Chapitre 13

Par Perle

L’interview est publiée le matin. Nous nous retrouvons dans la cuisine, où l’étroite fenêtre laisse passer un unique rayon de soleil. Il raye le mur en face de nous, et se prend dans les cheveux de Rose. Elle est jolie même à peine réveillée. Nous nous rendons sur le site du Continent pour lire ensemble le long article que nous a consacré la journaliste. Nous sommes très satisfaits des propos retranscrits. Rien n’a été reformulé ou déformé. Ce sont nos phrases qui scintillent noir sur blanc à l’écran. Je suis ravie que nous ayons été écoutés, et que nous puissions être entendus. Je me sens déjà un peu rassurée. Je jette un coup d’œil à Éléphant dans le salon : un instant j’ai peur qu’elle disparaisse, puisque mon angoisse diminue. Mais elle brille encore. Elle brille fort.

 

Nous voulions profiter de l’après-midi pour nous reposer, mais elle est jalonnée de coups de téléphone, de mails et de messages : toute la presse nous contacte afin de décrocher une interview avec nous. Nous décidons de nous séparer en plusieurs groupes pour pouvoir répondre à la demande. Nous fixons des dates sur toute la semaine, ainsi que la suivante, et passons quelques entretiens par téléphone. Chaque fois que nous pensons en avoir terminé, une nouvelle personne nous approche. Nous avons accroché au mur des feuilles au mur, sur lesquelles nous avons dessiné un immense calendrier. Nous y inscrivons chaque rencontre à venir – comme je ne suis pas très à l’aise au téléphone, c’est souvent moi qui les y note. Une grande soif nous tient, que chaque appel étanche et relance à la fois. J’admire Rose qui s’adosse au mur avec nonchalance et prend une voix très professionnelle à chaque appel. Elle porte encore sa couronne de fleurs, et moi la mienne. Nous sommes reliées à travers la pièce, printanières.

 

Nous avons décidé de nous laisser une journée, juste avant toutes les interviews, pour faire du tourisme. Sohan et moi avons envie de découvrir Paris, et nos amis ont envie de nous la faire visiter. Nous nous réveillons de bonne heure. Mes amis prennent leur petit-déjeuner et moi ma douche. Éléphant se plante devant la porte. Je vérifie qu’elle est bien verrouillée et qu’il n’y a personne avant de me déshabiller. Je me lave à l’eau froide. Je préfère qu’elle reste chaude pour les autres – et j’apprécie la sensation d’engourdissement qui me saisit quand je me rince. Je me sèche, enfile un large pantalon et un sweat. En sortant de la salle de bain je manque de heurter Rose. Elle s’excuse, puis me toise.

– Estelle ! Il faut que tu mettes autre chose !

Je lève les yeux au ciel. Elle me fait signe de la suivre dans la chambre. Elle sort de ma valise une robe noire en velours qu’elle m’a fait emporter.

– Mets ça. Et ça dessous, ajoute-t-elle en me tendant un pull à col roulé lilas.

J’attrape les vêtements.

– Tu es sûre ?

– Oui !

Je soupire, et confie à voix basse :

– J’ai peur.

Elle me dévisage. Je me laisse tomber sur le lit.

– C’est Paris. C’est une grande ville. J’ai peur de me faire agresser dans les transports. Ou juste regarder.

Elle s’assoit à côté de moi et passe un bras autour de mes épaules, me pressant contre elle.

– Je serai là. Je vais mettre des grosses bottes, et c’est fait pour s’enfoncer entre les jambes des connards.

J’éclate de rire.

– Et puis on sera nombreux. Tout se passera bien. Tu peux être jolie et passer la meilleure des journées.

J’ose la croire. Je déclare :

– Je vais me changer alors.

Elle hoche la tête et quitte la chambre en répondant qu’elle a hâte de me voir. Une fois habillée je me trouve un peu grosse. J’ai l’impression que mes jambes sont trop épaisses et que tout mon corps est disproportionné. Mais quand Rose entre à nouveau et s’exclame que je suis magnifique, je ne peux que sourire.

 

Nous prenons tous les sept le train jusqu’à Paris. Nous avons laissé les animaux à l’appartement. Rose est comme promis chaussée de hautes bottes, qui allongent sa silhouette, qui aiguisent ses jambes. Pour m’amuser elle jette des regards noirs autour d’elle et se positionne devant moi bras croisés, comme une garde du corps. Chaque fois je pars dans de grands éclats de rire. Nous arrivons vite en ville. Nous descendons du wagon et Kévin nous guide hors de la gare. Il s’écrie en brandissant son téléphone :

– Il faut qu’on se dépêche, on a un bus dans pas longtemps !

Nous nous mettons aussitôt à courir, fendant la foule, bousculant quelques personnes. Rose rit très fort, et je m’essouffle vite, mais parviens à rester avec le groupe. Nous montons de justesse dans le bus, nous entassant juste devant les portes. Il démarre et je me colle à la vitre pour admirer le paysage. C’est envoûtant. Les rues s’élargissent peu à peu, bordées de hauts bâtiments aux multiples étages. Les fenêtres ne ressemblent en rien à celles que j’admire depuis mon balcon. Elles ont un charme désuet et sont toutes éteintes pour l’instant. Quand j’en remarque une plus que les autres à cause de rideaux bariolés, elle est vite emportée par le bus. J’aime bien les petites boutiques, les maraîchers et les fleuristes, qui s’étalent le long des boulevards. Elles sèment des éclats de couleurs comme des feux d’artifices sur les façades ternes. J’aimerais pouvoir m’arrêter devant chacune des devantures et humer les bouquets. Je crois que Rose en a envie aussi. Elle me demande :

– Tu trouves ça joli ?

