Chapitre 14

Le sas ne s’était pas plus tôt ouvert que tous les armuriers présents firent cercle autour d’Imes.

— Félicitations Imes !

— Incroyable, tu bouges comme un vrai chasseur !

— Ça, c’était quelque chose, dit Navien en secouant la tête, incrédule. Ah ça, oui, c’était quelque chose.

Kriis trépignait au fond de la salle, les joues roses d’excitation. Ce n’était pas son quart, mais elle se débrouillait pour être présente à chacune des entrées et sorties d’Imes, du moins celles qui avaient lieu en dehors de ses heures de sommeil. Navien eut à peine retiré son plastron à Imes qu’elle se précipita pour le serrer dans ses bras.

— Tu m’as fait peur, imbécile ! Tu n’étais pas obligé de foncer comme ça. J’ai vraiment cru que tu allais te prendre un mur plus d’une fois !

Imes lui tapota le dos et essaya d’ignorer le regard évocateur de Jebellan. D’accord, peut-être qu’il s’était un peu trop laissé prendre au jeu.

— On se pousse, la jeunesse, grommela Navien, chassant Kriis d’un geste bon enfant. Laisse-moi finir, au moins.

Il avait cette expression mi-attendrie, mi-paternaliste que les gens du village adoptaient quand ils observaient leur « amourette ». Kriis roula discrètement des yeux. Les lèvres d’Imes tressautèrent en réponse.

— Pardon, Navien.

Le reste de leurs collègues continuèrent à commenter la performance d’Imes avec tout l’enthousiasme de personnes qui n’avaient pas vraiment vu en lui un chasseur jusqu’ici. Il ne s’en offusqua pas, mais ça n’avait rien de très flatteur non plus.

Il remarqua que, pour une fois, Viviabel s’était déplacée. Elle n’était physiquement présente pour ouvrir le sas que quand cela lui chantait, une manie qui en avait secoué plus d’un parmi les armuriers et les chasseurs de Port Ouest. Jamais de mémoire de village on n’avait vu une prêtresse capable d’un tel prodige. Cela n’avait pas contribué à l’intégrer à la communauté, qui la considérait avec un mélange de révérence et de crainte.

Mais il lui fallait bien former Solac, aussi amenait-elle parfois l’enfant pour qu’il observe le procédé. Solac était actuellement planté au pied du sas fermé. Ses mains palpaient la membrane avec une familiarité que seul un prêtre se permettrait.

Viviabel elle-même s’approcha d’Imes. Elle le scruta un moment.

— Sur une échelle de un à dix, lui dit-elle de but en blanc, à quel point le trouves-tu insupportable ?

— Hé ! s’agaça Jebellan, confirmant le sujet de la question.

Imes cilla. Il resta silencieux. Elle hocha la tête comme si c’était une réponse en soi.

Un certain malaise envahit Imes tandis qu’elle se détournait. Se doutait-elle des sentiments qu’il nourrissait pour son amant ? Il pensait les cacher assez bien, et son flegme était légendaire à Port Ouest ; mais peut-être était-il plus facile à déchiffrer pour des gens qui ne l’avaient pas connu toute sa vie et ne s’imaginaient pas savoir tout ce qu’il y avait à savoir sur lui. Jebellan lisait parfois en lui comme dans un livre ouvert.

Kriis devait avoir compris son trouble. Dès que le dernier élément de son armure fut retiré, elle entraîna Imes dans le couloir, lui offrant l’alibi d’un « moment en tête à tête » pour masquer sa fuite.

À la surprise d’Imes, le couloir n’était pas vide. Uvara et Abidelle interrompirent leur conversation pour lui sourire. Vic émit un trille choqué lorsque Kriis resserra soudain sa prise sur elle. Ce n’était pas tous les jours qu’Uvara avait l’air aussi approchable.

— Bien joué, dit Abidelle. Je pensais que Cléodine n’était pas objective quand elle se vantait de tes progrès, mais elle a toutes les raisons d’être fière.

— Jebellan n’a aucune excuse pour fanfaronner, par contre, renchérit Uvara. Tes mérites ne sont pas les siens. Il n’est pas un si bon professeur que ça.

Jebellan fanfaronnait sur ses capacités ? Le coude de Kriis s’enfonça douloureusement dans ses côtes.

