Chapitre 12 - Nodia

Del réveilla Nodia pour qu’elle prenne son tour de garde, et s’installa pour dormir à côté de Lo sans attendre. 

Dès qu’elle fut seule avec la nuit, elle sentit aussitôt ses muscles s’alléger, et ses sens s’aiguiser. Elle oublia les visions qui avaient hanté son court sommeil, et résista à la tentation de vérifier qu’il n’y avait pas de trou, de chaque côté de son crane. Elle se leva, et prit une grande inspiration.

La nuit était son moment. Là où sa magie était la plus forte.

Ce qui était injuste, d’une certaine façon - les maegis, eux, ne subissaient pas de tel déséquilibre. On aurait pu le croire, à les voir ainsi côte à côte - elle avec sa peau bleu sombre et sa magie faite de nuit et d’obscurité, lui avec sa peau translucide qui laissait voir la couleur du moindre de ses sortilèges avant même qu’il ne les lance. Ce serait facile, de se dire que l’un était la nuit, quand l’autre était le jour - mais non. Rien n’était jamais facile, en magie. 

C’était ce qui rendait les maegis si terrifiants - s’ils le décidaient, ils pouvaient créer et modeler les pires choses. Et la magie les laissait faire, les laissait être. Jour et nuit, sans interruption. Sans limite.

Les maegis qu’elle avait entendus, au bord du Monde, elle devait les arrêter au plus vite. Ils étaient dangereux. Trop dangereux.

Nodia tourna son regard vers Del, qui était désormais roulé en boule autour de son générateur de secours, et sourit malgré elle. Le petit n’avait pas l’air si dangereux, ni si méchant, ni si quoi que ce soit de mal - plus maintenant. La peur et la colère de Nodia étaient retombées, en partie… 

Son sourire disparut quelques instants plus tard - qu’est-ce qu’il allait penser, ce petit voyageur, qui ne semblait être là que pour explorer ce monde, quand il découvrirait que ce dernier n’avait rien de beau ni d’incroyable ? La seule chose qu’il allait apprendre, c’était que de ce côté-ci du désert, les maegis comme lui étaient des tyrans, parfois distants et faciles à oublier, si facile qu’elle pourrait prétendre qu’ils n’existaient pas ; parfois sympathiques et magnanimes, avec des solutions à leurs problèmes qu’ils étaient pressés d’offrir, en échanges de faveurs et de services dont ils n’avaient pas vraiment besoin, juste pour resserrer leur étau ; parfois cruels et durs, sans aucune raison - aucune raison qu’elle puisse comprendre.

Elle voulait être cruelle, elle aussi - elle aurait des raisons de l’être. 

Mais elle n’y arrivait pas.

Et elle avait peur. Peur de sa colère. Peur de sa peur elle-même.

Nodia attrapa la mèche de cheveux qui s’était échappée de sa tresse, et la glissa derrière son oreille, les lèvres serrées et les yeux troubles.   

Elle avait tué Estan. 

Elle ne connaissait pas vraiment le chasseur de prime - seulement de réputation. Mais elle le connaissait. Elle l’avait vu, au Manoir, sur le port et dans la forêt. Il n’était pas doux, et il n’était pas sympathique. Mais il n’était pas cruel - son travail l’était. Ou peut-être qu’elle voulait le voir comme meilleur qu’il n’avait été, parce qu’il était impossible qu’elle ait tué quelqu’un qui le méritait… Personne ne méritait de mourir, pas comme ça. Et les soldats de la Nuit ne tuaient pas.

Alors pourquoi l’avait-elle fait ?

Pour se protéger, elle ?

Pour sauver celui qui avait son visage ?

Son regard se tourna vers Sehar, profondément endormi, sa queue rabattue contre son ventre comme une couverture de fortune.

Elle n’arrivait toujours pas à comprendre son existence. Il avait son visage, mais c’était un hybride. Elle l’avait entendu parler brièvement avec lea faune de son père, qui lui manquait terriblement. Le père de Nodia ne lui manquait pas - c’était un sale type, et il avait été banni du Manoir et de la forêt des Cerises il y a longtemps. Ce ne pouvait pas être la même personne, donc… à moins qu’il ait changé ? C’était une explication. Peut-être qu’il était parti, avait eu un changement de coeur, et avait eu un autre enfant ailleurs, un petit hybride à qui il avait donné ce qu’il avait été incapable de donner à Nodia.

