Chapitre 13 - L'entraînement

Par Keina

Keina ne réalisa pas tout de suite ce que signifiait l’intrusion de la magie dans son organisme. Heureuse d’être comme les autres résidents, elle observa, amusée, les gouttelettes d’émeraude qui dansaient au bout de ses doigts. Enfin, sa morphologie s’était habituée pour de bon à se laisser traverser par le réseau d’énergie qui sillonnait le Royaume !

Les jours passants, elle s’aperçut que cela ne serait pas aussi simple. Elle se sentait perturbée par la présence perpétuelle de la magie qui l’affublait d’un sixième sens qu’elle aurait bien évité. Tous les esprits qui peuplaient le Château s’étaient ouverts à elle et une douleur persistante lui vrillait le crâne. User de ses nouvelles capacités lui coûtait plus qu’elle n’osait se l’avouer.

À sa grande surprise, Lynn se montra soudain distante, comme si le sujet la répugnait. La première fois que Keina en parla d’une voix enthousiaste, elle répondit froidement une banalité, puis cessa tout à fait ses visites matinales.

Luni, quant à lui, ne posa aucune question. Il assura le relais, offrant ses premières leçons à la silfine décontenancée. Il lui apprit à ne pas laisser son émotivité contrôler ses dons, à dissocier ses multiples utilités pour en décupler les facultés et à la modeler à la façon d’une eau rebelle qu’il fallait dompter.

— Patience, lui dit-il avec douceur, tandis qu’elle tentait en vain de canaliser la magie dans ses doigts. Lorsque le corps a intégré l’énergie, cela demande encore un long temps d’initiation avant de maîtriser ses nouvelles aptitudes.

— Et c’est censé m’apaiser ? ironisa Keina tandis qu’une salve verte s’abattait sur le mur en face d’elle.

Les objets se brisaient à son passage, les particules s’agglutinaient sur sa peau lorsqu’elle parcourait les couloirs et elle usait de la télépathie avec une telle brutalité que Luni, pris d’effroyables migraines, lui avait défendu d’y recourir pour l’instant sous peine de rendre malade la moitié du Château.

Malgré ses nombreux échecs, Luni s’étonnait sans cesse de sa promptitude à assimiler les leçons et à les mettre en pratique. Était-elle meilleure que les autres ? Elle refusait d’écouter les encouragements. Ses propres lacunes la désespéraient. Pourquoi n’était-elle plus rapide, plus efficace, plus entraînée ? Ne possédait-elle pas du sang elfique en elle ?

 

L’œil rivé sur l’itinéraire que lui avait griffonné Luni, Keina traversa d’un pas distrait le corridor qui menait à la salle d’armes. Sa main libre se promenait le long de la paroi blanchie à la chaux, attrapant au passage les tortillons d’émeraude qui dégoulinaient du plafond lambrissé. La taille serrée dans un corsage de coton léger, des pantalons de sport battant contre ses jambes, elle se rendait sans enthousiasme à son cours d’escrime. La distance que le silfe instaurait entre eux n’arrangeait rien. Elle n’avait même pas eu le courage de lui parler des Elfes.

Les Elfes… À chacune de ses introspections, ils réapparaissaient au cœur de ses réflexions, donnée fondamentale qu’elle se devait de retenir.

Lorsqu’elle était arrivée à Londres, Olivia l’avait initiée aux illustrés qui remplissaient ses étagères, d’Andersen à Lewis Carroll, en passant par les fantaisies visuelles de Parrish, Doyle, Caldecott. Les êtres féeriques s’y voyaient réduits à la dimension d’insectes et pourvus d’ailes de papillon.

Elle avait d’abord ri de ces représentations, parce que ses veines charriaient du sang elfique et qu’elle ne concevait pas d’imaginer des ancêtres aussi petits et aussi drôles. Puis, peu à peu, elle s’était faite à cette vision héritée de Shakespeare et l’avait assimilée comme une évidence.

Qu’ils étaient loin de cette image ! Loin et proches à la fois, évoluant dans un univers qui n’appartenait qu’à eux. Comme dans les livres, ils incarnaient la nature et ses mille merveilles, génies volatiles, inaccessibles au commun des mortels. Tout et rien à la fois, dieux et démons entremêlés pour former un esprit de magie hors du temps et de l’espace !

Alors, elle était un peu de ça ? Cette constatation la frappa avec plus de force que n’importe quel discours de ses semblables. On ne parlait pas d’eux au Royaume. La silfine ignorait la raison de ce silence. Qu’avait donc écrit Alderick à leur sujet ? Elle n’arrivait guère à se le remémorer.

