Chapitre 12 - L'errance

Manon se réveilla l’esprit embué et migraineux quand la camionnette s’arrêta enfin. Elle avait l’impression de sortir d’un coma. Dans sa tête, toujours ce même bruit aigue tel un acouphène qui raisonnait en elle et embrouillait ses pensées. La jeune fille avait l’impression de ne plus percevoir le monde correctement. Ainsi, elle fût éblouie par la luminosité quand les portes de la camionnette s’ouvrirent alors qu’il faisait nuit noire. Faible, elle sombra de nouveau dans l’inconscience quand Loris la souleva du sol.          

Solenne ne reçut pas les mêmes attentions et ce fût un seau d’eau glacée qui la réveilla brutalement. Elle hurla de tout ce qu’elle pût avec le peu de force qui lui restait. Cependant personne ne semblait l’entendre. Loris rigola, s’enthousiasmant de son malheur et la traina de force au chevet de sa sœur dans une cabane en bois. Là, un homme d’une soixantaine d’années et l’air souffrant, l’attendait assis dans un fauteuil roulant.   

_ Bonjour, Solenne c’est bien cela ? demanda-t-il alors qu’il lui tournait le dos.

_ Qui êtes-vous ? s’écria-t-elle, agrippant le fauteuil pour le faire pivoter vers elle.

_ Vous avez raison, j’en oublie la politesse. Je me présente, je m’appelle Andzrev. Je suis désolé de tout ce qui vous arrive, malheureusement c’était inévitable, lui répondit l’homme au teint pâle et aux joues creusées, l’air vraiment contrit.

_ Qu’est-ce que vous me voulez ? s’exclama Solenne, à bout de nerf.

_ A vous ? Rien, répondit Andzrev en désignant sa sœur de sa main osseuse. Vous ne devriez pas être là ou peut-être que si. Ce n’était pas prévu mais après tout, votre place à surement toujours été ici.

_ Ne la touchez pas, elle ne vous aidera pas ! Ne lui faites pas mal, l’implora-t-elle.

_ Ce n’est pas de moi que vous devriez vous méfiez, fillette, chuchota l’homme d’une voix déraillée qui trahissait autant une souffrance physique que mentale. Je suis là car je ne puis faire autrement, tout comme votre Manon.

Après ces mots énigmatiques, le télépathe parti dans une autre pièce rejoignant son acolyte. Solenne s’élança alors sur Manon pour la réveiller mais n’y parvenu pas, c’était comme si son esprit n’était pas là. Solenne entreprit alors de contacter quelqu’un avec son telsman mais elle n’y arriva pas non plus. Elle n’avait jamais été très douée pour cela et la distance lui rendait la tâche impossible. L’adolescente, effrayée, s’endormi penchée sur sa sœur. Recroquevillées l’une sur l’autre, elles semblaient se protéger mutuellement d’une destinée qui leur échappait.

Les premiers rayons du soleil réveillèrent Manon, doucement. Elle regardait, les yeux mis clos, son agresseur s’agiter doucement au tour d’elle. Il était grand, tout en muscle et son œil gauche était barré d'une énorme cicatrice. Elle tentait de feindre le sommeil quand elle entendit des roues se rapprocher. L’autre homme fît alors signe à Loris de sortir. L’ouverture de la porte éblouit Manon qui ne pût s’empêcher de s’en détourner sans discrétion. Son geste rapide fini par la trahir et réveilla également sa sœur. Manon se redressa péniblement tout en essayant de cacher Solenne de son buste. Pour la première fois, elle rencontrait le télépathe.

_ Bonjour Manon, je suis ravi de vous parler enfin ! Même si les conditions ne sont pas des plus agréables. Je m’en excuse, articula doucement Andzrev en lui tendant la main.

La jeune télépathe lui pris la main avec la ferme intention de la lui broyer au passage. Cependant, à ce contact, elle senti qu’il était malade. Ses os avaient craqué comme du verre, sans pour autant se casser quand elle lui avait rendu sa poignée. Ses mains semblaient vieilles et pleines d’arthroses. Manon retira la sienne plus vite qu’elle ne l’avait souhaité au départ, prise soudainement d’empathie pour cet étrange homme en fauteuil roulant.

_ Il s’appelle Andzrev ! Il dit être là contre son gré lui aussi, expliqua Solenne à haute voix.

Manon ne dévissa pas son regard du siens, analysant son physique et le peu de pensée qui émanait de lui. Ils restèrent silencieux à s’examiner, tous deux, pendant un moment. L’âge avancé qu’il semblait porter perturbait l’adolescente. C’était comme si la maladie avait eu beaucoup d’emprises sur lui et qu’il avait vieilli prématurément. Quelque chose faisait douter Manon et plus elle avait à faire à lui moins elle était certaine que c’était bien un sexagénaire. Ses cheveux gris semblaient pourtant affirmer le contraire et son teint blafard lui donnait presque l’allure d’une momie. Squelettique, presque courbé, son regard d’acier implorait Manon de le comprendre et de l’écouter. D’après lui, ils n’étaient pas ennemis.

