Chapitre 13

Par Ety

Le juge Zargabaath avait ce don de calmer sa mère lorsque ses nerfs étaient soumis aux épreuves les plus rudes, comme en ce moment. À chaque fois qu’elle sortait d’un entretien avec lui, elle affichait un large sourire, parce qu’il arrivait parfaitement à la comprendre, qu’il acceptait de l’écouter, d’admettre ses faiblesses, tout en la confortant sur l’avantage énorme qu’elle possédait sur toutes les autres personnalités de l’Empire et en l’encourageant dans tous ses projets. Et contrairement à d’autres, cela ne s’arrêtait pas aux paroles ; autant qu’il était doux et courtois envers elle et son fils, il était capable du pire pour que fût faite la volonté de sa maîtresse. Parfois même il avait l’impression qu’il se battait pour une volonté qui ne le méritait pas tant, même si toutes les volontés de sa mère étaient très importantes. Celle-ci reprenait :

— Les gens m’accablent de tous les défauts parce que j’ai une influence considérable sur Gramis, mais heureusement que c’est le cas. Vous imaginez les choses autrement ? Les deux gaillards auraient déjà le commandement d’une armée.

— A partir du moment où ils ont été entraînés à l’Académie militaire, ce n’est pas tout à fait normal qu’ils n’en aient pas, précisa le juge, et à leur place j’aurais honte, mais de cette situation ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.

— Eh bien allez leur dire, comme ils diraient, soupira Sentia, à la fois soulagée et déçue.

 

Elle poussa de nouveau un soupir, comme lorsqu’elle faisait un caprice, puis reprit la parole :

— Mais vous savez, je pense à une chose ; nous avons quarante-huit ans – enfin, vous les aurez bientôt –, et si votre image m’apparaît aujourd’hui la même que le premier jour où je vous ai vu, mon charme à moi n’est pas éternel, et ce n’est qu’une question de temps avant que je perde l’unique pouvoir dont je dispose.

— Vos pouvoirs sont multiples, la rassura Zargabaath, et c’est au contraire vous qui continuerez à illuminer ce palais et son cœur pour toujours, tandis que nous autres disparaîtrons dans votre ombre. Je suis loin d’être dans le secret de votre époux, mais j’ai la certitude que vous continuerez à lui être plus chère que tout même lorsque vous atteindrez son âge. Il y a des choses dont on ne guérit pas.

— Ah ! De quel bel époux ai-je hérité, hein ! ricana l’Impératrice. Fera toujours des crises de passion lorsque je serai une vieille peau – à la bonne heure ! Nous avons certainement eu beaucoup de chance là-dessus. Mais une chose me perturbe : il arrivera probablement un jour où le sujet reviendra sur le tapis... et ma parole seule ne pourra le raisonner là-dessus. Il a toujours vu ses rejetons avec des responsabilités aussi grandes que leurs bêtises. Il pourra sans doute décider de confier tel corps à chacun, car il est empereur.

— Nous le raisonnerons avec vous, l’assura le juge.

Mais Sentia secoua la tête :

— Je ne veux pas vous embarquer dans ces tensions. C’est moi qui l’ai épousé.

Le juge Zargabaath adopta une posture perturbée et immobile, comme si la dernière phrase était mal construite.

— N… nous étions tous dans ce projet, déclara-t-il sans émotion. Nous y serons encore tous lorsqu’il produira des obstacles. Pas un seul ne manquera.

Sentia leva une tête sans doute étonnée.

— Personne n’a rien oublié de cette période, continua le Haut Juge d’une voix déterminée. Les arguments, nous les avons ; nous avons aussi l’avantage du nombre et de la sagesse. Personne n’aura rien à dire face à nous.

— Zargabaath...

Il lui prit les mains et plaça sa tête en face de la sienne.

— Aucun obstacle ne saura se trouver sur notre route, avec nous tous réunis. Accordez un coup d’œil au passé : n’avons-nous pas tout réussi ensemble ? N’avons-nous pas toujours réalisé tout ce que nous avons voulu faire ensemble ?

— Si, lui accorda Sentia en faisant bouger les quatre mains.

Sa voix paraissait totalement optimiste, et – enfin ! – pleine de confiance.

— Mais alors... cela signifie je n’ai pas perdu mes amis ?