Le choc la ramena à la réalité. Elle poussa un cri bref et abandonna du regard la note qu’elle tenait entre ses doigts.

— Ne pourriez-vous pas faire attention, petite sotte ? fit une voix rauque que Keina reconnut aussitôt.

— Je m’excuse, Erich. Aussi, j’ignorais que les couloirs vous appartenaient !

Le buste légèrement incliné vers l’avant, il époussetait sa veste d’un air nerveux. La méfiance s’éveilla dans l’esprit aiguisé de Keina.

— Que notre Reine ait accepté une godiche telle que vous dans son organisation, cela ne cessera jamais de m’étonner.

— Qu’elle cautionne des hommes à l’hypocrisie flagrante, voilà qui, moi, me surprend, rétorqua la silfine.

Erich leva un sourcil.

— Ne m’avez-vous pas félicitée pour mon entrée dans le service actif, lors du bal ? lui rappela-t-elle d’un ton mauvais. Soit vous changez d’opinion comme on troque une chemise, soit je doute de votre sincérité.

 Il tressaillit, de façon quasi imperceptible.

— Je vous avais mal jugée. Cuiusvis hominis est errare. De toute évidence, vous n’êtes pas de taille à intégrer nos rangs, dit-il avant de s’éloigner à la hâte.

Soupçonneuse, elle lui jeta un regard en biais. Il étreignait le pan de sa veste d’une bien drôle de manière. Tentait-il de lui dissimuler quelque chose ? Y avait-il un rapport avec le cambriolage de sa chambre ?

Elle secoua la tête et reprit son chemin. Garder son sang-froid, voilà une qualité qui lui faisait défaut ! Erich possédait bien trop d’influence sur ses semblables pour qu’elle se permette de l’accuser sans preuve, mais elle se promit en elle-même de le surveiller de près.

Elle accéléra l’allure. Parvenue au bout du couloir, elle descendit une dizaine de marches. Là, elle s’y trouvait. De l’autre côté d’une arche de vieilles pierres, la salle d’arme déroulait à l’infini sa voûte en berceau.

La galerie résonnait de cris, de bruits de lutte et de tintements de métal. Un lourd fumet de transpiration empesait l’atmosphère. Assise sur un banc le long du mur, Lynn bavardait avec son frère debout face à elle, un long sabre à la main. Par moment, la blonde jetait un œil distrait sur deux combattants qui s’exerçaient au fleuret. Keina s’arrêta sur le pas de la porte, perdue dans la contemplation des deux seuls amis qu’elle possédait au Royaume. Dans une bouffée de nostalgie, elle revit Livie et Edward en train de se chamailler et sentit le vide se creuser dans son cœur. À cet instant, Luni se tourna et l’aperçut, les yeux brillants.

— Keina ! Alors, tu n’as pas eu trop de mal à trouver ? cria-t-il tandis qu’elle s’avançait vers lui.

Elle haussa les épaules. Sur sa gauche, les duellistes levèrent leurs épées. L’entraînement s’était achevé. Lynn se redressa, rayonnante, tandis qu’ils ôtaient leur masque, révélant le visage mince de Caledon et celui plus enfantin d’Eoin.

— Où sommes-nous ? s’enquit Keina.

— Dans la salle d’arme de la Noire, expliqua Luni, alors que sa sœur s’était lancée dans une grande discussion avec l’Irlandais. De l’autre côté du Château.

— Vraiment ? Étrange. J’ai croisé Erich à l’instant.

— Étrange, en effet, répondit Luni, sourcils froncés. Il n’est pas dans ses habitudes de se promener par ici.

Un silence s’installa. Il passa une main dans ses cheveux blonds et s’efforça de reprendre contenance.

— Il est peut-être l’heure de nous y mettre, fit-il remarquer à sa partenaire.

Il s’empara de deux épées le long du mur et en donna une à la jeune apprentie.

— Tu es prête pour un duel amical en guise d’échauffement ? s’enquit-il, en position.

Elle se plaça face à lui et acquiesça.

— Alors, en garde ! s’exclama le silfe avec un sourire.

 

Keina s’essuya le front, la concentration à son maximum. Luni s’élança vers elle et exécuta une attaque qu’elle para d’un moulinet. Elle ferma les yeux et tenta de se focaliser sur les particules de magie qu’elle voulait diriger. Sa main se laissa guider, fendit l’air et heurta le métal froid de son adversaire. Luni lui avait déjà enseigné les bases de l’escrime, mais l’intrusion de l’énergie dans son organisme avait bouleversé ses réflexes, et elle avait la sensation pénible de devoir reprendre l’instruction à zéro.