_ Ah, les petites dormeuses sont réveillées, à ce que je vois ! s’écria Loris en rentrant après avoir donné un grand coup de pied dans la porte.

Il regardait Manon avec le regard d’un vautour qui s’abat sur une carcasse et ses yeux bruns la dévoraient. Là tout de suite, c’était lui le danger. Il était humain mais semblait plus dangereux que n’importe quel sirélien. La folie qui transparaissait sur son visage haineux ne pouvait qu’inciter à la méfiance. Alors qu’il détaillait Manon en s’extasiant de tout ce qu’il voulait lui faire, elle lisait dans son esprit comme dans un livre ouvert.

Manon n’arriva pas à se fermer pour ne plus voir ses affreuses pulsions qui l’animait. Quelque chose l’empêchait de passer à l’acte mais Loris s’efforçait quand même d’imaginer tout ce qu’il avait envie de lui faire à elle et à Solenne. Des images de viols, de tortures psychologiques et physiques parvenaient à Manon, toutes plus horribles les unes que les autres. Tout s’arrêta brusquement après qu’il lui ait montré une image d’elle écartelée sur un mur, dos à lui, à la merci de cette bête. Andzrev avait fini par avoir le dessus sur Loris, lui intimant l’ordre de s’éloigner.

Manon, intelligente, en profita pour tenter de joindre désespérément ses parents, son frère ou sa sœur, son âme-sœur, celle de Solene ou qui que ce soit. En vain. Elle ne savait pas où elles étaient détenues mais c’était vraiment trop loin pour pouvoir user de son telsman. Toutefois, une image lointaine lui était parvenue. Elle savait que Vikthor était devenu le nouvel Elu des physés mais ne comprenait pas en quoi cela pouvait l’aider ici et maintenant alors qu’elle était captive. Son esprit devait vouloir lui donner un peu de réconfort, comme si cette image pouvait la ramener un tant soit peu à son quotidien.

De plus, cette situation désagréable lui avait permis de voir qu’aucun de ses kidnappeurs ne détenait réellement l’autorité. Le télépathe pouvait mille fois user de son don sur Loris pour le mettre hors états de nuire, cependant il ne le faisait uniquement quand celui-ci semblait dépasser une certaine limite. Manon songea toutefois que cette lisière fixée avait déjà été trop repoussée à son goût. Loris, lui, paraissait n’en faire presqu’à sa tête, ne relevant pas les regards dédaigneux d’Andzrev. Le télépathe ne cachait pourtant pas son mépris envers son acolyte.

C’était un drôle de duo qu’on a choisi pour nous kidnapper, songea-t-elle.

Si aucun de leurs agresseurs n’étaient vraiment maitre de ses actes, c’est que l’ordre avait été intimé par quelqu’un d’autre. Manon le rencontrerait peut-être bientôt, cependant elle n’était pas enthousiaste à cette idée.

Qui que ce soit, c’est une personne dénuée d’empathie et insensée pour laisser un psychopathe et un télépathe malade nous rafler, acta Manon.

Conscient des pensées de la jeune fille, Andzrev s’en alla pour les laisser seules après avoir fermé la porte à triple tours. Loris le prit alors à parti tandis qu’il était encore à l’autre bout de la maison. Il faisait comme si les filles n’étaient pas là et ne pouvaient l’entendre. 

_ Elle a de la chance d’être intouchable, celle-là. La pâlichonne cependant, c’est moi qui ai décidé d'la prendre avec nous. Aucune directive pour elle, elle pourrait être à moi ! cria Loris d’un ton bestial.

_ Retouchez une fois à ma sœur, posez un regard qui me déplait sur elle et je dissèque votre esprit comme on le ferait dans un cours de science ! gronda Manon en essayant tant bien que mal de tenir debout pour montrer sa colère.

Solenne l’aida à se relever tout en se cachant derrière elle, comme si sa sœur pouvait réellement la protéger de tout. Un silence rempli ensuite la cabane avant d’être rompu par le rire stridant d’un fou allié.

_ Vous ne la toucherez pas non plus ! Tant qu’on ne les aura pas ramenés au point de rendez-vous, elle aussi est intouchable. Imaginez ce que vous voulez quand bon vous semble pour passer le temps. Si vous ne vous retenez pas, je l’aiderais à vous mettre à genoux, avait alors rétorqué Andzrev voyant que la situation risquait de déraper.

A ces mots, tandis que Loris rigolait, Andzrev pris soin de transmettre un message dans l’esprit de Manon.

_ Ne le défiez pas, cet esprit malsain n’a aucune limite à l’horreur.

Manon voulait bien le croire sur parole, toutefois elle ne se laisserait jamais faire. Ils avaient choisi la mauvaise personne s’ils voulaient quelqu’un de docile. Maintenant qu’elles étaient seules dans la pièce, les deux sœurs se précipitèrent sur la porte pour s’en fuir. Ce fût sans compter sur l’emprise mentale qu’exerçait Andzrev. Il rentra dans leur esprit comme une anguille pour y semer le chaos. Toutes actions devenues alors impossibles et douloureuses. Il entendait également chacune de leur pensée et de leur échange sans qu’elles ne puissent rien y faire. Manon s’évertua à inverser la tendance mais son manque de pratique était criant.

