Quelques notes au piano murmurent une mélodie douce. Eri danse, légère.
Le soleil arrose de sa lumière sa peau livide, la rendant encore plus opalescente. Silhouette squelettique, elle semble fragile dans cette prairie vivante. Ses mouvements déliés sont lents, dénués de toute grâce, elle fait penser à une marionnette aux fils coupés. Elle tente de danser tant bien que mal, sa maladresse sinistre est presque comique. Son allure de spectre détonne tellement entre ces fleurs chatoyantes.
Assise à l’ombre d’un arbre, doublement protégée par le feuillage et un chapeau à large bord, Eri peint. Elle n’est pas comme la première, son teint est vivant, ses cheveux longs et ses gestes gracieux. Son coup de pinceau est hésitant, mais elle sourit. Prenant pour modèle l’automate qui gesticule à quelques pas d’elle, elle trace sur la toile une petite silhouette. Son trait est brouillon, mais on peut distinguer une fillette habillée de fleurs qui danse, un immense sourire aux lèvres.
Je fixe les deux Eri, immobile, à l’écart. Des larmes dévalent mes joues.
~
Je n’ai pas besoin d’ouvrir les yeux pour savoir que je suis de retour à l’hôpital.
Un froissement de tissu se fait entendre près de moi.
- Eri ?
Mes paupières s’ouvrent, dévoilant le visage inquiet d’Amélie.
- Tu… tu pleures ? souffle-t-elle.
Un sourire douloureux étire mes lèvres.
- À ton avis, patate.
C’est à elle de se mettre à sangloter. Elle m’étreint.
- Je suis désolée, désolée. Je leur avais dit qu’il ne fallait pas te mettre dans la même pièce que lui, que c’était un monstre, que tu avais déjà assez souffert. Eri, je…
- Ce n’est pas ta faute.
Elle hoquette.
- Si… seulement je t’avais retenue, ce jour-là, au lieu de crier comme une conne… Si j’avais…
- On pourrait dire beaucoup de choses avec des « si seulement », mais on ne peut rien en faire.
- Eri… ton regard me fait peur.
Je lui souris.
- Il n’y a pas de quoi, voyons.
Je pose un doux baiser sur ses lèvres tremblantes.
- Je t’aime, soufflé-je.
Elle fronce les sourcils, mais il y a plus de peur que de colère dans ses yeux.
- Qu’est-ce qui t’arrives, Eri ? Ça… ça ressemble à un adieu.
- Mais non, qu’est-ce que tu racontes.
Je laisse glisser un silence entre nous. Amélie me fixe, tentant de percer mes prunelles pour lire mes pensées. Elle a toujours été très douée pour lire en Erika Furchausen.
Mais Erika Furchausen, la Eri qu’elle a connue, est morte.
Celle qui l’a remplacée est d’une laideur ignoble. Une, ou plutôt deux, fausses Eri qui se battent pour une charogne.
- Tu sais dans combien de temps je retourne en prison ?
- Quoi ? Heu… demain, je crois, tu n’as rien de grave.
- D’accord.
Je me penche vers elle.
- Ce n’est pas un adieu. On se retrouvera, je te le promets.
- Eri… qu’est-ce que tu trafiques ?
- Pars, s’il te plaît.
- Pardon ?
- Je te demande de sortir de la chambre, j’ai besoin d’être un peu seule.
- Non. C’est hors de question. Je reste avec toi.
Je ne peux empêcher les larmes de jaillir. Je bondis sur elle et l’étreins avec force.
- S’il te plaît.
Elle me serre puissamment, ses doigts sont agités de tremblements.
- Ne fais rien de dangereux…
Je ne réponds pas, elle se détache de moi.
- S’il te plaît, répété-je.
La démarche raide, inconstante, elle se détourne. La porte blanche avale ses cheveux roux, toute couleur disparait de mon champ de vision.
Le soleil filtre à travers les rideaux, je me lève de mon lit et clopine jusqu’à la fenêtre. Je jette un regard dehors, le feuillage verdoyant d’un chêne me fait face. J’aperçois un moineau qui chante sur une branche.
Que c’est beau.
Je ferme violemment les rideaux, l’obscurité surgit, m’enveloppe, me caresse.
Je prendre une grande inspiration.