— Allez, c’est sûr qu’il en a juste fait trois tonnes pour pousser Zeli et Regis à se connecter aujourd’hui, dit Abidelle à sa collègue. Il savait qu’ils ne pourraient pas résister à la tentation de faire les mauvaises langues et qu’ils s’en mordraient les doigts.

Uvara fronça les sourcils et marmonna quelque chose de grognon sur les querelles puériles au sein du dortoir.

— Bref, bravo, dit Abidelle à Imes. Tu es indéniablement l’un des nôtres.

Cette reconnaissance le réchauffa des pieds à la tête. Un rare sourire lui monta aux lèvres.

— Merci.

Il lui vint à l’esprit qu’il manquait quelqu’un à ce tableau.

— Où est Maman ?

Il avait eu l’impression qu’elle attendrait leur retour impatiemment, elle qui était si frustrée de ne pas pouvoir lui faire passer l’exercice des sillons en personne.

Abidelle et Uvara échangèrent un regard.

— Elle a dit vouloir prendre l’air avant de te sermonner, confessa Abidelle avec malice. Histoire de se calmer un peu.

Imes se racla la gorge, gêné. Il aurait préféré en finir tout de suite. Peut-être qu’il comprendrait pleinement ce qu’il avait fait de mal lorsqu’elle le lui aurait expliqué en long, en large et en travers.

— On va te laisser te laver. À plus tard, Imes.

Les deux chasseuses tournèrent les talons sur ce dernier salut presque amical. Dans leurs dos, Kriis agita les bras avec enthousiasme, se retenant visiblement à grand-peine de crier sa joie. Imes la regarda faire, amusé. D’un héroïque plongeon vers le sol, Vic se mit à l’abri.

— C’est génial, explosa enfin Kriis lorsqu’elles furent hors de portée de voix. Uvara est prête à travailler avec toi. Uvara !

— Oui, enfin, tu les as entendues. Il y a encore deux sceptiques dans le lot. Elles ne risqueront pas de se les mettre à dos pour un débutant.

— Ça, ça reste à voir. Avec Jebellan et Cléodine, la majorité est de ton côté !

Jebellan et Cléodine étaient presque aussi extérieurs qu’Imes à la communauté soudée des chasseurs du village. Abidelle et Regis avaient de la famille à Port Ouest et y étaient toujours revenus ; Uvara n’était pas née ici, mais elle prenait la formation de Zeli au sérieux et n’avait pas changé de port d’attache depuis qu’elle l’avait prise sous son aile. Ces quatre-là se connaissaient depuis trop longtemps pour qu’on puisse facilement pénétrer leur bulle.

Imes n’en dit rien. L’optimisme de Kriis avait quelque chose de rassurant.

— En parlant de Jebellan… dit-elle.

Elle eut un regard pour la salle du sas dont filtraient des bruits de voix. Imes se tendit. Il devrait profiter de ce moment où Viviabel occupait Jebellan. S’il ne se dépêchait pas, il allait devoir partager les douches avec lui. C’était déjà bien assez compliqué en temps normal, il n’était pas sûr de réussir à rester stoïque aujourd’hui.

— J’y vais, dit-il.

Kriis eut l’air frustrée qu’il coupe court à sa tentative de lui faire avouer ses pensées les plus embarrassantes, mais elle dut percevoir qu’il était pressé, car elle se contenta de lui arracher une promesse que cette conversation n’était que partie remise.

Imes s’échappa dans les vestiaires et expédia son rinçage sous l’un des filets d’eau glacée qui s’écoulaient de la voûte rocheuse. Malgré les batifolages de Pan qui sautait avec bonheur dans les flaques, il parvint à terminer de se changer avant que Jebellan n’entre, Tau sur ses talons et les deux mains massant son cuir chevelu libéré de ses entraves.

— Un jour, il va te casser une jambe à constamment te bondir dans les pieds, prédit Jebellan en le voyant frotter Pan avec une serviette.

Imes murmura une réponse neutre. Jebellan ne sembla pas trouver son comportement inhabituel. Imes quitta les vestiaires, une boule de poils encore humide dans les bras, et s’autorisa un soupir de soulagement.

Le hall du hangar était désert. Les armuriers étaient retournés à leurs établis. Imes coula un regard sous l’arche et remarqua que Kriis avait décidé de prendre de l’avance sur son quart. Elle était penchée avec diligence sur les gants d’Imes. Son armure était la plus sollicitée en ce moment, puisque son entraînement n’était pas soumis aux apparitions des charognards. Le zèle de son amie lui inspira de la gratitude.