— Vous ne les avez jamais perdus, Madame. Je vous le répète : vous me voyez ici prêt à donner ma vie sur un mot de votre part, et il en est de même pour Drace, Bergan, et... je ne sais s’il serait très judicieux de perdre Zecht en ce moment, mais sa loyauté envers vous n’en est pas moins infaillible.

Sentia lâcha les mains et se retourna.

— Je dois être aussi sadique qu’ils le disent, pour devoir attendre qu’on me parle de mort pour me sentir tranquille.

— L’essentiel est que vous le soyez, résuma le juge joyeusement. Et si vous ne l’êtes pas, demandez et nous exécuterons.

— Je ne demande qu’une seule chose, Zargabaath.

 

De nouveau, il avait l’impression qu’elle allait pleurer. Mais que s’était-il passé, à la fin, pour qu’elle se montrât si troublée ?

— Vous avez dit que vous finirez par lui dire. Moi, je m’en fiche, c’est le passé ; mais vous avez peur que d’autres ne le prennent pas sur ce ton, et en priorité son père. Je sais que c’est votre pensée. Croyez-vous réellement que cette histoire ne lui fera aucun mal ?

Apparemment, le juge lui tendait un mouchoir.

— Je vous ai dit le fond de ma pensée, Madame. Tel qu’est votre fils, rien ne peut réellement lui faire aucun mal. Cela aura des conséquences que ni vous ni moi ne pouvons imaginer.

— Seront-elles forcément mauvaises ?

— Pour l’instant, certainement, hélas. Je pense que si nous étions à sa place, nous n’aurions pas forcément réagi d’une manière très positive. Mais je souhaite, comme vous, que son caractère se durcisse dans les années à venir ; et alors, oui, j’envisagerai probablement de lui faire part de ce qu’il... je ne sais, en fait, s’il a le droit de savoir.

— Oui, répliqua farouchement Sentia, il a le droit de savoir. La vie de sa mère ne doit avoir aucun secret pour lui. C’est la moindre des choses, s’il est amené à une fonction qui nécessitera qu’il s’informe sur tant de personnes !

 

S’informer sur sa mère ? Que pouvait-elle bien avoir fait de si mystérieux ? Sa mère avait toujours vécu à Archadès et avait fait, très jeune, partie de l’entourage de Son Excellence, avant de l’épouser à l’âge de vingt-huit ans. Depuis, elle n’avait fait que des actions bénéfiques à l’Empire, tout en s’occupant de ses enfants. Absolument rien ne pouvait être sujet à polémique ou à tant de larmes... Maman, explique-toi !

— Je vais vous dire encore une chose. Peut-être que pour vous, Zargabaath, il n’y a là que de la honte, mais moi je vois cela comme de l’espoir. Je n’ai aucune raison d’avoir honte de ce que j’ai vécu, c’est une étape qui m’a à la fois détruite et construite, et aujourd’hui, j’en tire toutes les conséquences possibles, et j’ai envie de les transmettre à mon fils. Ce sont des choses de la vie... oui, il a le droit de savoir, et je suis sûre que cela l’aidera à s’y prendre mieux que moi... à enfin être heureux...

Cette fois-ci, elle pleurait à chaudes larmes.

— Je voudrais tellement l’aider, Zargabaath... Je voudrais tellement qu’il soit heureux...

— Il n’a pas l’air malheureux, pour l’instant, dit le juge en se tournant dangereusement vers la porte.

Fort heureusement, sa tête pivota presque aussitôt vers sa mère. Sa voix n’était pas très rassurante et cela l’énervait. Il n’avait aucune envie que Sentia se sentît opprimée davantage, quel que fût le motif de ses soucis.

— Non, mais il le sera, il le sera bien vite ; et alors, nous serons tous impuissants, et j’aurai l’impression de ne pas avoir accompli mon travail de mère.

— Je ne pense pas que ce genre de révélation puisse faire partie d’un tel travail, estima Zargabaath du même ton déconcertant.

— Mais si, répondit-elle d’une voix très douce. Imaginez que les choses ne se passent pas du tout comme nous le pensons ! Imaginez qu’un nouvel horizon se dessine pour nous tous. Je... je n’y suis pas forcément prête mais j’aimerais tellement que ça arrive. S’il a des souvenirs du temps où je...

