Chapitre 13

Par maanu

Julienne, le bras gauche engoncé dans son attelle et la main droite occupée par un pot de confiture[1], eut toutes les peines du monde à appuyer sur la sonnette de la maison des Nevin. Elle parvint finalement, gauchement, à actionner avec son coude le minuscule bouton rond, et attendit qu'Héléna vienne ouvrir.

    Elle avait guetté pendant près d'une heure, cachée derrière les rideaux de la cuisine, attendant que les Nevin sortent, afin d'être certaine de ne pas avoir affaire à eux. Il était rare qu'Héléna soit chez elle en pleine après-midi, et encore plus que ses parents n'y soient pas, et elle avait dû attendre plusieurs jours de voir enfin arriver l'occasion d'aller remercier sa voisine. Cette attente l'avait d'autant plus exaspérée que Julienne aurait préféré se débarrasser au plus vite de cette corvée. Elle appréhendait ces remerciements, ne savait pas trop quoi dire, se sentait bête par avance. Sa mère lui avait dit d'apporter quelque chose, et elle avait dû se creuser la tête pour trouver quoi. Elle ne voyait pas bien ce qu'il convenait d'offrir à quelqu'un qui l'avait empêchée de se faire dévorer vivante.

    La porte s'ouvrit alors, sans que Julienne ait entendu le moindre mouvement à l'intérieur, et sans qu'Héléna paraisse aucunement surprise de la voir sur le pas de sa porte pour la toute première fois.

    "Salut, fit Julienne, après un bref moment d'hésitation.

   _Salut, répondit Héléna."

   Elle eut un signe de tête vers l'attelle qui déséquilibrait la silhouette de Julienne.

   "Ça va mieux?"

    Julienne fit une moue incertaine.

    "Ça ne fait pas mal, dit-elle. Mais c'est encombrant.

    _Je comprends, fit Héléna, avec un léger sourire, qui sembla à Julienne parfaitement sincère."

    Pour autant, Héléna ne semblait pas disposée à lui faciliter la tâche. Elle restait immobile, son sourire léger toujours collé aux lèvres et la main tenant encore la poignée de la porte. Silencieuse, elle attendit que Julienne trouve comment amorcer la conversation.

    Julienne, très peu habile dans ce domaine, lui tendit maladroitement le pot de confiture, qu'Héléna saisit machinalement avec un haussement de sourcil.

    "Pour te remercier, expliqua Julienne. Pour l'autre jour. Pour avoir... Tu sais."

    D'un mouvement de la tête, Héléna fit signe qu'elle comprenait. Elle considéra le pot, entouré des traces d'une vieille étiquette mal arrachée, et au couvercle usé.

    "Je l'ai faite moi-même, s'empressa de préciser Julienne. L'année dernière. C'est Monsieur Gérard qui m'a appris. Ma mère les adore, précisa-t-elle avec un sourire un peu crispé.

    _C'est très gentil, dit Héléna. Ce n'était pas la peine."

    _Un peu quand même, répondit Julienne. Sans toi, va savoir si je m'en serais tirée en un seul morceau."

    Héléna resta silencieuse quelques secondes en la regardant, comme plongée en pleine réflexion. Julienne en perdit d'un coup le peu d'aisance qui l'avait gagnée.

    "C'est bizarre, dit enfin sa voisine. J'ai lu quelque part que les loups n'attaquaient pas l'homme à moins d'y être forcés."

    Julienne se gratta la joue, embarrassée.

    "Les chiens sauvages se comportent peut-être différemment des loups, hasarda-t-elle."

    Héléna ouvrit la bouche pour répondre quelque chose, puis se ravisa, soucieuse sûrement de ne pas rendre la situation encore plus inconfortable pour toutes les deux. Elle se contenta donc d'orienter la discussion vers le pot de confiture, qu'elle leva devant elle pour pouvoir mieux l'observer.

    "Alors comme ça c'est Monsieur Gérard qui t'a aidée?"

    Julienne eut un petit rire.

    "Il ne serait probablement pas très content que je te le dise, fit-elle, mais la confiture est son péché mignon. Il en avale sûrement plusieurs pots par semaine."

    Héléna répondit à son air amusé, puis demanda tout à trac :

    "Est-ce que je peux demander un autre cadeau de remerciement?"

    Julienne fronça les sourcils.

    "Je ne suis pas sûre que tu sois censée choisir.

    _Tu pourrais me faire visiter le domaine? Celui de Monsieur Gérard, je veux dire.

    _Le domaine? répéta Julienne sans comprendre. Qu'est-ce que tu veux aller faire là-bas? Il n'y a pas grand chose à y voir, tu sais. En tout cas rien que tu ne puisses déjà voir depuis les bois. Et Monsieur Gérard m'a dit t'avoir déjà vue plusieurs fois du côté de la prairie."

    Héléna prit un petit air embarrassé, en même temps qu'une lueur enthousiaste s'allumait dans ses immenses yeux bleus.

    "Il y a les serres, dit-elle, d'un ton dans lequel Julienne la sentait retenir son emballement. J'en ai souvent entendu parler. Il paraît qu'il y a de vraies merveilles là-dedans. Des plantes rares, exotiques..."