Il quitta les grottes. L’air tiède de l’après-midi le frappa comme un mur. Il avait faim, mais sans doute était-ce aussi le cas de Jebellan. Peut-être Imes devrait-il attendre un peu avant de regagner le dortoir s’il ne voulait pas déjeuner seul à seul avec lui. Un peu de marche l’aiderait à éclaircir ses pensées. Cléodine ne devait pas être loin, il pouvait partir à sa recherche.

— Imes.

Un frisson dégringola le long de sa colonne vertébrale. Presque à contrecœur, il se retourna.

Sidon se tenait là. Un sourire maladroit tremblotait sur ses lèvres. Les racines de ses cheveux avaient commencé à blanchir sous la teinture. Peut-être était-ce parce qu’Imes n’avait jamais été séparé de lui aussi longtemps, mais il lui sembla que ses rides s’étaient encore creusées.

Il était beaucoup plus facile de rester en colère contre quelqu’un lorsqu’on n’avait pas à observer son visage défait. La timidité qui se lisait dans le langage corporel de son père serra le cœur d’Imes. Il ne put que capituler.

— Papa.

Les traits de Sidon s’éclairèrent. Il s’approcha et leva les bras comme pour l’embrasser. Imes se contracta. Il serra un peu trop fort Pan, qui siffla mais n’essaya pas de se dégager. Sidon immobilisa son geste. Après un instant d’hésitation, il laissa ses mains retomber.

Il s’éclaircit la gorge.

— Je voulais… enfin. Tu… tu vas bien ?

Imes hocha la tête.

— Ah… Tu…

Sidon étrécit soudain les yeux. Il venait d’apercevoir la blessure à l’oreille d’Imes. Il avait retiré le pansement pour se laver et, constatant qu’elle ne saignait plus, ne s’était pas soucié de la bander à nouveau.

Sidon tendit la main vers son visage. Ce fut cette fois délibérément et avec une pointe d’agacement qu’Imes évita le contact.

— Je croyais que tu étais toujours en entraînement ? dit Sidon.

— C’est le cas.

— Et tu es déjà blessé ? Quel genre d’irresponsables sont tes formateurs ?

— Tu peux en parler à Maman, rétorqua froidement Imes.

Sidon parut troublé par l’idée que son ex-femme soit impliquée. Il ne changea pas d’avis pour autant.

— Je vais le faire, tu peux me croire ! Ce n’est pas parce que c’est ta mère qu’elle a le droit de te mettre en danger. Et pourquoi se mêle-t-elle de cette affaire ? Ces histoires de grand vide, ce n’est plus de son âge.

Imes tourna la tête. La frustration grandit dans sa poitrine. Il avait espéré que la distance aurait aidé Sidon à réfléchir à ses actes, mais c’était toujours la même rengaine qui sortait de sa bouche.

Il se surprit à observer la sortie du hangar. Si Jebellan pouvait choisir cet instant pour apparaître…

Il se morigéna aussitôt. Depuis quand attendait-il de Jebellan qu’il règle ses affaires de famille à sa place ? De toute façon, Sidon n’était pas Laomeht. De quel droit Jebellan s’ingérerait-il dans cette conversation ?

Pour couper court à ce désir puéril, il tourna le dos au hangar et longea la falaise. Sidon lui emboîta le pas.

— Écoute, Imes. J’ai bien compris que tu es en colère. C’est vrai, je t’ai menti. J’ai menti à tout le monde… Ça n’a pas été de gaieté de cœur, crois-moi. Et ce pauvre Heln…

Il s’interrompit et secoua la tête. Imes eut la surprise de lui trouver les yeux humides.

— Mon pauvre ami, soupira Sidon. Son seul crime a été de se montrer loyal envers moi. Et maintenant… banni ! Par ma faute !

Heln s’était banni lui-même avant que quiconque d’autre en ait l’occasion, et loyauté ou pas, c’était lui qui avait choisi de rejeter son devoir. Pour autant, le chagrin de Sidon était sincère.

— J’ai songé à avouer ma responsabilité dans cette histoire devant tout le village, sais-tu ? Mais ça n’aurait fait que confirmer la faute de Heln, et il aurait été le seul à en supporter le châtiment. Et quelle importance à présent ? Ça ne le ramènera pas.

