Chapitre 13 - Eos

Notes de l’auteur : Hello ! Je vous souhaite une belle année :D Bonne lecture !

Eos promena un regard perçant sur la grange. Les provisions qu’ils avaient dû abandonner avaient disparu, signe que les militaires étaient repassés après leur départ ou que le couple de fermiers avait compris qu’un incident s’était produit. Eos aurait aimé pouvoir les prévenir qu’ils allaient bien – pour l’instant –, mais les évènements jouaient contre eux.

Il récupéra sa gourde dans son sac à dos et avala une longue rasade. Ils avaient pris de l’avance en se rendant à la grange deux jours plus tôt que la date prévue pour le rendez-vous. Pour avoir une marge de manœuvre suffisamment large pour qu’Eos puisse placer des protections, et anticiper l’éventuelle avance que Connor aurait lui-même prise.

— Nous avons fait le tour, déclara Théodora en revenant dans la grange. Nous n’avons rien perçu qui sorte de l’ordinaire, pas l’ombre d’un militaire ou d’un piège. Tu es prêt à installer des protections ?

Il acquiesça, rangea sa gourde et sortit à la suite de sa sœur, les mains enfouies dans la poche de son sweat-shirt noir. Camille et Loup les attendaient dehors en observant les environs avec une expression vigilante.

— Vous misez sur combien de temps d’avance pour Connor ? demanda Camille lorsqu’ils s’arrêtèrent à leur niveau.

— Il arrivera la veille au soir, répondit Théodora du tac au tac.

— Plus tôt dans la journée, contra Eos.

— Je suis d’accord avec Eos. Et toi, Loup ?

Une teinte rosée colora les joues de Loup, comme chaque fois qu’on l’interpellait directement. Eos ne put réprimer un sourire.

— Hum… Encore plus tôt, peut-être ? proposa-t-il.

Théodora poussa un soupir exagéré en se laissant tomber sur l’herbe.

— Je n’espère pas… Je n’ai aucune envie de voir sa sale tête maintenant.

— Plus tôt il arrivera, plus tôt il repartira, répliqua Camille, les coins des lèvres légèrement relevés.

— N’en sois pas si sûr… On ne sait toujours pas ce qu’il veut. Il ne se doutait sans doute pas que cela irait si loin à l’époque, mais aujourd’hui il fera en sorte de maintenir ce semblant de lien qu’il a retrouvé, peu importe comment.

Eos donnait l’air d’écouter d’une oreille distraite, mais son cerveau fonctionnait à plein régime. Théodora avait raison ; Connor voulait quelque chose. Et surtout, il voulait bien plus qu’une simple rencontre dans une grange délabrée.

Eos doutait qu’il s’arrête aussi facilement.

— Je vais installer la barrière autour de la grange, annonça-t-il.

— Tu as besoin d’aide ? l’interrogea Théodora.

Il secoua la tête.

— La zone à protéger n’est pas grande, je n’en aurai pas pour longtemps.

— Je peux t’accompagner ? demanda timidement Loup.

Eos braqua un regard inquisiteur sur lui, ce qui eut pour effet d’accentuer les rougeurs du jeune homme. Puis il hocha la tête avec l’ombre d’un sourire, indifférent aux coups d’œil amusés de Camille et Théodora. Une expression joyeuse illumina le visage de Loup tandis qu’il lui emboîtait le pas. Ils s’éloignèrent à une quinzaine de mètres de la grange, et Eos traça une croix dans la terre humide avec son pied. Il réitéra ensuite l’opération plusieurs fois pour placer les points d’un large cercle. Surprenant la mine interrogative de Loup, il expliqua d’une voix posée :

— C’est plus facile si je délimite le territoire à protéger avant de créer la barrière. C’est un peu comme si cela me déchargeait d’une chose à penser au moment où je… communique avec la Nature.

— Tu vas faire une barrière semblable à celle qui entoure le refuge ?

— Plus souple, corrigea Eos. Ils pourront nous voir, mais ils ne pourront pas entrer sans mon autorisation. Une barrière comme celle du refuge prend beaucoup plus de temps à créer et demande une quantité d’énergie considérable. Elle sert à dissimuler l’existence entière d’un lieu et de ses membres. Ce ne sera pas nécessaire ici, puisqu’ils savent déjà que nous y serons. Nous avons seulement besoin d’une protection.