Erika Furchausen est morte, mais il y a un espoir de la ressusciter.
Il faut faire disparaître Eri. Les Eri.
~
Le gris de la prison est implacable. Je jette un dernier regard vers la ville, c’est la dernière fois que je la vois.
- Tu es sûre que ça va ? me souffle Séléné.
- Ne t’inquiète pas. Tu as ce que je t’ai demandée ?
Elle sort un mouchoir en dentelles de sa poche.
- Tiens, ça devrait passer la sécurité. Mais pourquoi en as-tu besoin ?
- C’est un secret.
- Tu es bizarre.
- Non, je suis folle, nuance.
- Madame l’inspectrice, vous n’êtes pas autorisée à aller plus loin. Vous ne devriez même pas être là.
- Adieu, murmuré-je.
Je me glisse entre ses collègues, elle retient un geste vers moi. Ses yeux crient une question, mais je me détourne d’elle.
Les gardes me fouillent, ils inspectent le mouchoir mais ne décèlent rien. Ce n’est qu’un simple mouchoir de tissu, après tout.
Cette fois, c’est Séléné qui me regarde disparaître, je sens la pression de ses iris claires sur mon dos.
Je pénètre dans mon tombeau.
~
L’homme en face de moi hausse un sourcil, perplexe.
- Je ne savais pas que vous entreteniez une telle relation avec cet homme, dit-il.
- Parce que vous n’aviez pas à savoir. Ça s’appelle la vie privée.
Il serre les dents.
- Je vous conseille de baisser le ton, je vous rappelle que vous êtes une détenue.
- Certes, fis-je. Puis-je avoir l’UVF, donc ?
- Votre cas est particulier…
- Pourtant dans le règlement, il est stipulé que tous les détenus y ont droit, quelque soit leur peine. D’ailleurs, ni M. Scipio ni moi ne sommes encore condamnés.
Il contient difficilement son agacement.
- Pour quand ? grince-t-il.
- Le plus tôt possible.
- Possiblement dans treize jours dans ce cas. Mais il faut d’abord l’accord du juge d’instruction qui vous sera transmis par écrit.
C’est long.
- C’est entendu. Bien. Sur ce.
Ses yeux me fouillent, mais ils sont aveugles.
Le sourire que j’affiche quitte mon visage quand je me lève de ma chaise et me détourne.
Le décor est planté.
~
L’attention des mes trois camarades de chambrée est concentrée sur moi. Je n’ai pas prononcé un mot depuis mon retour, elles ont remarqué mon changement d’attitude. Et surtout, elles ont remarqué la courte robe noir à col blanc que j’ai mise aujourd’hui.
Mes mains nerveuses sont serrées autour de la permission de papier qu’elles tiennent. Mon ticket pour le paradis. Ou l’enfer.
- Ce fut un plaisir, annoncé-je soudain.
Elles sursautent, me dévisagent, les yeux plein de surprise.
- De quoi ?
- Ce fut un plaisir de partager cette chambre avec vous. Vous n’êtes pas aussi méchantes que vous en avez l’air.
- Mais qu’est-ce qu’y t’arrive d’un coup ? me demande Mélissa.
- Ce n’est rien.
J’ouvre la porte.
- Adieu.
Je ne leur laisse pas le temps de répondre et referme le battant derrière moi.
Je prends une grande inspiration et plonge ma main dans une de mes poches. L’objet dur qui en sort est de la couleur du sang.
Je clipse la barrette rouge dans mes cheveux et me mets en route.
Comme tout le monde, je me pose la question de ce mouchoir, je ne pense pas qu'on puisse tuer quelqu'un avec, mais je ne doute pas de son utilité.
J'aime bien Séléné, en fait : j'ai l'impression que, de tous les personnages secondaires, c'est celle qui a pigé ce que ça signifiait, d'être une victime ayant participé contre son gré.
Je file lire la suite !
Merci pour ton gentil com' :3
- - Mais qu’est-ce qu’y t’arrive (s ?) d’un coup ?
- Ce n’est que lorsque les yeux de Scipio se teintent d’un gris implacable et définitif qu’elle a (un) sursaut.
Quel suspens !
Merci pour cette lecture qui m'a transporté !
Très contente que tu aies autant apprécié ^^