Sidon eut un geste fataliste. Non, Imes ne voyait pas non plus l’intérêt d’étaler leur linge sale en public.

— Toutes les commères du village me regardent déjà de travers, de toute façon. Mais qu’importe. Leurs opinions m’importent peu.

Sidon s’arrêta de marcher et saisit Imes par les épaules. Il se raidit, mais se laissa faire.

— Contrairement à la tienne. Je t’aime, mon garçon. Tu le sais, ça, n’est-ce pas ? Je t’aime.

La gorge d’Imes se serra. Il baissa les yeux. De cela, il n’avait jamais douté.

— Je t’aime, poursuivit Sidon, et je veux ce qu’il y a de mieux pour toi. Ça me… ça me terrifie, de te savoir dehors, dans le froid et le vide, à la merci des charognards… mais si c’est ce que tu veux vraiment…

Sa voix tremblait. Il ne fit aucun effort pour le cacher. Imes ne put s’empêcher d’en ressentir de la culpabilité.

Il avait su ce qui motivait l’égoïsme de Sidon, et il avait tout de même choisi de s’opposer à sa volonté. Apprendre que Cléodine et Jebellan étaient enfin à l’abri avait été un énorme soulagement pour Sidon, mais Imes lui avait aussitôt arraché cette sérénité durement gagnée.

— Reviens à la ferme, au moins, le supplia Sidon. Tu n’as pas besoin d’habiter au dortoir. Toutes tes affaires sont à la maison. Laisse-moi avoir le réconfort de te savoir sain et sauf à chaque fois que tu reviens de sortie.

Le cœur d’Imes se serra. Ce n’était pas les excuses qu’il avait espérées, mais cette concession était déjà immense. Et c’était une si petite chose qu’il demandait en retour…

La ferme manquait à Imes. La fraîcheur de l’eau du puits après une dure journée de labeur, les odeurs d’herbes séchées et de feu de bois qui imprégnaient la cuisine, les coups de tête affectueux des lorons, les interminables parties de cache-cache de Trom et Pan… son lit, sa chambre. Il était parti sans rien emporter d’autre que les vêtements qu’il portait sur le dos. Kriis lui avait offert un pantalon et une tunique d’homme que sa mère avait cousus pour elle mais qu’elle refusait de porter, et pour tous ses autres besoins, Imes piochait dans la remise où étaient stockées les possessions abandonnées par les précédents résidents du dortoir. Mais sa chambre de chasseur paraissait bien vide en comparaison à celle qui l’avait vu grandir.

La mort dans l’âme, il secoua la tête.

— La ferme est trop loin du hangar, murmura-t-il.

Ce n’était pas comme lorsqu’il était armurier. Il n’avait plus d’horaires à respecter. Il devait simplement être disponible dès qu’on avait besoin de lui. Une demi-heure de marche était un délai inacceptable.

Sidon tressaillit comme s’il l’avait frappé. Il pâlit. Il lâcha Imes.

Il vint à l’esprit d’Imes qu’à une époque, Cléodine avait bien dû gérer cette distance, elle. S’en était-elle lassée ? Avait-ce été l’une des raisons de leurs innombrables disputes ?

Il aurait voulu le lui demander. Il ressentit soudain l’absence de sa mère comme un vide douloureux. Il voulait demander à Pan de l’appeler. Il voulait qu’elle lui dise quoi faire.

Mais pourquoi s’imaginait-il qu’elle aurait une réponse à lui donner ? Elle avait choisi de couper tout lien avec Sidon. Comment pourrait-elle lui montrer comment franchir cette distance qui le séparait de son père ?

— Je… je vois, dit Sidon, visiblement secoué. Juste… un soir sur deux, peut-être ? Tu pourras utiliser Plume pour tes allers-retours, bien sûr. Ou… ou bien établir un roulement avec tes… tes collègues ? Pour te libérer de temps en temps ?

Son insistance ouvrit en Imes comme une faille, une brèche qui coupa son cœur en deux moitiés irréconciliables. Une partie de lui se courrouça que cet homme ait encore la prétention de tenter de l’éloigner du grand vide, après tout ce qu’il avait fait. L’autre vit le désespoir dans les yeux de Sidon et s’en émut. Comment Imes pouvait-il lui causer tant de peine ? Il avait tu ses propres douleurs toute sa vie pour préserver la quiétude d’esprit de son père aimant. Ne pouvait-il pas aujourd’hui trouver la force de le soulager un peu ?