Loup fronça les sourcils.

— Ces barrières sont indestructibles ?

— Je ne suis pas pressé de découvrir leurs limites, grimaça Eos. J’imagine qu’elles dépendent de l’environnement qu’elles occupent. Si je dois utiliser mon pouvoir pour les former, elles se maintiennent ensuite en s’alimentant avec l’énergie de la nature, sinon ce ne serait pas viable pour moi.

Loup acquiesça. Ses sourcils froncés trahissaient sa concentration. Eos s’arrêta au bout de quelques pas en humant l’air boisé qui les enveloppait ; la lisière de la forêt dégageait une odeur d’arbres trempés, de terre humide et de pluie refoulée. Ce temps ne le dérangeait pas, même si la bruine n’était jamais agréable lorsqu’il fallait s’aventurer dans les bois, mais un coup d’œil suffisait pour deviner que Loup préférait la chaleur du soleil. Peut-être était-ce un héritage de ses probables origines méditerranéennes, en témoignait sa peau hâlée. Peut-être que la pluie évoquait simplement de mauvais souvenirs, comme le froid et la faim…

— Loup…

Loup releva la tête vers Eos, mais celui-ci avait déjà détourné la sienne, crispé par le sujet qu’il souhaitait aborder.

— Connor aime être au-dessus des autres, ou plutôt, il aime avoir le monde à ses pieds. Il supporte mal ceux qui ne reconnaissent pas son… autorité. Et c’est accentué par sa possessivité.

Il ravala son amertume en fichant ses prunelles dans celles de Loup, qui l’écoutait avec concentration.

— Lorsque Théodora et moi l’avons rencontré, il est devenu le pilier de notre monde déséquilibré. Puis le refuge de la Loire s’est peu à peu construit autour de nous, mais il n’appréciait pas que notre attention puisse se tourner vers d’autres personnes. C’est notamment pour cette raison qu’il ne supporte pas Camille, je suppose.

— Où veux-tu en venir ? souffla Loup en se tordant les mains avec nervosité.

— Il ne te connaît pas mais il verra sans difficulté que tu es important pour nous. Il te testera sans doute. Ne le laisse pas te marcher dessus.

Loup écarquilla les yeux. Il semblait peiner à assimiler la fin de ses propos, comme s’il s’était arrêté au début de la phrase.

— Je suis… important ?

Eos pouffa avec un regard attendri.

— Tu en doutais ?

— Non ! Si ! Enfin, je ne sais pas, mais…

Ses joues s’embrasèrent tandis qu’il s’embourbait dans sa réponse sans queue ni tête.

— Tu comptes, affirma Eos.

Une lueur espiègle éclaircissait ses iris vert feuille, une expression mutine remodelait les traits de son visage, lui donnait l’air presque plus jeune. L’innocence de Loup avait quelque chose de terriblement apaisant. Il était si facile d’oublier qu’ils se tenaient encore à la frontière avec l’âge adulte, qu’ils avaient beau avoir affronté mille vies, ils sortaient à peine de l’adolescence… Loup brouillait le sentiment qu’Eos avait longtemps eu d’avoir abandonné son lui-enfant, puis son lui-adolescent, des années trop tôt.

Un sourire resplendissant étira les lèvres de Loup ; ses prunelles mordorées pétillèrent.

Eos s’agenouilla dans l’herbe, entremêla ses doigts aux brins verdoyants, de nouveau habité par cette gravité qui ne le quittait jamais bien longtemps. Il inspira profondément… Une vague de sérénité le submergea, il se laissa envahir par les courants naturels qui ondulaient partout autour d’eux ; dans l’air, dans les plantes, dans la terre. Ses perceptions s’affinèrent, tandis que l’image de la protection qu’il souhaitait installer se formait dans son esprit, barrière de givre aussi limpide que du cristal. La brise se leva, les odeurs s’accentuèrent dans son sillage, douces, boisées, florales. Autour d’eux, des fleurs jaillirent du sol pour donner naissance à un parterre de pâquerettes et de coquelicots. Eos sentait les frémissements de leurs pétales, la pulsation de leur sève… Les émanations de son pouvoir avaient tendance à créer de tels phénomènes, le connectaient toujours plus à la nature. L’air s’animait comme une rivière invisible qui s’écoulait sans rencontrer le moindre obstacle. Enfin, l’espace se distordit autour d’eux ; texture palpable, soyeuse, semblable à un vieux rideau de velours. La barrière grimpa vers le ciel comme des colonnes de lierre pour étendre son dôme translucide au-dessus de la grange.