C’était une explication. Une avec laquelle elle pouvait vivre. 

Mais il y en avait une autre, une autre qu’elle ne voulait même pas toucher du bout de sa pensée. Une qui incluait de croire ce que les maegis avaient dit, au bord du monde, sur un autre Nidré dans le désert.

Alors elle chassa l’idée. Elle se concentra sur la nuit, sur les lueurs des fleurs endormies. Elle s’assura qu’aucune ombre ne venait les obscurcir - le signe qu’un Cauchemar approchait - ni qu’aucun hurlement féroce ne résonnait dans le silence. Elle laissa la nuit l’envelopper - et lorsqu’elle aurait dû retourner dormir pour laisser sa place à Sehar, elle resta éveillée, et le laissa rêver encore.

Elle aurait eu besoin de plus de temps pour se reposer, après sa chute, et le douloureux réveil qu’elle avait eu. Mais elle n’osait pas même toucher Sehar pour le réveiller. Il était exactement comme ces pensées dont elle ne voulait pas approcher - alors poser ses mains directement, concrètement dessus ? Même du bout de sa botte, c’était impossible. Pour ne pas l’encourager, approcher de Sehar impliquait aussi de s’approcher du cheval d’Estan - encore quelque chose auquel elle n’avait pas envie de penser.

Mais ce n’était pas grave. Elle avait besoin de ce temps avec elle-même - et les aurores étaient toujours belles, même si elles chassaient sa nuit.

Lorsque les fleurs commencèrent à s’ouvrir pour signaler le début de la journée, et que les petites orbes de lumières s’en échappaient une à une pour rejoindre le ciel, Nodia sautilla sur place avec un grand sourire. Elle dansa au milieu des lueurs, sans rythme ni grâce, et se sentit infiniment mieux. 

— Tu as l’air de bonne humeur.

Elle sursauta - elle n’avait pas vu Lo se réveiller, et il s’en fallut de peu pour qu’elle ne l’embroche avec la lance qui était aussitôt apparue entre ses mains. Iel eut un léger mouvement de recul, mais maintint son sourire, et s’étira paisiblement. Elle fit disparaître sa lance, et serra ses bras contre sa poitrine.

— Sehar a dormi toute la nuit ? demanda lea faune.

Elle confirma d’un hochement de tête, et Lo soupira avec un demi-rire.

— Chanceux.

Nodia était tentée de rire aussi - mais elle n’en avait pas envie. Et en même temps, elle en avait envie. Des trois inconnus, Lo était celui dont elle se méfiait le plus. Iel avait l’air de savoir ce qu’iel faisait, n’avait pas peur, était gentil et prévenant sans être méprisant - en d’autres terme, iel lui rappelait un peu trop son ami Volidne. Et elle savait que les gens comme eux étaient capables du pire dans les pires circonstances. Elle ne devait baisser sa garde sous aucun prétexte.

Lo réveilla Del en lui ébouriffant les cheveux avec une évidente affection, ce qui lui valut quelques grognements de protestation. Puis iel s’accroupit près de Sehar, sur qui une simple pression sur le bras suffit pour que l’hybride se redresse presque aussitôt. Son souffle était court, comme s’il avait été plongé dans un mauvais rêve, alors qu’il avait eu l’air si paisible quelques instants plus tôt. Lo termina sa tournée en s’approchant du cheval, déjà debout depuis longtemps, et lui caressa le chanfrein après que Tsari lui ait reniflé la main.

Nodia s’attendit presque à ce que Sehar lui reproche de ne pas l’avoir réveillé, ou la remercie pour le sommeil offert. Mais non - il l’ignora, et n’osa même pas croiser son regard, alors qu’il se remettait sur pied et examinait péniblement son environnement. Est-ce que c’était une bonne chose, qu’il l’ignore ? Elle pouvait repousser à plus tard la réponse de qui il était, si lui aussi refusait de regarder la question en face. C’était plus facile, comme ça, d’une certaine façon. Mais cela voudrait dire qu’elle devait porter seule le poids de ses doutes, et ça, c’était difficile, et plus lourd qu’elle ne l’aurait cru.

Et ça ne l’aidait pas, que ce soit le maegis qui fasse finalement remarquer quelque chose.

— Tu as dormi toute la nuit, Sehar ?

— Euh, oui…

— Oh, t’as pas vu les collines alors ? C’était trop beau !