Et je réponds que oui. C’est Paris.

 

J’adore chaque musée dans lequel nous nous rendons. Nous visitons le Louvre, puis une galerie d’art moderne, puis le musée de l’Orangerie. J’ai la tête remplie de coups de pinceaux en fin d’après-midi. J’ai pris quelques photos mais j’ai surtout noté les noms des œuvres pour les retrouver plus tard. Nous avons beaucoup marché, beaucoup pris le métro. L’après-midi touche à sa fin. Rose et Kévin refusent de nous dire à quel endroit ils nous emmènent, mais je sais très bien où. Je fais mine de l’ignorer pour les amuser. Dès la première pente cependant, la première rue pavée, je ne peux m’empêcher de m’écrier :

– C’est Montmartre !

Ils éclatent de rire. Nous grimpons des escaliers élégants aux rampes de fer forgé, Kévin les monte avec prestance comme une star de cinéma. Peu à peu nous gravissons les trottoirs au lieu de les emprunter seulement, et peu à peu les façades blanchissent et se couvrent de lierre et de glycines très fanées. Je suis devant avec Sohan, Rose nous rattrape pour nous guider. Nous passons devant des maisons roses et des dizaines de boutiques de souvenirs et, enfin, arrivons place du Tertre.

Je ne sais pas ce que je préfère entre les nombreux peintres derrière leurs chevalets, ou les arbres qui malgré l’hiver approchant n’ont pas perdu leurs feuilles oranges, ou la foule rieuse tout aussi émerveillée que moi. Quelqu’un joue de l’accordéon plus loin et ça me fait sourire. C’est un inconditionnel cliché, une photo intemporelle. Je lance à Rose :

– J’ai l’impression d’être dans un film !

Elle m’approuve. J’aimerais prendre sa main pour parfaire la sensation. Nous croisons un groupe de filles qui portent toutes des bérets de couleurs différentes. Nous commençons à faire le tour de la place, nous arrêtant devant chaque artiste pour admirer leurs œuvres. Il y a quelque chose de fascinant dans ces mains aux gestes à la fois précis et amples, quelque chose de dansant. Dans tous ces corps autour de nous aussi, et toutes ces voix. J’ai envie de valser.

J’achète une rose blanche à un vendeur ambulant. Rose rit quand je la lui tends fièrement.

– C’est pour moi ?

– C’est pour toi !

Le temps se suspend juste assez longtemps pour que je la vois rougir, puis elle s’approche et m’embrasse sur la joue.

– Merci, souffle-t-elle en s’écartant.

Embarrassée je bégaie que ce n’est rien. Elle n’entend pas mais ne me demande pas de répéter. Nos yeux s’évitent et se retrouvent, deux sourires s’esquissent sur nos visages proches.

– Où est-ce qu’il faut aller maintenant ? lui demandé-je.

Elle me prend par le bras et m’entraîne avec elle. Nous contournons la grande église pour arriver sur le parvis. Des escaliers s’y déroulent comme une cascade de marbre. Nous nous asseyons sur les marches. Nous admirons le paysage en silence (tout autour, les inconnus parlent pour nous). Côte à côte nous finissons par respirer en même temps que l’autre. Le soleil se couche lentement et teinte l’église de rose. Les toits si reconnaissables de la capitale rutilent sous les derniers rayons. Après des heures de marche nous sommes fatiguées. Rose enlève ses talons et pose la tête sur mon épaule. La foule s’écoule autour de nous. Je pourrais m’endormir mais je veux admirer la ville jusqu’à n’en plus pouvoir : j’ouvre les yeux.

 

Nous nous rendons de nuit seulement près de la Tour Eiffel. C’est plus joli. Elle scintille de mille feux au-dessus de nous. J’ai déjà vu de plus belles étoiles, mais ce spectacle électrique me fascine. Il y a des gens autour qui la contemplent comme nous, et la prennent en photo, sous tous les angles – mais ils sont moins nombreux qu’en journée. Nous nous sommes assis tous les sept sur un muret et nous discutons en balançant nos jambes. La marche les a engourdies et cela nous fait du bien de nous reposer vraiment. Nous avons du temps avant le dernier train. Nous profitons de nos dernières minutes de calme à Paris. Demain nous reprendrons les interviews. Ce soir nous parlons entre nous.

Rose tient encore la rose entre ses doigts. Elle la tourne et la retourne en prenant garde à ne pas se piquer. Je l’admire, j’alterne : Tour Eiffel, rose, Rose, Tour Eiffel. Fatiguée je souris. Diya me donne un léger coup de coude pour me montrer un couple qui s’embrasse passionnément près de nous. Ça m’amuse et je les désigne à Rose.

– Que c’est cliché.

– Mais oui, renchéris-je, s’embrasser au pied de la Tour Eiffel ? C’est trop.

– Il y a des limites quand même.

– Il y a vraiment des gens qui se croient dans une vieille comédie romantique.

Nous éclatons de rire. Je me rapproche un tout petit peu d’elle.

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AliceH
Posté le 26/10/2020
Mon petit cœur est purifié face à cette fin...
Je suis toujours aussi enchantée face à ton écriture, et ton univers ! Et également pour le petit couple (quel suspens ici) !

J'ai hâte de savoir la suite, notamment comment tu vas relier les événements avec les animaux et toute la thématique du réchauffement climatique.
Perle
Posté le 01/11/2020
Merci beaucoup !!! Je suis contente que ça te plaise toujours autant (même si rose et estelle prennent bien leur temps) !
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