Eos relâcha brusquement l’air emprisonné dans ses poumons, et ses yeux perdirent leur éclat surnaturel. Une chape d’épuisement l’écrasa soudainement. Des tremblements secouaient son corps par intermittence.

— Tout va bien ? s’inquiéta Loup.

Eos hocha la tête et se releva en vacillant. Il s’était attendu à ce que la barrière soit vorace en énergie, mais le contrecoup restait tout de même violent.

— C’est… un peu fatigant… à mettre en place.

Loup lui offrit aussitôt son bras comme appui. Eos hésita un instant, sans savoir ce qu’il redoutait le plus, puis il accepta l’aide silencieuse avec reconnaissance.

— Ta peau est glacée, constata Loup avec une mimique inquiète.

— Ça ne va pas durer, le rassura Eos, l’ombre d’un sourire aux lèvres.

Ils rejoignirent d’un pas tranquille Camille et Théodora, installés devant la grange. La jeune femme avait posé près d’elle une housse noire qui abritait l’un des fusils volés. Eos émit un grognement en repoussant l’arme de la pointe de sa chaussure. Il s’affala ensuite dans l’herbe, un bras replié sur son visage pour atténuer la luminosité de son environnement.

— Tout va bien ? demanda Théodora.

— Loup m’a déjà posé la question.

— Loup est un sage.

Eos ne put réprimer un sourire. Il n’avait pas besoin d’enlever son bras de son visage pour savoir que Loup devait être en train de rougir. Il se laissa bercer par cette ambiance apaisante pour sombrer dans un sommeil réparateur.

 

***

 

L’après-midi avançait avec paresse lorsque Eos perçut un changement dans l’atmosphère.

Plus lourde…

Presque oppressante…

— Ils arrivent.

Ses mots claquèrent dans la grange, où ils s’étaient retranchés pour fuir l’humidité ambiante. Tout le monde bondit sur ses pieds.

— Déjà ? s’exclama Théodora. On ne peut même plus parler d’avance !

Elle serrait la housse de son arme avec trop de force. Les articulations de ses doigts blanchissaient, trahissaient sa nervosité.

— Connor pensait sans doute nous prendre de court.

Elle laissa filer une insulte entre ses dents. Camille était plus calme, roc inébranlable au milieu d’une mer agitée. Loup ne prononçait plus le moindre mot, et une lueur inquiète assombrissait ses iris mordorés.

— Tout se passera bien, assura Eos d’une voix ferme, peut-être pour oublier sa propre appréhension.

Il ne savait pas si celle-ci prendrait le dessus sur sa colère. Pourtant, une chose était certaine : il ne pourrait pas montrer la moindre faille devant Connor, où ce dernier s’empresserait de s’y engouffrer.

Des vibrations firent trembler les murs branlants de la grange. Un bruit assourdissant siffla dans les oreilles d’Eos, qui serra les poings. Il avait fui la civilisation, mais celle-ci continuait de s’arroger tous les droits. Ils sortirent de la grange, où ils s’étaient retranchés pour échapper à la bruine, au moment où un imposant hélicoptère amorçait sa descente vers la terre ferme. Ses pales affolées soulevaient un nuage de feuilles et de poussière. Le vrombissement cessa progressivement, tandis que le petit groupe se dirigeait vers l’appareil militaire, s’immobilisa à l’endroit où s’enracinait la barrière d’Eos.

Connor ne tarda pas à s’extraire de l’hélicoptère et balaya les environs d’un regard inquisiteur. Il s’arrêta sur Eos, le percuta de plein fouet tandis qu’une vague de souvenirs émergeait. Un sourire félin étira ses lèvres.