Vayne vit le juge lever son bras au moment où sa mère avançait le sien d’un air soudain réjoui. L’atmosphère s’était transformée, elle était plus pesante que jamais. Le jeune garçon déglutit et se tint aux aguets.

 

— Que vous arrive-t-il ? fit Sentia avec étonnement. Il n’y a personne ici.

— Je sais. Mais je vois clairement ce que vous alliez dire, inutile de revenir là-dessus.

Vayne poussa un petit souffle de soulagement.

— Alors, pensez-vous que les choses puissent changer à ce point ? reprit sa mère. Oh, vous pouvez me traiter d’égoïste une nouvelle fois, d’autant plus que c’est moi qui vous demande de faire ce qu’il y a à faire. Mais comprenez-moi, j’aimerais tellement avoir le courage de remplir ma mission moi-même... Pourquoi suis-je si peureuse ? Pourquoi suis-je si faible ? Et tous ces gens qui pensent le contraire... Je suis incapable de montrer la voie à mon propre fils, lorsque... lorsque cela l’aiderait tellement à sortir de ses souffrances...

— Je me demande bien, moi, si votre fils souffre tellement, déclara le juge avec une troisième fois sa voix étrange. Mais le meilleur moyen de le savoir serait encore de l’interroger. Qu’en pensez-vous ?

Vayne s’attendait à ce que sa mère répondît mais le Haut Juge ne lui en laissa pas le temps, et enchaîna :

— Que pensez-vous, Seigneur, de ce que nous disions ? Éprouvez-vous véritablement des difficultés ces temps-ci ?

Le sang du garçon se glaça dans ses veines. Il était incapable de réfléchir, de bouger, et même de respirer. Tout ce qu’il éprouvait, en ce moment, était de l’impatience. Les secondes passaient comme des années.

 

— Venez nous en parler !

— Ah !

Vayne avait crié ; les pas du juge s’étaient succédé avant même qu’il ne les réalisât. Poussé dans le champ de la porte par son sursaut, il se trouva en face de sa mère, qui relevait des yeux rougis de larmes dans une expression absolument tétanisée, les bras croisés contre sa poitrine. Aussitôt, il se sentit reprendre le contrôle de ses mouvements et s’écarta aussi vite qu’il put avant de détaler dans le couloir, déclenchant tous les pièges. Il ne sentait pas la douleur, il voulait seulement disparaître. Arrivant à l’escalier, il jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule pour voir si Zargabaath le suivait, mais celui-ci était resté au pas de la porte, riant aux éclats, les mains sur ses hanches, tout en le suivant d’un regard qui n’était pas méchant. Qu’importait – Vayne s’enfuit sans demander son reste et ne s’arrêta que dans sa chambre du treizième étage.

 

Après avoir repris son souffle, il eut beaucoup de mal à occuper les heures qui suivirent. Il décida d’aller rendre visite à son petit frère, qui se trouvait de l’autre côté de la suite maternelle.

Il trouva l’enfant endormi dans le même couffin où il avait été placé juste après sa naissance. Il respirait paisiblement, la tête penchée sur le côté, la bouche ouverte, et les mains minuscules recroquevillées.

Autour d’eux, des servantes s’affairaient, apportant des draps, époussetant les meubles, et préparant des biberons. Cet ensemble de pièces était auparavant désert. Vayne l’appelait « la Grotte du Treizième » car en parlant entre ses murs, il entendait sa voix résonner. Il adorait gambader dans les endroits les plus vastes, comme la chambre, et s’y cacher lorsque sa mère l’appelait pour dîner avec un plat qu’il n’aimait pas. Ce jour-ci, il devrait partager son aire de jeu avec un nouvel occupant.

— Tu penses que cet endroit te plaira ? lui dit-il en se penchant vers sa petite tête.

Presque aussitôt, celle-ci s’anima à coups de grands cris et de grimaces. Il recula, intrigué. Une servante plutôt âgée, et qu’on appelait Mère Orla, s’approcha et prit délicatement le nouveau-né dans ses bras.

— Il doit avoir faim, expliqua-t-elle à Vayne. Nous allons lui donner à manger. Si c’est votre mère qui vous envoie, dites-lui que tout se passe bien.