Il ouvrit la bouche sans savoir ce qu’il allait dire, resta muet un long moment.

— Imes !

Il fut soudain englouti dans une embrassade rude. Laomeht s’écarta aussi vite qu’il l’avait saisi. Il le secoua par les épaules.

— J’ai vu ta sortie ! s’écria-t-il. Imes… waouh ! Je n’en reviens pas !

Imes ne put que fixer son frère sans comprendre. D’où venait-il ? Il ne l’avait pas vu approcher. Natesa suivait son fiancé, vêtue d’une jolie robe et d’un chapeau de paille.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Imes, un peu bêtement.

— Papa avait affaire en ville, on en a profité pour l’accompagner ! Natesa voulait voir Viviabel, et je cherche Maman.

— Ah… Je ne l’ai pas vue.

— J’aurais dû appeler d’abord, dit Laomeht en se grattant la nuque. Mais bref ! Imes ! C’était fantastique.

Un sourire hésitant naquit sur les lèvres d’Imes.

— Tu le penses vraiment ? dit-il.

Laomeht hocha la tête avec enthousiasme.

— Je suis soufflé ! Alors, je ne te cache pas que je n’y comprends plus rien. Mon petit frère, un chasseur ! Mais pas étonnant que Jebellan ait été prêt à m’arracher la tête l’autre jour. C’est lui qui m’a appelé aujourd’hui, pour me dire un truc du style : « tiens, regarde ça et que ça te serve de leçon ». Il a vraiment un caractère de bouse de loron, et en ce moment c’est pire que tout. Mais pour le coup, il avait raison.

Jebellan, encore. Avait-il demandé à la moitié du village de regarder l’entraînement d’Imes ? Cela aurait dû l’agacer. À la place, il se sentit indéniablement flatté.

À retardement, Laomeht sembla se rendre compte de la présence de Sidon. Il mit les mains derrière son dos comme un enfant fautif.

— Enfin ! Je… Tu faisais un très bon armurier aussi, hein. Et la ferme ! Tu faisais du très bon travail à la ferme, j’en suis sûr.

La mâchoire de leur père se contracta, mais il ne dit rien.

Quelque chose en Imes enfla comme un nuage d’orage. Il s’aperçut qu’il avait espéré une forme de capitulation, un aveu que, oui, peu importe combien cela blessait Sidon, Imes était enfin à sa place.

Il se contint sans ciller. Peut-être était-il encore trop tôt. Après tout, Sidon ne tentait plus de le convaincre du contraire. N’était-ce pas déjà une victoire ? Il pouvait se montrer patient. Il s’était montré patient toute sa vie. Le fait que tout ait changé pour lui du jour au lendemain n’était pas une raison pour céder à l’égoïsme.

Le regard de Laomeht rebondit entre Imes et Sidon, plein d’espoir.

— Alors ça y est, vous vous êtes réconciliés, tous les deux ?

Sidon se tourna vers Imes, dans l’expectative. Sous le faisceau combiné de leurs attentes, Imes aurait voulu se ratatiner et disparaître.

Les mots restèrent coincés dans sa gorge. Le silence s’éternisa.

— Tiens, n’est-ce pas ta mère que je vois là-bas, Laomeht ? dit tout à coup Natesa. Vous devriez aller la saluer.

Le sentier de la falaise les avait menés au pied des collines. Les silhouettes de Cléodine et d’Orelle venaient d’apparaître sur l’un des chemins en surplomb.

— Oh, mais oui ! s’exclama Laomeht. Allons-y, Papa.

Il entraîna Sidon avec lui sans remarquer le regard éperdu qu’il jeta à son fils cadet. Imes détourna les yeux et ne bougea pas. Il caressa Pan, la poitrine bouillonnant d’émotions contradictoires.

Natesa resta à ses côtés. Il la scruta, un peu surpris par l’intensité avec laquelle elle regardait s’éloigner son fiancé et son beau-père. Lorsqu’ils furent hors de portée de voix, elle se tourna vers lui.

— On n’a pas vraiment eu l’occasion de parler, toi et moi, dit-elle.