— Je vais le tuer, souffla Théodora.

— Abstiens-toi, grinça Eos. Même si ce n’est pas l’envie qui m’en manque. J’aimerais que nous nous débarrassions de Bravo avant ça.

Suivi par deux militaires qui portaient un fusil identique à celui qui reposait dans la housse de Théodora, Connor s’approcha d’eux. Ses boucles de miel flottaient dans la brise, ses mouvements trahissaient sa souplesse, son agilité, recelait quelque chose de menaçant. En réponse, Eos durcit son visage et sa posture. Il n’était plus l’adolescent brisé que Connor avait rencontré ; ne le serait plus jamais.

Connor s’arrêta à quelques pas du petit groupe, de l’autre côté de la barrière. Il dépassait Eos d’une demi-tête, mais l’écart de taille s’était réduit depuis que leurs routes avaient divergé. L’âge adulte et sa tenue militaire avaient définitivement chassé la moindre trace d’une gentillesse depuis longtemps enterrée. Pourtant, ses prunelles noisette brillaient d’une lueur étrange, à la fois mélancolique et implacable. Ils se toisèrent en silence, assailli par le poids de leurs souvenirs communs, du temps passé ensemble et de leur déchirure.

— Eos, Théodora, les salua-t-il.

Il ignora purement et simplement Loup et Camille. Eos s’efforça de lui offrir une expression impassible, sans être certain d’y parvenir.

— Connor.

Un sourire joua sur ses lèvres.

— Cela faisait longtemps… Je suis ravi que vous ayez bien reçu mon message.

Il tendit une main devant lui, ses doigts effleurèrent la surface miroitante de la barrière. Eos ne broncha pas, malgré son envie mordante de l’envoyer balader. Connor savait parfaitement qu’il avait reçu sa lettre ; il la lui avait quasiment remise en main propre.

— Tu comptes discuter dans ces conditions ?

— Tu entreras uniquement quand nous serons sûrs que tu n’es pas armé. Et tu seras seul.

— Donc je suppose que tu seras seul également ? ronronna Connor.

— Hors de question, rétorqua Théodora en fronçant le nez.

Le sourire de Connor s’élargit, aussi amusé qu’incisif. Il laissa planer un silence lourd de sens, comme pour leur faire comprendre que leurs conditions ne tenaient pas la route.

— Bien, céda Eos. Mais pas le moindre objet en acier entrera dans le périmètre que nous avons délimité.

— Cela me semble raisonnable. Tu veux me fouiller ? ajouta Connor avec une pointe d’ironie dans la voix.

Il écarta les bras, le menton relevé dans une attitude impérieuse. À le voir agir ainsi, Eos avait la désagréable impression de retrouver celui qu’il avait appris à détester. Connor agissait comme si le monde lui appartenait, comme si ceux qui l’entouraient se plieraient à ses désirs. Sauf qu’Eos avait refusé de prendre cette voie il y a bien longtemps.

— Je vais me gêner, gronda Théodora.

Avant que son frère n’ait pu le retenir, elle traversa la barrière pour se planter devant Connor, les mains posées sur ses hanches. Celui-ci lui adressa un coup d’œil amusé, troublé par les traces de l’affection qui les avait tous les trois liés et qu’Eos préférait oublier.

— Tu as grandi, constata Connor.

Elle le fusilla du regard, s’empara des revers de sa veste militaire avec un geste brusque et entreprit de palper toutes les zones susceptibles de dissimuler une arme. Connor reporta son attention sur Eos en la laissant faire, un sourcil haussé en une expression goguenarde. Celui-ci ne put s’empêcher de se crisper cette fois. Connor jouait avec ses nerfs, testait ses limites pour voir jusqu’où il serait capable de garder son calme.

— Tu ne me présentes pas ton nouveau compagnon de route ?

Eos plissa les yeux.

— Loup, je te présente Connor. Connor, Loup.

Une ombre méprisante ternit le sourire de Connor.

— Enchanté, lâcha-t-il sur un ton qui montrait qu’il pensait tout l’inverse.

Des pétales roses colorèrent les joues de Loup, mais il se contenta d’un bref hochement de tête avant de braquer son regard sur le sol.