 

Le garçon soupira et sortit dans le couloir. Pourquoi fallait-il que ce fût sa mère qui l’envoyait ? N’avait-il pas le droit de se promener comme bon lui semblait ?

Dépité, il se fit commander son dîner dans sa chambre et s’allongea sur son lit. Il repensa à ses frères. Jusqu’où pouvaient-ils aller en violence ? Se pouvait-il que toutes ces menaces ne fussent que paroles ? Et puisqu’ils se montraient aussi peu reconnaissants, que faisait le juge Drace avec eux ? Comment pouvait-elle voir en eux la moindre miette sujette à admiration ? Et pourquoi Zargabaath faisait-il encore confiance à cette femme, à tel point qu’il assurait Sentia elle-même de sa totale loyauté envers elle, Sentia à laquelle il ne cachait rien et il ne disait que la vérité ?

Après tout, il n’y avait aucune raison tangible à ce qu’ils s’en prissent sérieusement à celle qui avait construit leur monde, d’autant plus que cela n’aurait servi à rien puisqu’elle ne faisait pas partie des successeurs de Son Excellence ; c’était sur lui que leurs efforts auraient dû se concentrer.

 

Vayne soupira, secoua sa tête à plusieurs reprises et retourna voir son frère. Il était toujours allongé. Ne pouvait-il pas se mettre debout, agir et tenter de trouver son emplacement dans cet échiquier infernal qui représentait l’Empire ? Il voulut l’appeler, mais se souvint soudain qu’il ne portait pas encore de nom. Sa mère ne pouvait-elle pas lui en donner un, au lieu de philosopher sur des secrets sans importance qui la faisaient tant pleurer ? Elle paraissait si fatiguée, à présent. Vayne lui pardonnait cette fatigue, ces pensées insensées, et espérait de tout cœur qu’elle retrouverait bien vite son sourire de manière définitive, par exemple après son retour de Bhujerba.

— Regardez-moi son petit visage. Ça faisait si longtemps qu’on n’avait rien vu de plus adorable dans ce gigantesque palais !

Mère Orla souriait démesurément au nouveau-né, lui prenait les mains en s’amusant, tirait la langue, faisait des grimaces. Et le bébé ne riait même pas.

— Pourquoi ne réagit-il pas ?

— Ne vous inquiétez pas, Seigneur, le rassura la vieille femme. Pour l’instant il ne voit pas grand-chose et sa tête est instable ! Dans quelques mois, il pourra mieux interagir avec son entourage.

Et là-dessus, elle éclata de son rire de vieille, presque contagieux.

— Pourquoi n’est-ce pas ma mère qui s’occupe de lui ? Quand j’étais né, c’était elle qui était toujours à mes côtés, n’est-ce pas ?

Il allait ajouter l’exemple de ses grands frères, mais il se retint. Depuis peu, quelque chose, avec eux, était différent. Mère Orla cessa de rire et reprit le petit dans ses bras. Elle lui sourit encore, le berçant lentement afin de calmer les cris agacés qu’il venait de pousser.

— Dites-moi, est-ce que c’est vrai ?

— Oui, Seigneur. C’est vrai. Il n’y a rien de plus vrai. Je peux bien vous le confirmer puisque j’étais là.

 

Elle scrutait les petits yeux bleus comme si elle voulait s’y plonger. Le nouveau-né tournait la tête à droite et à gauche, en baissant sa voix.

— Toutes les femmes de cette ville voulaient venir ici pour la voir. Elle ne se séparait jamais de vous. Elle nous appelait même très rarement à la rescousse ; elle voulait tout faire toute seule, alors qu’elle n’avait jamais eu d’enfant, et que, j’imagine, elle n’avait jamais vécu dans un environnement de maternité. Elle avait assumé ce rôle avec une vivacité extraordinaire, et organisait ses journées en fonction de vous – habitude qu’elle a d’ailleurs gardée suffisamment longtemps pour que vous en ayez le souvenir.

— Vous trouvez donc qu’elle n’assume pas son rôle aujourd’hui ?

— Oh, non, Seigneur ! Elle l’assume encore. Seulement, ayant accouché à son âge, elle se sent un peu fatiguée, vous comprenez. Son état d’esprit doit sans doute être différent d’auparavant. Les temps changent, que voulez-vous ! Mais c’est toujours un honneur pour mon équipe et moi-même de recevoir cette responsabilité et d’être chargées de veiller sur l’avenir d’Archadia. Regardez comme il est curieux ! Il doit se demander ce que nous disons.