    L'image de l'herbier que Héléna avait sorti de son sac quelques jours plus tôt, à l'hôpital, revint à l'esprit de Julienne.

    "J'ai toujours rêvé de les voir, poursuivit Héléna, dont le regard s'illuminait de seconde en seconde. Mais je n'ai jamais osé demander à Monsieur Gérard.

    _Tu aurais dû. Il en est tellement fier, de ses plantes, qu'il aurait sûrement été ravi de te faire visiter."

    Héléna ouvrit encore plus grand ses yeux, ce que Julienne n'aurait pas cru possible. Elle y vit une telle excitation et un tel espoir, qu'elle se sentit encore plus mal à l'aise.

    "Alors tu y es déjà entrée? Tu pourrais me montrer?"

    Julienne se gratta la tête de sa seule main libre.

    "Je ne sais pas trop... Il faudrait demander à Monsieur Gérard, avant."

    Héléna fit un pas en avant, descendant la marche de l'entrée et se mettant à la hauteur de Julienne, comme sur le point de sortir.

    "Maintenant? fit-elle avec un grand sourire plein d'entrain.

    _Ce n'est pas possible, maintenant, répondit Julienne, avec un regret sincère. Je crois que Monsieur Gérard est sorti."

    Elle n'avait pas spécialement envie de passer l'heure suivante avec cette fille – dont la vivacité à toute épreuve la déstabilisait sans qu'elle sache trop pourquoi – , mais elle éprouvait une réelle culpabilité à l'idée de décevoir cette exaltation, qu'elle avait pourtant bien du mal à comprendre. Elle avait effectivement visité les serres à de nombreuses reprises, et elle ne voyait vraiment pas ce qu'on pouvait bien leur trouver de captivant.

    Héléna, cependant, ne parut pas se démonter le moins du monde. Au contraire, elle fit un pas en arrière, remontant brièvement à l'intéreur.

    "Mais toi tu travailles là-bas, non?" entendit Julienne, alors que la jeune fille avait disparu.

    Elle revint bientôt, une veste sur le dos et un jeu de clés à la main.

    "Tu peux y aller quand tu veux, poursuivit-elle en refermant la porte derrière elle et en faisant tourner une clé dans la serrure. Ça ne le dérangera pas que tu m'y emmènes sans lui demander."

    Elle avait posé cela comme une simple affirmation, et passa devant elle sans faire attention à l'expression interloquée – et un brin outrée – de Julienne.

    "Viens, lui dit-elle. Je connais un raccourci à travers les bois."

 

[1] Spécialité du Là-Bas, confectionnée à partir de fruits cuits dans une très généreuse dose de sucre. Le résultat est plutôt très bon quoiqu’un peu collant – mais tout de même moins que nos cloue-bec. Je conseille à tous mes lecteurs gustativement curieux qui en ont l’occasion de s’en procurer un pot chez « Là-Bas Dînerie », à Haut’Île, et, s’ils hésitent devant le trop vaste choix qui leur est proposé, de choisir celle qui est faite à partir d’un petit fruit rond du Là-Bas qu’on appelle « cerise ».

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Baladine
Posté le 09/07/2022
J'aime bien ton Héléna, elle est très attachante. Et toujours autant ta manière de prendre ton temps et racontant, en laissant voir les non-dits, les silences, les gênes dans les dialogues.
Des remarques :
- Julienne, le bras gauche engoncé dans son attelle et la main droite occupée par un pot de confiture[1], eut toutes les peines du monde à appuyer sur la sonnette de la maison des Nevin. => elle est très bien cette phrase, ça pose tout de suite le personnage, le lieu, l'action.
- La porte s'ouvrit alors, sans que Julienne ait entendu le moindre mouvement à l'intérieur, et sans qu'Héléna paraisse aucunement surprise de la voir sur le pas de sa porte pour la toute première fois. => là par contre, je pense qu'il faudrait couper ^^
- son pêché mignon => péché
A bientôt !
maanu
Posté le 10/07/2022
Merci pour tes remarques! J'en profite pour te demander ton avis sur un élément de la narration dont je ne suis vraiment pas sûre : d'après toi, est-ce que les notes de bas de page que je place de temps en temps, pour ajouter des commentaires du narrateur (par exemple, ici, sur la confiture) ou des fausses précisions historiques, ajoutent quelque chose, ou au contraire font bizarre, voire un peu lourd?
Je m'interroge beaucoup sur cet aspect-là...
Baladine
Posté le 10/07/2022
J'avoue que je ne lis plus tes notes en bas de page ^^
Baladine
Posté le 10/07/2022
Même si ça peut être intéressant, la manière dont tu l'expliques, bah on sait ce que c'est qu'une confiture ou qu'un ordinateur...
maanu
Posté le 10/07/2022
Ah oui, vu comme ça... ^^
Après il y a d'autres types de notes que les explications "obvious", mais peut-être qu'elles viennent un peu plus tard dans le récit, je ne sais plus trop
N'hésite pas à me signaler si elles te paraissent aussi un peu inutiles ! ;)
Baladine
Posté le 10/07/2022
Ok, je te dirai !
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