— Il n’a rien, confirma Théodora en reculant d’un pas.

Son visage ensoleillé était devenu un orage impétueux. Connor n’attendit pas d’autorisation verbale pour traverser la barrière, comme si celle-ci n’existait plus à ses yeux. Eos ne put réprimer une grimace résignée, mais il lui fit signe de les suivre vers la grange. Connor s’exécuta avec un semblant de révérence, imité par les deux militaires qui avaient délaissé leurs armes. Une bourrasque fit grincer le bois pourri de la grange lorsqu’ils s’y engagèrent. Sans y prêter attention, chaque groupe s’installa d’un côté de la table, jaugea l’autre en silence pendant de longues secondes. Théodora fut la première à craquer :

— Que veux-tu, Connor ? On ne peut pas dire que tu te sois beaucoup étendu dans ta lettre. Et comment as-tu trouvé le refuge ? Pourquoi l’avoir attaqué ?

Eos posa une main sur son bras pour l’apaiser à l’instant où sa voix monta dans les aigus.

— Je vous ai cherchés longtemps, éluda Connor. J’aimerais renouer avec vous.

Camille laissa échapper un claquement de langue méprisant qui lui attira un regard plein d’animosité.

— Pourquoi voudrais-tu renouer ? rétorqua Eos, les yeux plissés. Tu penses vraiment que c’est en t’y prenant ainsi que nous allons revenir vers toi ? Nous n’avons plus rien à faire ensemble, nos objectifs n’ont jamais été les mêmes. Tu courais après un mythe alors que nous voulions bâtir un endroit qui nous protégerait du reste du monde.

Toujours ce même sourire félin, ce regard fauve insondable.

— Que tu ne cherches pas le cœur de la Nature est une chose, répliqua Connor avec une lenteur délibérée, mais ne me fais pas croire un seul instant que tu n’y crois pas. Toi mieux que personne as conscience de son existence.

Eos garda le silence, mais son expression défiante valait tous les mots. Peu importait qu’il soit convaincu ou non de l’existence du cœur de la Nature, peu importait son lien si particulier avec son environnement, il ne ferait jamais ce que Connor attendait de lui.

— Qu’attends-tu de cette rencontre ? Et que fais-tu avec l’armée de Bravo ?

— Tous les Hommes ne sont pas mauvais, Eos. Bravo m’a accueilli et m’aide désormais à poursuivre ma quête.

Eos lâcha un rire sec.

— Tu ne peux pas être si stupide. Ils t’aident à chercher le cœur de la Nature ? Vraiment ? Et pour quelle raison à ton avis ? S’ils mettaient la main dessus, ils s’empresseraient de le détruire.

— Ne sois pas si pessimiste. Il n’est pas question de détruire la Nature, mais de rétablir un équilibre.

— Un équilibre avec les Hommes est impossible : ils sont incapables de s’en contenter. Ils ont détruit leur monde une fois, ils le referont une deuxième, une troisième… Jusqu’au jour où il ne restera que des cendres de leur civilisation.

Du coin de l’œil, il aperçut Théodora baisser les yeux vers le sol.

— Toujours si noir dans ta vision du monde, murmura Connor.

Il secoua la tête avec regret.

— Nous en rediscuterons une autre fois, ce n’est pas la raison pour laquelle je t’ai demandé de venir aujourd’hui.

Il posa ses mains à plat sur la table qui les séparait. Eos ne bougea pas, se contentant de le toiser avec une dureté glaciale. À cet instant, son visage semblait taillé dans le givre.

— Peu importe ce que tu en penses, Bravo est mon refuge à moi. Sa gouverneure m’a accueilli, m’a offert son aide et protège les gens comme nous qui vivent dans sa ville, même si l’ensemble de la population n’approuve pas. Mais Bravo est en danger : depuis plusieurs mois, de plus en plus de décès prématurés surviennent. Les scientifiques sont parvenus à remonter jusqu’au fleuve qui alimente la ville.

Il marqua une brève pause, le temps de poser sa respiration et de laisser ses paroles imprégner l’air. Eos constata avec déplaisir qu’il était toujours aussi bon conteur. Il savait capter l’attention ; il aimait capter l’attention.