De plus, elle ressenti comme une sorte de blocage, un verrou en elle qui l’empêcha d’atteindre son objectif. Elle n’était pas uniquement sous la coupe du télépathe mais également limitée par son propre esprit. Elle ne sut pas quoi mais quelque chose en elle l’empêcha de libérer tout son don. A force de tentatives répétées elle se retrouva même à bout de force, obligée d’abandonner. Heureusement, Solenne était là pour la soutenir. A deux, elles avaient l’impression qu’elles pourraient tout affronter.

_ Ne t’en fais pas, tant qu’on est ensemble tout ira bien, déclara Manon pour rassurer sa sœur.

_ Je n’arrive à joindre personne, on est toute seules ici. Il n’y a personne pour nous venir en aide à part nous-même, lui répondit Solenne en se blottissant dans ses bras.

_ Je ne laisserais plus te faire du mal. Tu m’entends Solenne, plus jamais !

La télépathe serra sa sœur de toutes ses forces, comme si à tout moment on pouvait la lui arracher. Elle voulait être forte pour elle, forte pour deux mais en réalité Manon se sentait vide. Elles qui avaient toujours été entourées d’une fratrie, elles étaient perdues loin de leurs repères. Leur telsmans, d’habitude souvent sollicités, restaient sans réponse à leurs nombreux appels à l’aide. Elles étaient coupées du monde et ne pouvaient compter que l’une sur l’autre.

Le soir venu les deux hommes réapparurent, prêt à reprendre la route. Apparemment, encore un long trajet les attendait. Toutefois, elles ne devaient pas non plus être conscientes lors du voyage. Andzrev s’évertua donc à faire sombrer Manon. Son esprit se débattu, l’adolescente ne voulait pas tomber dans les vapes et laisser sa sœur sans défense. Elle lutta de toute ses forces, si bien que le télépathe battu en retraite. Il comprenait que tant qu’elle s’inquiéterait pour sa Solenne, il allait avoir du mal à la contenir. 

_ Si j’empêche Loris de lui faire du mal, tu obtempéreras ? lui proposa Andzrev dans son telsman.

Bien que Manon ne lui répondît pas, Andzrev se retourna vers Loris et devant elle, il lui enleva toute idée de leur faire du mal. Une fois fait, il s’en prit à l’esprit de Solenne et elle tomba dans les pommes en un clin d’œil. Manon luttait toujours quand il lui fît comprendre qu’elle n’avait pas le choix.

_ Arrête de lutter ou je serais obligé de libérer l’esprit de Loris si tu ne coopères pas, expliqua Andzrev calmement.

Manon n’eût pas d’autre choix que de lui faire confiance sur le moment. Après l’avoir repoussée du mieux qu’elle le pouvait, elle sombra à son tour dans un sommeil profond. Toutefois, elle espérait avoir réussi à s’être créer une sorte d’interrupteur mental s’il ne tenait pas sa promesse et s’était endormie avec cette idée en tête.

 S’il arrive quoi que ce soit à ma sœur, je me réveillerais pour la protéger, espéra-t-elle.

Quand Manon rouvrit les yeux, des heures plus tard, elles étaient toujours dans le coffre. Elle entendit la radio qui grésillait une annonce d’alerte et comprit qu’on parlait d’elles, le signalement était fait. Avec un peu de chance on allait les retrouver, avec un peu de chance leur père les sauverait. L’esprit toujours embrouillé, elle essaya de se relever pour vérifier la respiration de Solenne. Une fois fait, la migraine reprit et ses pensées se mélangèrent à nouveau. Le télépathe lui avait permis de se rassurer mais il voulait qu’elle se rendorme à présent.

Solenne, elle, rêvait d’un sommeil agité. Son aura argentée illuminait tout son corps. Leur enlèvement avait influencé son don et elle percevait plus de visions qu'à l'accoutumée. Elle y voyait une cité qu’elle ne connaissait pas, une ville immense qui s’étendait sur des monts et des cratères. Le paysage offrait une topographie impressionnante avec des dénivelés aussi bien positifs que négatifs et, à coup sûre, cette ville serait leur prochaine maison.

Une nuée pourpre s’y abattait et s’attaquait à chaque habitation sur son passage. Une fois passé, le nuage carmin laissait derrière lui des milliers de personnes malades ou mourantes. Malheureusement, il semblait inexorablement se rapprocher des deux sœurs. Solenne eût l’impression qu’il s’abattait sur elle quand elle se réveilla brutalement. Manon l’imita ensuite, comme si leurs esprits étaient liés.

Elles se réveillèrent alors dans une sorte de grotte où on les avait déplacés sans qu’elles ne s’en rendent compte. Une immense pierre leur barrait la sortie, de l’autre côté Loris et Andzrev étaient là eux aussi. Manon pouvait les sentir et le télépathe n’avait pas relâché son emprise sur son collègue. Elle pouvait enfin réfléchir en paix, loin des pensées de l’aliéné. Alors qu’elle sentait que bientôt leur voyage toucherait à sa fin, Manon se jura de faire regretter tous ceux qui avait participé à lui créer ce destin.