La servante s’était remise à jouer avec son petit frère. Elle avait peut-être raison, après tout. Il valait mieux que ce fussent des personnes vives et motivées qui s’occupassent du bébé, plutôt qu’une femme fébrile et abattue qui le ferait pour la beauté du geste. Même si cette femme était sa propre mère.

Il se tourna vers l’autre porte de sortie de la Grotte, porte que l’on retrouvait de manière symétrique dans sa chambre à lui. Chez le petit frère, c’était une porte discrète située dans le mur gauche, et qui donnait sur la suite de Sentia Solidor. Elle était verrouillée du côté de la Grotte mais possédait une poignée pour l’ouvrir du côté de l’Impératrice. Celle-ci avait sans doute pour intention de profiter de ce raccourci pour passer voir son tout jeune fils de temps à autre, le jour comme la nuit, comme elle l’avait fait avec lui-même.

La nuit... elle arrivait bien plus vite que prévu. Le jeune seigneur salua les servantes et son nouveau frère, puis regagna sa chambre. Il dîna sans appétit, se servit dans sa bibliothèque – qui était un extrait de celle de sa mère, et qu’il renouvelait fréquemment – et tourna les pages sans comprendre ce qu’il lisait. C’était l’histoire d’une jeune fille qui avait perdu tous ses amis et qui marchait vers une certaine aventure, avec un certain enthousiasme. Cela se déroulait dans une période passée, du temps où Archadia était une république ou alors une ville. La fille courait dans un climat chaud ou froid. Les gens qu’elle rencontrait étaient aisés, ou alors misérables. Soudain, elle s’arrêta parce qu’elle était fatiguée, ou peut-être était-ce à cause de la balle qu’elle venait de se recevoir dans le dos.

Vayne referma le livre et s’écroula dans le même geste sur son lit. Il sentit des tremblements le parcourir, des sueurs apparaître contre ses tempes. Il respira à fond, se leva, ouvrit grand ses rideaux et tenta de percer du regard les nuages blancs moussant la crème mielleuse de la décadence du ciel. Il resta immobile jusqu’à ce que celui-ci se fût assombri à vue d’œil.

— Garuda, pourquoi ne reviens-tu pas ?

Il s’attendit à un miracle, un battement d’aile bienvenu qui viendrait relancer ceux de son cœur, mais rien ne se produisit. Même les oiseaux habituels s’étaient cachés. Tout voulait fuir le ciel d’Archadès, son ciel. Dépité, il ouvrit la porte qui donnait vers le couloir du treizième.

— Seigneur... voulez-vous une infusion ?

Il releva la tête vers la servante qui lui parlait.

— Celle que vous prépare Madame votre mère d’habitude ?

— Oui, merci.

Elle souriait.

— Vous vous inquiétez car elle part demain, n’est-ce pas ? Soyez tranquille, Seigneur. Les Hauts Juges ont veillé aux bonnes conditions de son départ, même s’ils ne l’accompagneront pas, cette fois-ci. Elle ne craint rien. En outre, vous pourrez lui parler bientôt ; elle ne devrait pas tarder à aller se coucher.

— Non, je ne préfère pas la déranger. Je vais la laisser se reposer.

— Très bien, Seigneur. Je vous apporte votre tasse dans cinq minutes, soyez tranquille. J’espère que rien n’est sujet à vous tourmenter.

— Non, vraiment, affirma-t-il. Ça ira. C’est seulement pour m’aider à dormir.

La femme s’inclina et disparut dans l’ascenseur de droite, dédié au personnel du Palais. Le central était réservé à la famille impériale, aux Hauts Juges et à leurs invités. On aurait pu penser que deux ascenseurs ne suffisaient pas à desservir les trente étages que comportait l’énorme bâtisse, mais les deux étaient si rapides que la circulation n’était jamais difficile.

 

Malgré tous ses efforts, Vayne n’arrivait guère à trouver le sommeil après avoir rangé sa chambre, pris un bain, s’être désaltéré et respiré l’air frais à la fenêtre. Il se retourna des dizaines de fois dans son lit avant de convenir d’une chose.