— Le fleuve est malade, mais personne ne sait comment le soigner.

— Je ne vois pas ce que nous pouvons y faire, rétorqua Eos.

Pourtant, dans son esprit naissait un bourgeon de doute qu’il s’efforça de repousser. Théodora dut sentir sa crainte car elle se rapprocha inconsciemment de lui, le menton relevé avec morgue.

— Oh si, je pense que tu vois très bien, le contredit Connor. Ce que toi tu peux y faire. Ton Don n’a aucune commune mesure, Eos. Déjà lorsque nous avons fondé le refuge de la Loire, tu parvenais à purifier l’eau pour t’assurer qu’aucun de nous ne serait malade. Si quelqu’un a le pouvoir de guérir ce fleuve, c’est bien toi.

Une pierre tomba dans son estomac.

— Tu veux que je me rende à Bravo, réalisa-t-il d’une voix blanche. Tu veux que je me rende dans une Ville-Acier.

Connor n’eut pas besoin de répondre ; sa réponse se lisait sur son visage.

— Tu te fous de nous ? siffla Théodora. Pas un seul d’entre nous ne mettra un pied dans une Ville-Acier !

— Vraiment ? Parce qu’il me semble que vous n’êtes pas en position de refuser…

Toujours ces phrases en demi-teinte, toujours ces sous-entendus.

Toujours

toujours

toujours.

— N’est-ce pas, Eos ?

Eos encaissa le choc sans un mot. Sa peau avait pâli tandis qu’il prenait la pleine mesure de la situation. Connor, et donc l’armée de Bravo, connaissait l’emplacement du refuge. Eos avait tué l’un de leurs militaires et ils avaient volé des affaires dans leur base. S’il refusait la demande de Connor, qui savait ce qui arriverait ? Une nouvelle attaque surviendrait, bien plus virulente cette fois. L’armée s’emploierait à désosser le refuge, on traînerait ses membres dans les entrailles de la Ville-Acier.

Ce n’était pas sans raison qu’Eos et Théodora avaient décidé de se cacher des Hommes, de les fuir en bâtissant le refuge dans l’une des forêts mythiques du pays. Ils pouvaient jouer quelques tours à des militaires qui ne s’y attendaient pas, mais ils n’avaient pas la puissance d’affronter une armée, encore moins les Villes-Acier.

— Ce ne sera l’affaire que de quelques jours, tempéra Connor. En échange, l’armée désertera la région et oubliera l’emplacement du refuge et vos actes. Tu es libre de faire ton choix, mais tu auras bien plus à perdre en refusant.

Théodora amorça un mouvement menaçant, des éclairs dans les yeux, mais Eos la prit de court en répondant du bout des lèvres :

— Laisse-nous seuls quelques minutes. Nous devons en discuter entre nous.

Un sourire triomphant étira les lèvres de Connor, comme si la demande d’Eos actait sa victoire, comme s’il savait d’ores et déjà que celui-ci courberait l’échine, englué dans la toile d’un piège qu’il n’avait pas vu se refermer autour de lui. Il fit volte-face, adressa un signe de la main aux militaires qui l’accompagnaient pour leur signifier que la situation était sous contrôle, et sortit de la grange, la démarche conquérante.

— Tu n’y penses pas ! s’écria Théodora en pivotant vers son frère dès qu’ils se retrouvèrent seuls.

— Nous trouverons une autre solution pour protéger le refuge, renchérit Camille.

Mais Eos ne les regardait pas, les lèvres si pincées qu’elles ne formaient plus qu’une ligne blanchâtre sur son visage blême. Un poids pesait sur sa poitrine, obstruait ses poumons et retenait son souffle captif.

À quel moment avaient-ils manqué de prudence ?

À quel moment Connor les avait-il retrouvés ?

Comment ?

— Eos…

Il ne voulait pas se rendre dans une Ville-Acier ; il ne pouvait pas. Mais Connor avait raison… En admettant qu’il tienne parole, Eos aurait bien plus à perdre en refusant. Or, il s’était promis qu’il ferait tout pour protéger le refuge, y compris à mettre sa vie en danger. Y compris à plonger au cœur de ses cauchemars. Il releva la tête vers Théodora, dont le regard vert clair reflétait une peur immense. Il ne lui infligerait pas cela.