Avait-elle sciemment manœuvré pour qu’ils se retrouvent seul à seul ? Imes observa un silence prudent.

— Laomeht m’a prévenu que tu étais du genre taiseux. Je n’en ai pas pensé grand-chose au début, mais plus ça va et plus je crois que je comprends pourquoi.

Imes haussa les sourcils. Natesa secoua la tête.

— Écoute, Laomeht est adorable, mais il a souvent de la peau de saucisson devant les yeux. Et votre père est une crème, mais ce n’est pas de Cléodine que Laomeht a hérité sa tendance à ignorer ce qui ne lui plaît pas.

Imes se tendit. Elle avait raison, il le savait, mais il tolérait mal qu’une étrangère se permette ce genre de commentaires sur sa famille. Il dut se marteler que Natesa n’était pas une étrangère. Elle passait bien plus de temps avec Laomeht que lui, ces jours-ci, et elle ferait bientôt officiellement partie de la famille. Peu importe combien cela le hérissait, cela lui donnait le droit de formuler ses propres opinions sur eux.

Natesa tripota une mèche de ses cheveux. Peut-être l’absence de réponse d’Imes la mettait-elle mal à l’aise.

— Je veux dire… Bah ! s’exclama-t-elle avec un geste impatient. Ils ne sont pas bêtes, ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas qu’ils ne voient rien, c’est qu’ils font semblant de ne rien voir. Et si je m’énerve de plus en plus souvent contre Laomeht à ce sujet, c’est que ce qui est un petit défaut charmant chez un jeune homme est beaucoup plus toxique chez un père de famille.

— Toxique ? répéta Imes, les sourcils froncés.

Le mot lui sembla un peu fort. Son irritation grandit. Elle pouvait bien penser ce qu’elle voulait, mais pourquoi s’en ouvrir à lui comme s’il était censé être d’accord avec elle ?

Natesa le dévisagea. Elle soupira, et ce son avait des accents de capitulation.

— Je sais que ce ne sont pas mes affaires, dit-elle. On se connaît à peine. Je voulais juste te dire que je comprends que tu n’aies pas envie d’aplanir les choses avec Sidon tout de suite, et que je travaille Laomeht au corps pour qu’il arrête de s’en mêler. Tu as tout à fait le droit de vouloir un peu de distance pour t’éclaircir les idées.

Imes voulait-il un peu de distance ? Il avait cru que oui, mais Sidon paraissait si malheureux… Il leva la tête vers le groupe qui conversait au-dessus d’eux. Comme toujours, Sidon n’avait pas l’air très à l’aise en présence d’Orelle. Il ne cessait de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule, comme s’il voulait s’assurer qu’Imes n’avait pas disparu. Une partie d’Imes brûlait de répondre à cet appel.

Natesa s’engagea à son tour sur le sentier. Mais elle s’arrêta soudain.

— Dis… Tu t’entends bien avec Jebellan, non ?

Imes écarquilla les yeux.

— Je n’irais pas jusque-là, répondit-il avec délicatesse.

Elle haussa sèchement les épaules.

— S’il ne s’est pas encore débarrassé de toi, c’est que tu t’entends bien avec lui. Je ne suis pas mécontente que Laomeht et lui soient fâchés, je n’ai jamais vraiment pu le supporter. Mais pour le coup, tu devrais lui parler.

Elle s’éloigna avant qu’il puisse lui demander de quoi, exactement, il était censé lui parler.

Il songea à la suivre. Sidon en serait ravi, assurément.

Il tourna les talons et rentra au dortoir.