« Pour me calmer, il faut que je pense à des choses apaisantes. Des choses heureuses. Que m’est-il arrivé d’heureux, jusqu’à maintenant ? »

Il s’imagina un sourire de sa mère, un sourire sans fatigue ni secrets, qui émanerait de la manière la plus pure des félicités de son cœur. Il s’imagina ensuite la cause de ces félicités. Parmi les choses qui la faisaient sourire, il y avait la cuisine, les voyages, les débats avec des adversaires bien particuliers, le théâtre, le piano. Tout ceci, parmi tant d’autres choses, suffisait à la ravir, mais il y avait un loisir tout particulier auquel personne n’avait trouvé d’explication rationnelle, et qui procurait à l’Impératrice une euphorie telle qu’elle semblait renaître à chaque fois : la danse.

Sa mère avait toujours organisé des soirées dansantes, d’autant qu’il s’en souvînt et jusqu’à il y a quelques années. C’était toujours un divertissement au sein de la froideur sérieuse du Palais, mais le fait était que Sentia Solidor était un divertissement à elle toute seule. Lorsqu’elle s’élançait sur la piste, tout le public oubliait son âge, sa fonction, et surtout son mari. Elle ne se lançait pas dans des figures spécialement acrobatiques mais accordait toujours un soin immense à chacun de ses pas, et sa faveur à un homme qu’elle choisissait. Les gentilshommes des quatre coins d’Ivalice se battaient pour être invités aux fastueuses soirées d’Archadès, et espérer danser avec madame de Solidor. La plupart du temps, elle effectuait ses mouvements sans aucune concertation avec son partenaire, qui restait dans l’improvisation la plus totale, et le spectacle provoquait de grands éclats de rire. La vérité était que Sentia choisissait précautionneusement à la fois ses partenaires, son public, sa musique et la manière dont elle allait danser. Certains disaient qu’elle y passait ses journées, afin que la nuit fût impeccable. En général, elle réservait les crocs-en-jambe et changements de rythme effrénés à ses opposants politiques ou ceux qui l’avaient critiquée récemment – les obligeant à venir s’ils ne venaient pas d’eux-mêmes –, et prenait le temps de mettre son partenaire à l’aise lorsqu’il s’agissait d’un allié ou d’un jeune de l’Académie Impériale de Danse, institution qu’elle avait créée peu de temps après son arrivée au trône. Dans tous les cas, la soirée promettait d’être agréable et pleine de surprises, et Sentia Solidor s’y amusait follement du début à la fin.

Après – ou avant, selon les invités – cette distraction, elle offrait un dîner et enchaînait avec des déclamations de poèmes et de proverbes qui traitaient du sujet de la soirée. Chaque convive racontait son expérience – ou inexpérience – à ce propos, et ceux qui sortaient du lot rassuraient les autres en leur prodiguant des conseils plus ou moins bien placés. Ils faisaient entre eux des comparaisons tandis que d’autres expliquaient leur choix et faisaient d’autres propositions. L’Impératrice brisait les propos maladroits au moment où il le fallait, laissant les personnes qu’elle voulait dans une position publique délicate, et se lançait à son tour dans des déclarations sur la famille, le sport, ou la séduction. Évidemment, les phrases qu’elle prononçait sur ce dernier sujet étaient soigneusement épluchées pour étayer la théorie de l’Amant, par toutes les oreilles inconvenantes qui n’avaient rien de mieux à faire. De même que certains voulaient chercher dans les pas de danse de Son Altesse des manifestations de vulgarité, d’outrance ou d’impudence. Bien bas serait tombé celui qui s’aventurerait à chercher la moindre faute de protocole chez Sentia Solidor ! Elle prenait un malin plaisir, apparemment, à jeter son corps et ses mots dans des chemins dangereux, d’où on pouvait interpréter des tas de choses, et à s’arrêter juste à la limite de l’ambiguïté. En effet, elle pouvait déclarer un ramassis de mensonges et d’exagérations, et jeter des regards qu’on aurait dit sans équivoque, pour mettre dans sa poche ceux qui l’intéressaient et menacer avec la plus grande autorité ceux qui lui mettaient des bâtons dans les roues. Les Hauts Juges, à tour de rôle, venaient en observateurs s’amuser devant ce spectacle incongru, duquel tous les invités ressortaient encore plus perplexes qu’ils ne l’étaient en arrivant.