— J’irai, annonça-t-il, la voix craquelée.

— Non… protesta faiblement Théodora.

Ses yeux brillaient de larmes contenues, déchirure béante, abyssale.

— Et j’aimerais que pendant ce temps, tu veilles sur le refuge.

Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun mot n’en sortit. Eos savait qu’elle ne voudrait pas le laisser partir, mais elle ne pouvait pas non plus l’accompagner. Il avait besoin qu’elle reste au refuge. Dans tous les cas Eos serait contraint de se rendre à Bravo, s’il ne voulait pas que l’armée se lance à l’assaut du refuge. Là-bas, elle ne pourrait pas aider son frère ; à Brocéliande, elle apaiserait sa crainte de ne pas veiller lui-même sur le lieu, même s’il devait ne jamais revenir. Il ne lui en demandait pas davantage.

— Tu ne peux pas y aller seul, articula-t-elle.

Elle semblait lutter pour retenir les sanglots qui montaient de sa poitrine.

— C’est vrai…

Eos se tourna vers Loup avec un sourire désolé

affligé

peiné.

Une lueur douce illuminait les prunelles mordorées qui lui faisaient face.

— Il y a plusieurs semaines, je t’ai demandé de m’accompagner à la grange parce que je ne te faisais pas confiance. Aujourd’hui, je réitère ma demande, mais pour la raison inverse. J’aimerais que tu m’accompagnes à Bravo, parce que je n’aurais pas la force de m’y rendre seul, parce que je te fais confiance, et parce que tu es le plus indiqué pour cette tâche. Connor ne te connaît pas et n’a aucune idée de la nature de ton Don. Il n’aura pas de prise sur toi.

Loup esquissa un sourire timide.

— Tu n’avais pas besoin de justifier ta demande, même si j’apprécie. J’aurais accepté dans tous les cas.

— Tu ne te méfies pas assez, répondit Eos, la gorge nouée.

Les yeux de Loup pétillèrent, ses joues rosirent.

— Alors ça contrebalance ta propre méfiance, je suppose.

Théodora laissa échapper un rire anxieux, saccadé, et pourtant imprégné d’une pointe de chaleur.

— Un point pour Loup, commenta-t-elle.

— Il commence à bien te connaître, ajouta Camille.

Ses sourcils se froncèrent, tandis qu’iel retrouvait une expression plus grave.

— Là-bas, votre sécurité passera avant tout le reste. S’il y a le moindre problème, ne menez pas cette mission jusqu’au bout. Nous trouverons une solution, même si nous devons fuir Brocéliande.

— Ça n’arrivera pas, trancha Eos. Je ferai ce qu’ils attendent de moi, et je peux t’assurer que Connor tiendra parole ensuite, sinon je lui réglerai moi-même son compte.

son visage

se durcit

impitoyable

 

je les blesserai

                         s’il le faut

je les tuerai

                         s’il le faut

 

pour que plus jamais

ils ne s’attaquent

 

au refuge

 

à

nos

corps

brûlés

nos

esprits

brisés

 

ma haine sera la leur

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Tac
Posté le 03/01/2023
Yo !
Enfin la grande confrontation ! Je suis presque déçu, dans un sens, qu'il ne s'agisse "que" d'aller purifier un fleuve. J'ai l'impression que cette "révélation" aurait pu arriver beaucoup plus tôt ; cela me fait remettre en question la pertinence de l'entreprise d'aller chercher des armes et donc d'attaquer la base militaire. De ce que je sais de l'histoire jusqu'à présent, je me questionne vraiment sur la pertinence de cette péripétie-là, qui pour moi a rallongé le début sans apporter grand chose d'autre, si ce n'est que de découvrir les capacités des personnages, mais j'ai l'impression que cette démonstration pourrait se faire de manière plus abrégée, afin que l'histoire réelle, qui de ce que je ressens se lance maintenant, démarre plus tôt.
Cela étant, je trouve le chapitre chouette. Beaucoup de Loup qui s'illumine, un peu au point de le faire paraître imbécile heureux, mais je m'enthousiasme de savoir qu'il va partir avec Eos.
Plein de bisous !
Mathilde Blue
Posté le 03/01/2023
Hello !

