, ça simplifie les choses de ne pas tout dire, ou de ne pas tout savoir. Qu’est-ce que ça aurait changé que tu le saches ?

– Rien, répondit Izen en donnant une petite claque dans le dos de Zeman. Juste un problème de confiance.

 

Surpris, le guérisseur fit un bond de côté. Toutes ses breloques tintinnabulèrent. Izen éclata de rire. Le son cascada dans la ruelle sonore. Devant eux, la petite compagnie suivait Martagon qui montrait le chemin. Déodat tenait sa mule par la longe. Memnon gambadait autour des marcheurs, heureux de se retrouver au milieu de tout ce monde.

 

– Quelle bizarre assemblée, songea Martagon en se retournant. Toute de bric et de broc. Je ne comprends décidément rien à ce qui m’arrive. Et dès demain, nous devons partir combattre un dragon dans la montagne. Dire que j’ai vécu tant d’années paisiblement, seul dans ma forêt à Phaïssans, à cueillir des plantes et des champignons. Ce temps-là semble bien révolu.

– À qui le dis-tu, fit le vieillard à côté de lui.

– Allons bon, Spyridon lit dans mes pensées, se dit Martagon. J’avais presque oublié ce que c’était que la magie.

 

Le vieillard laissa échapper un petit rire malicieux, tandis que toute la compagnie pénétrait dans la maison. La porte se referma derrière eux. Le petit carré de lumière disparut dans l’obscurité. Une chouette hulula au loin. Le moment des grandes explications était venu.

 

Dissimulés dans l’ombre d’un porche, Chizu montait la garde avec deux hommes du gouverneur. Ils guettaient l’arrivée des voyageurs depuis un moment. Ils les virent arriver bien plus nombreux qu’ils ne l’imaginaient. Ils avaient pour ordre d’observer la demeure où se trouvait le déserteur pendant toute la nuit s’il le fallait. Chizu était bien déterminé à vérifier qu’Izen remplirait sa mission.

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