Effectuer un demi-tour. Attraper au passage une filandre verdâtre. Tenir sa garde haute. Contrer une figure dont elle avait oublié le nom. Concentrer la magie sur ses bras et sur ses jambes, tandis que celle-ci la portait comme par hypnose. Vite. Encore plus vite. Elle bondit, retomba en arrière, se redressa, joua de sa lame, évita les coups de Luni, frappa. Recommença, une nouvelle fois.

Keina se fichait des regards qui la transperçaient. Le pouvoir venait à elle avec facilité, mais comme il semblait difficile de le canaliser ! Elle était consciente que ce duel n’avait d’autre but que d’exercer les enchaînements qu’elle avait appris. Elle savait également qu’elle n’admettrait pas la défaite. Il en avait toujours été ainsi, depuis l’âge où Livie et elle s’amusaient à chat perché.

Un saut – riposte. Magie dansante sur le fil – magie s’enroulant autour de son poignet – magie grimpant le long de son buste – magie s’empêtrant dans ses pieds… Patatra !

La silfine s’écroula à terre, emmêlée dans un maelstrom verdâtre qui s’amoncelait sur elle. Un flottement surplomba la salle, puis tous éclatèrent de rire, tandis que Keina, vexée, essayait de se relever.

— Pourquoi ce genre d’incident n’arrive-t-il qu’à moi ? pesta-t-elle tandis que Luni se portait à son secours.

— C’est curieux, en effet, répondit celui-ci. Il semble que tu attires l’énergie enchantée beaucoup plus que n’importe quel résident.

— Un véritable aimant à particules ! commenta Eoin du fond de la galerie, tandis que Lynn pouffait.

— Le prochain que cela réjouit, je le transperce de mon épée, gronda l’Anglaise en colère, pointant l’arme vers l’assistance.

Luni posa une main bienveillante sur la lame de son amie, la forçant à baisser sa garde.

— Calme-toi, Keina. Pour une débutante, tu as mené le combat d’une main de maître. Ils sont tous médusés.

Elle leva les yeux vers lui et songea à ce que lui avait dit Pierre.

Je suis persuadé qu’il est amoureux de vous.

Comment pouvait-elle seulement le croire ? Il n’y avait rien dans le regard de Luni, rien que ce vide qu’elle exécrait.

Il ne m’aime pas. Il ne m’aimera jamais. Pour lui, je ne suis que… quoi, au juste ? Une enfant ? Ou bien « celle qui annonce » ?

L’indifférence de Luni torturait son cœur plus qu’une attitude agressive. Le Français, en faisant naître le doute dans son esprit, s’était joué d’elle. Il ne pouvait en être autrement.

Elle s’éloigna, tête basse, et abandonna l’épée contre le mur. À cet instant, un homme surgit dans la salle, un sourire ravi sur le visage.

— Notre Reine Noire vient de diffuser la convocation pour la prochaine Réunion ! Le repos touche à sa fin, clama-t-il d’une voix forte, brandissant une feuille devant lui.

— Déjà ? geignit Lynn sur son banc.

 

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Dragonwing
Posté le 09/01/2022
Tiens ? La soudaine distance de Lynn m'intrigue. Elle était la première à essayer d'aider Keina à maîtriser la magie, et maintenant que Keina arrive enfin à quelque chose, elle lui fait la tête ? De manière générale, une grande solitude se dégage des interactions de Keina avec les autres. Elle n'est vraiment proche de personne, et même Lynn et Luni, qu'elle décrit elle-même comme ses deux seuls amis au Royaume, lui soufflent en permanence du chaud et du froid au visage. Tu parles d'un retour à la maison !

Sur un autre sujet, je ne m'étais pas rendue compte que Keina était aussi perfectionniste. Luni et les autres ont beau sembler ébahis par ses progrès, elle n'a vraiment pas l'air d'entendre leurs compliments. Quel caractère !
Keina
Posté le 13/02/2022
Alors, c'est cool, parce que ce sentiment de solitude qui grandit et s'installe, c'est à peu près la seule chose qui me paraît réussi pour Keina ! Et qui va amener la suite, si tu vois ce que je veux dire... Quant au trait de caractère perfectionniste... ça fait partie des trucs qui sont arrivés au fil de l'écriture, et dont je suis pas certaine que ce soit suffisamment constant d'un bout à l'autre du récit... Je le note, du coup, pour le futur.
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