J’avoue que je m’interroge pas mal sur la structure de la première partie, autant je pense que les suivantes ne souffriront pas (enfin je l’espère) de ce problème, autant je pense effectivement que celle-ci est trop longue et passe par des détours qui ne sont pas forcément utiles. J’aimerais garder la péripétie dans la base militaire mais l’amener autrement (par exemple ils pourraient aller sauver un membre du refuge capturé par les militaires, et peut-être même enchaîner directement avec le passage avec Connor). Enfin c’est encore en réflexion pour l’instant, mais ton commentaire me conforte dans ce que j’envisageais déjà !

Haha, je ne dirais pas que Loup pourrait passer pour un imbécile heureux, il a surtout du mal avec les relations sociales et il se réjouit finalement de peu xD J’avais très envie qu’il parte avec Eos en tout cas ^^

Merci pour ton retour ! Plein de bisous !


Neila
Posté le 02/01/2023
Ça sent le traque-nard, cette histoire. J’ai des doutes quand au fait que le fleuve soit vraiment empoisonné… è.é ça pourrait bien être un subterfuge pour attirer Eos dans la Ville Acier. Que le fleuve soit bien empoisonné ou pas, je me demande si le vrai plan de Connor c’est pas plutôt d’utiliser Eos pour essayer de retrouver le fameux cœur de la nature. Comme Eos semble être celui qui a la connexion la plus forte avec nature, ça paraît pas bête qu’il soit aussi celui qui ait les meilleures chances de le trouver, non ?

Les explications promises sur les barrières d’Eos sont là ! Je comprends mieux. La rencontre avec les militaires m’a quand même fait me poser une autre question : est-ce que les militaires auraient pu leur tirer dessus à travers la barrière ? Ou la barrière dévie les balles ? Même celles en acier ? (désolée, je suis du genre à me poser plein de questions sur les pouvoirs dans les romans de fantasy ^.^’)

Pour pinailler un peu, y a des trucs qui m’ont fait tiquer :
Au début du chapitre, quand Eos et Loup sont seuls, si je ne m’abuse on est du point de vue d’Eos mais un moment tu écris « Une lueur espiègle éclaircissait ses iris vert feuille, une expression mutine remodelait les traits de son visage, lui donnait l’air presque plus jeune. » en parlant d’Eos ? Ça brise un peu le point de vue interne, à moins que le point de vue ne soit pas interne ? Mais c’est l’impression que j’ai eu jusque là. ^^’
Sinon, j’ai trouvé un peu bête que Theodora s’embête à fouiller Connor mais pas les deux soldats qui l’accompagnent. Ils seraient restés à l’extérieur de la barrière, j’aurais compris, mais puisqu’ils entrent aussi, ça paraîtrait logique soit qu’elle fouille tout le monde, soit qu’elle fouille personne.
Bref.

En tout cas, j’aime bien la tournure que ça prend. Un duo Loup/Eso, une visite dans la ville, ça me plaît !
Merci pour cette chouette lecture de début d’année !
Mathilde Blue
Posté le 02/01/2023
Coucou !

Hehe, c'est peut-être un traquenard en effet, à moins que Connor ne soit sincère :p Qui sait ? ^^ J'avoue, j'aime bien semer plein de doutes xD

Pour la barrière, théoriquement elle est censée arrêter les balles. Dans les faits, ils se retrouvent confrontés à cette situation pour la première fois, donc ils ne peuvent pas être sûrs à 100% et ces barrières ne sont pas infaillibles, ils n'en connaissent pas réellement les limites.

Bien vu pour le point de vue interne ! À un moment je m'étais trompée en basculant sur le point de vue de Loup au lieu de rester sur Eos, j'avais dû réécrire un morceau mais cette phrase était passée sous mes radars x)
Et oui c'est vrai pour Théodora ! Elle pourrait fouiller tout le monde !

Merci beaucoup pour ton commentaire, ça me fait chaud au coeur que tu continues à suivre cette histoire !
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