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Raza
Posté le 08/11/2022
Hello!
Alors, la relation père fils est bien développée, c'est très chouette je trouve, et Imes qui fait ses preuves, c'est cool, sans qu'il soit trop fort non plus. Un seul petit détail qui m'a chiffonné : si Natesa trouve le défaut de Lahomet si gênant pour devenir un père, pourquoi reste-t-elle avec lui? Espérer changer les gens avec qui on est me parait manquer de recul sur sa relation, mais comme elle a le recul pour analyser le défaut et la relation ça m'a paru étrange. (En somme, soit elle essaye de le changer mais n'a pas le recul pour l'analyser, soit elle a le recul et le quitte, soit elle a le recul et vit avec).
Dragonwing
Posté le 10/12/2022
Natesa est le genre de forte tête qui s'attend à obtenir ce qu'elle veut, haha. Mais en soit, je ne vois pas en quoi c'est une erreur de sa part. La vie de couple est aussi un échange, et si elle peut lui faire prendre conscience de ce défaut, cela donnerait à Laomeht plus de grain à moudre dans ses relations avec les autres. Au moins, leurs enfants auront deux parents, contrairement à Imes qui a essentiellement été élevé par son père. En tout cas c'est son raisonnement.
Raza
Posté le 15/12/2022
Mon point de vue sur ça c'est que vouloir faire prendre conscience à quelqu'un de son défaut est assez compliqué, un point de vue un peu idéaliste d'une relation, mais généralement quand on est idéaliste on ne voit pas le défaut :D
Dodonosaure
Posté le 23/09/2022
je salue l'effort sur le suivi de la relation familiale (j'essaye de ne rien spoiler, désolé si c'est un peu flou) C'est vraiment bien amené, l'explication sur le rapport d'une relation aimante et pourtant néfaste, tout ça. A relire (parce que je n'ai pas réussi à commenter depuis le train), c'est même d'autant plus poignant que c'est inscrit presque naturellement dans le récit.

je kiffe ma lecture, comme toujours !

Je n'ai pas vraiment compris l'intention de Viviabel quand elle questionne Imes. Elle a forcément une idée derrière la tête pour poser une telle question, mais c'est tellement surprenant venant d'elle. Je suis un peu perplexe.
ça donne à un son personnage une autre dimension... (je dis ça alors que j'ai déjà lu quelques chapitres après celui-ci).
Dragonwing
Posté le 01/10/2022
Merci pour la relation familiale en question ! J'ai pas mal sué pour essayer de l'exprimer comme je le voulais. Est-ce que c'était trop subtil, pas assez ? Trop manichéen ou pas assez développé ? Encore aujourd'hui, j'ai des moments de doute, donc je suis contente si pour toi c'était bien géré. ^^
Silvershodan
Posté le 17/01/2022
Hoho quel succès pour Imes! Voilà qui apaise pas mal de ses relations avec les autres. Mais il n'a pas encore eu le passage de savon par sa mère et ni rencontrer des charognards.
Pareil que Sunny, j'étais un peu perplexe par rapport au commentaire de Viviabel. J'ai cru qu'elle s'adressait à Jebellan par rapport à Imes, du coup j'ai trouvé ça très déplacer même si elle a son petit charactère.
J'espère que ça va trop tourner au vinaigre entre Natesa et Laomeht.
Dragonwing
Posté le 01/02/2022
Merci pour la remarque ! J'ai essayé de changer un peu le passage problématique, j'espère qu'il est plus lisible comme ça. On verra ce qu'en diront les prochains lecteurs.
Sunny
Posté le 15/01/2022
Pas sûr d'avoir complètement compris le passage où Viviabel s'informe sur l'échelle d'insupportabilité de quelqu'un. J'ai relu deux fois, je pense qu'elle parle à Jebellan de Imes ? Pas complètement compris ce qu'Imes en déduit ensuite.
Edit : J'ai relu une troisième fois, je pense que c'est l'inverse. C'est effectivement plus clair si on considère qu'elle parle à Imes de Jebellan.
Je suis très intriguée par Viviabel (et c'est pas seulement à cause du trio qu'elle commence à plus ou moins former (contre son gré ?) avec les deux là). Solac assez aussi.
Sinon solidarité avec Natesa sur ce coup !
Dragonwing
Posté le 15/01/2022
Effectivement, Viviabel parlait à Imes. Je retiens que ce passage se lit mal, merci !
Solidarité avec Natesa parce qu'elle ne peut pas piffer Jebellan ? O:-) Haha, mais oui, elle ne s'en laisse pas conter.
Sunny
Posté le 15/01/2022
Haha non, solidarité avec Natesa au sujet de ce qu'elle a dit de Laomeht et Sidon ! Je pense qu'elle a un bon potentiel pour devenir plus qu'une belle-soeur une fois qu'Imes se sera décelé un peu.
Non j'aime bien Jebellan moi. ^^ Je lui trouve un bon potentiel d'évolution, changer de partenaire et former un novice semble lui faire du bien et lui mettre un peu de plomb dans le crâne.
Sunny
Posté le 15/01/2022
*dégelé !
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