Chapitre 13

Par Diogene

La silhouette ne bougeait plus. Recroquevillée sur elle-même, il devinait les poings contre la poitrine, enserrant quelque objet auquel elle se rattachait. Encore, les échos de sa détresse se réverbéraient sous les voûtes en croisée d’ogives, assombrissant un peu plus une ambiance déjà lugubre. À reculons, il se cacha derrière le maître hôtel et se coucha, refusant de céder à cette pulsion qui lui déchirait les entrailles. Ainsi immobile, il la fixait de ses yeux aux reflets mordorés qui scintillaient dans l’obscurité. Elle paraissait si faible, si seule. Comme elle était vêtue, il lui semblait qu’elle dissimulait la maigreur de son corps décharné. Pourtant, il ressentait une étrange chaleur en son cœur. Elle était venue là, dans ce lieu désolé et déserté qui, les années durant, était devenu son refuge et elle l’avait illuminé.
    
     Les feux follets avaient disparu et le cri n’était plus qu’un vague murmure. Les doigts enserrés autour du camé, elle sentait son cœur s’apaiser, cependant que la terreur refluait. Timide, elle leva les yeux. Au-dessus de sa tête, peints entre les tiercerons qui se rejoignaient au croisé des ogives, des anges bénissaient le pèlerin. D’étranges éclats dorés étaient encore visibles autour des figures, tandis que les couleurs, bien que passées, demeuraient éclatantes malgré le passage des ans. L’un soufflait dans une corne, tandis qu’un autre plantait sa lance dans le poitrail d’une créature qu’elle devinait monstrueuse, le troisième portait une épée, quant au dernier il tenait entre ses mains un orbe fabuleux. Indifférents au temps, indifférents aux gens, ils étaient demeurés là, oubliés de tous, des dieux comme des hommes. Troublée, elle faillit en lâcher son pendentif, alors que sa capuche glissait et révélait sa figure pâle entourée de cheveux maculés de boues et de salissures. Frissonnante, elle rajusta sa pelisse et rabattit son chaperon sur sa tête. Il n’était pas très épais, mais il la protégeait de l’air glacial et humide qui régnait en ces lieux. Les mains nouées autour de son cou, elle se pencha de nouveau en arrière. Les visages étaient toujours là, figés dans leur éternité glacée. Ni beaux ni laids, ils étaient et cela lui suffisait. Elle devinait leurs ailes qui se déployaient, à la manière de ces oiseaux qui planaient haut dans le ciel, en poussant des cris rauques lorsqu’ils fondaient sur terre. Soudain, elle crut entendre un soupir, mais ce n’était que le vent qui s’engouffrait et faisait grincer l’une des portes menant à la coursière.
    
     Toujours dissimulé par la masse sombre du jubé, il n’osait se mouvoir et ce fut alors que sa pelisse glissa qu’il l’aperçut. Ses joues étaient creuses et ses yeux brillants, ses cheveux sales tombaient en des boucles emmêlées tout autour de son visage, puis descendaient en cascade le long de son cou. Il ne l’avait vu qu’un instant, car elle avait rajusté sa capuche et son visage avait disparu. De nouveau il avait ressenti ce conflit qui le consumait ; la dualité de son être, la dualité de sa chair. Prédateur il était, protecteur il demeurait. Le bruit d’un ruisseau qui paresse dans son lit résonnait dans sa tête, si semblable au chant d’un passereau. Le museau en l’air, il huma un long moment l’air, s’imprégnant de son odeur, si étrangement familière, si familièrement étrangère, puis il se glissa vers l’un des enfeus bâtis entre deux pilastres du déambulatoire. Des moellons s’étaient depuis longtemps détachés et l’enduit humide s’était effrité, formant un trou béant dans la paroi, noyé parmi les décombres qui jonchaient le sol gelé. Debout au centre du labyrinthe, les yeux levés vers la voûte, elle fixait ces étranges visages que des mains habiles avaient autrefois figés dans la pierre. Souvent, il les avait contemplés, souvent il les avait observés à la dérobée, comme pour surprendre un secret qu’ils se partageraient. Mais toujours ils demeuraient muets, toujours ils restaient ce qu’ils étaient, des visions ointes dans la matière, étrangères à son univers.
    
     Intriguée, elle se détourna de l’angélique vision, attirée par le souffle qui s’échappait par la porte entrebâillée. Soudain, dans les hauteurs, s’élevèrent des notes chaudes et graves, des sons comme jamais elle n’en avait entendu auparavant ; ils lui donnaient l’impression de s’enrouler autour de son corps, telles des caresses d’une douceur qu’elle n’aura jamais connue auparavant. Un peu de lumière s’échappait de derrière l’huis. Sur les dalles de pierres, polies par les innombrables foulées des croyants et des officiants, l’ombre d’un chandelier renversé s’étirait. Par jeu, elle esquiva la tache sombre ainsi projetée, plaçant seulement ses pas dans les trouées numineuses, comme elle l’aurait fait d’une marelle. Arrivée sur le seuil, elle fixa un long moment le mur poussiéreux qu’elle apercevait de l’autre côté. Elle sentait l’air qui s’engouffrait par la béance ; il était glacial et emportait avec lui de minuscules cristaux de givre qui scintillaient doucement dans la pénombre. Ils lui rappelaient les brumes qui, de temps à autre, s’élèvent des étendues liquides. Mais alors, quand il en était ainsi, il leur fallait fuir, car quiconque en respirait les humeurs acides et méphitiques devenaient la proie de tourments effroyables. Cependant, au cœur de ce vaisseau de pierre, agressée par les ans et par la guerre, elle ne ressentait rien de tout cela, seulement une froideur bienvenue et sincère.
    
     Lui aussi les entendait, envoûtantes, célestes, elles lui rappelaient les brames des cerfs, quand la forêt se paraît d’orange et de sang, quand le ciel se couvrait de givre gris, quand le soleil, sur la rive, donnait à l’ensemble une clarté froide comme l’hiver à venir. Hélas, en ces lieux, et malgré leur beauté, elles n’étaient que les sombres ambassadrices des vents mauvais à venir et, bientôt, se mêleraient à leur chant les gémissements des pierres et des charpentes en souffrance. Ignorante du danger, la silhouette s’était avancée, dansant au milieu des carreaux de lumière, les mains accrochées à son chaperon pour l’empêcher de s’envoler. Dans son cœur, à nouveau grondait la voix de sa nature première, celle qui lui ôterait toute lumière, celle qui le plongerait, à jamais, dans les ténèbres. Silencieux, il s’était retiré, avant de se glisser entre les barreaux rouillés et déchiquetés de la clôture. À chacun de ses pas, il prenait garde à ne produire le moindre son qui eut pu le trahir. Pendant ce temps, il percevait le froissement d’une étoffe, le frottement d’une semelle usée sur les pavés, la respiration étouffée de l’étrangère. Arrivé au centre du labyrinthe, il tourna son museau vers les visages de pierre et s’abîma dans leur contemplation, tandis que les gonds d’une porte grinçaient dans un doux silence. Le regard plongé dans leurs yeux vides, il s’en détourna ; de derrière l’huisserie, lui parvenait les sons étouffés d’un pas qui gravit les escaliers.

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