— Il y aura d’autres nuits, supposa Lo. Combien avant d’arriver à destination ?

La question était adressée à Nodia, et elle tapa une fois dans la paume ouverte de sa main gauche avec son index droit en guise de réponse.

— Cinq…? » tenta Lo, sans succès. Elle secoua la tête, et iel pencha la tête sur le côté. « Oh, une seule ? »

Elle confirma, et Del poussa un soupir de soulagement. Si elle en croyait le fait qu’iel répétait son geste avec un demi-sourire, Lo semblait bizarrement content d’avoir appris à signer «un». Quant à Sehar, la nouvelle l’avait rendu encore plus nerveux - il avait attrapé une mèche de ses longs cheveux, et la tortillait entre ses doigts. Ses cheveux aussi étaient comme ceux de Nodia - même cheveux, même visage.

Elle détourna le regard, força sa pensée dans une autre direction. Ils ne leur restaient qu’une nuit à passer dehors, une journée et demie de marche, peut-être deux. Après quoi, ils trouveraient de l’aide - Del ne risquerait plus d’être contaminé, et les soldats de la Nuit se chargerait de stopper la conspiration des maegis. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était d’avancer, et faire en sorte qu’aucun chasseur de prime ne les rattrape avant…

Mais si Estan l’avait trouvée, alors qu’elle aurait dû être morte tombée au Bout du Monde, cela impliquait plusieurs choses auxquelles elle aurait préféré ne pas penser. Les maegis avaient un moyen de savoir qu’elle était vivante, et où elle se trouvait. Ils pouvaient probablement savoir la même chose pour Sehar, s’ils le ciblaient aussi… mais Estan avait été surpris de le trouver près d’elle. C’était une bonne nouvelle : qu’importe ce que les maegis pouvaient savoir, les chasseurs n’étaient pas à jour. Donc…

Elle sursauta. Lo était entré dans son champ de vision - avec son léger sourire confiant, qu’elle était tentée de lui faire ravaler d’une tape sur les cornes. Ce n’était peut-être pas très mature, mais iel l’avait interrompu alors qu’elle était à deux doigts d’une conclusion importante !

— On repart ?

Nodia jeta un regard sur sa troupe, qui avait presque l’air prête pour la route - si ce n’était pour le maegis. Elle réprima un cri de fureur, et s’avança jusqu’à lui, trop vite pour que les quelques pas qu’il recula ne serve à quelque chose. Elle attrapa les câbles de son générateur, et les réajusta correctement - avant que la situation ne devienne pire qu’elle ne l’était déjà.

— Oh, j’ai débranché quelque chose ? rit-il nerveusement. Je me disais que je respirais pas si bien…

Elle termina les réglages, et serra les dents. Ce n’était vraiment pas idéal. Le générateur n’était pas de si mauvaises qualité, mais il n’était pas fait pour être utilisé plus de quelques heures… il tiendrait plus longtemps, cependant. Le risque de défaillance deviendrait de plus en plus grand plus il tardait à le remplacer, et le moment où un des tuyaux faiblirait, ou qu’un des nuages s’asphyxiait et contaminait le reste… un maegis intoxiqué était aussi dangereux qu’un Cauchemar ou qu’une Féroce, et ils n’avaient vraiment pas besoin d’un problème supplémentaire sur les bras.

Alors une fois les réglages terminés, elle leur fit signe de la suivre, et installa tout de suite une cadence de marche soutenue. Elle garda les yeux rivés devant elle lorsque Del grogna de protestation, et ignora aussi sa question.

— Est-ce qu’il y a des bains, là où on va ? Parce que je commence à sentir le fruit pourri, c’est immonde !

— Tu peux te sentir au travers du masque ? demanda Lo.

— Non, mais je colle de partout ! s’indigna le maegis. C’est une simple déduction.

— Tu ne sens pas mauvais, assura Sehar.

Nodia se retourna juste assez pour voir Del renvoyer à l’hybride un sourire presque aguicheur sous son filtre, auquel Sehar répondit en détournant nerveusement et honteusement le regard vers Tsari. Elle se retint de rire, et fit quelques bonds à la place, ce qui força ses compagnons à accélérer le pas et se concentrer sur la route.

Elle avait peur, et elle avait de l’espoir. Elle était terrifiée, et elle était joyeuse. 

Nodia prit une grande inspiration, et dévala la colline au pas de course.