Enfin, après avoir longuement conversé en musique et en poésie, les paroles devenaient directes et aboutissaient en un débat d’idées. Là encore, une collation était servie, de laquelle Vayne se servait obligeamment tandis que sa mère questionnait et répondait à propos de philosophie, d’histoire, d’architecture, de société, et enfin de politique. Ce dernier volet lui permettait d’amorcer la journée du lendemain, ce qui lui causait la fatigue nécessaire pour raccompagner les invités à la porte et se coucher – prise de conscience nécessaire tant elle semblait ne jamais vouloir achever la soirée.

Il n’y avait guère souvent des personnes familières hormis les Hauts Juges et la maîtresse des lieux. Son Excellence descendait très rarement au premier. Sentia affirmait qu’il le faisait un peu plus une dizaine d’années auparavant – ces soirées avaient alors une ampleur moindre. Sans doute l’Empereur n’y trouvait-il plus l’enthousiasme qui correspondait à son état d’esprit. Une autre personne éminente manquait à l’appel ces derniers temps, mais depuis moins longtemps que son père : Phonmat Solidor. Ayant un goût immodéré pour les rassemblements joyeux, la musique et les festivités en tous genres, il avait toujours apprécié ces initiatives et avait adoré y participer. Sentia représentait pour lui l’idéal de la femme moderne d’Archadès, qui savait réunir toutes les générations et faire profiter tout le monde de ses compétences, des domestiques aux stratégiques et guerrières. Mais plus que tout, il admirait sa passion pour la danse et se l’était approprié complètement. Il régnait une réelle complicité entre eux lorsqu’ils se trouvaient ensemble sur la piste – complicité dont évidemment Vayne était très jaloux, mais qui le ravissait également par ses preuves de joie et de paix – et rien ne pouvait les arrêter. On disait même qu’ils avaient le même rire. Du fait de la distance d’Eder, Sentia s’était toujours sentie proche de Phonmat – c’était du moins ce qu’avait retenu Vayne du temps où il était très jeune – et louait volontiers son dynamisme et sa bonne humeur. Et le deuxième héritier lui avait toujours rendu ses faveurs... du moins, jusqu’à cette période. Phon avait réellement été un enfant cajolé et affectionné par l’Impératrice, c’était pourquoi il ne comprenait vraiment pas comment il avait pu virer de situation. Sans compter sa rivalité avec son frère aîné... ne pouvait-il pas laisser toutes ces querelles et profiter des occasions où il s’amusait tant ? Ne pouvait-il voir en Sentia la femme aux reproches sévères mais qui lui avait toujours pardonné, au lieu d’un pion inutile dans un empire à portée de main ? Où tout cela mènerait-t-il le pays ?

 

Sursautant, le jeune seigneur se rendit compte qu’il avait dormi. Il se releva, la nuit était encore impénétrable. Machinalement, il s’assit, prit sa tête entre ses mains. Dans quelques heures, l’Impératrice allait partir. Certes, le Palais serait vide, mais ce n’était pas ce qui inquiétait plus Vayne. Qu’avaient-ils dit, au onzième ? Que ce n’était pas un voyage officiel ? Mais alors, personne ne serait au courant ! Le vaisseau serait à la merci des dizaines d’autres qui traversaient le même ciel, des vaisseaux de croisière aux équipages de pirates du ciel qui pilotaient comme des sauvages. Et puis, elle n’était jamais à l’abri d’un accident. Et s’ils venaient à manquer d’énergie, une fois arrivés tout là-haut, au-dessus de la mer ? Il y avait aussi la possibilité que les commandes ne répondissent plus ou que les moteurs tombassent en panne.

Vayne sauta de son lit et ouvrit la porte de sa chambre. Il haleta, épongea son front et sortit dans le couloir.

Que comptait-il faire, exactement ? Pourquoi s’était-il levé ? À quoi pouvait-il servir, au milieu de ce calme assourdissant et de toutes ces brutes tellement sûres de la paix où elles vivaient ? Il devait trouver une oreille qui acceptât d’écouter ses craintes, une oreille qui ne le jugerait pas.

Il alla poser le pied sur une marche de l’escalier supérieur avant de se raviser et de détaler en sens inverse, sur la pointe des pieds.

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