Chapitre 12 - La cité du volcan - Till

Notes de l’auteur : MAJ 18/09/2023

Il n’aimait pas la mer. Enfin, il n’aimait pas naviguer dessus, plus précisément. Il avait beau avoir passé son enfance à la regarder s’écraser sur les falaises par la fenêtre de sa chambre, cela ne lui avait pas donné le pied marin pour autant.

Il aurait pu l’éviter, ce voyage, mais il voulait se donner toutes les chances de parvenir à ses fins. Il avait embarqué à Glyphe sur un bateau commerçant des plus banals voilà des jours, afin de faire un détour pour rallier Diaga et son port, au sud d’Hymir. Heureusement pour lui, le temps avait été plutôt clément pour son cœur et son estomac.

Lorsqu’ils arrivèrent, il se dirigea vers les écuries les plus proches et se procura deux jeunes mulets et une charrette. Il chargea quelques marchandises du bateau dedans, donna une pièce au capitaine et se dirigea vers la sortie.

Le port était excentré de Diaga, qui se trouvait plus loin dans la plaine. Il aimait cette ville très animée le jour, et mystérieuse la nuit. Elle était très éclectique : on y trouvait des marchands de tous bords, des forains, des artistes, des devins, des cartomanciens, des dresseurs d’animaux, le tout dans une atmosphère surchargée d’encens et de bois de santal. Les fumées consumées à longueur de temps diffusaient une brume constante, plus ou moins épaisse dans les allées, bordées non pas de maisons en dur, mais de tentes immenses et colorées, sur lesquelles étaient attachées toutes sortes de grigris bruyants. Till avait ses entrées partout dans cette cité, c’était sa deuxième maison et la plus importante de ses petites affaires.

Le port était beaucoup moins excentrique, on avait délaissé les bibelots pour le fonctionnel. Il n’y avait aucune habitation, juste de grands entrepôts de stockage qui recevaient des marchandises du monde entier et des commerces divers mais indispensables aux arrivants. Il se faufila dans les rues boueuses avec sa charrette, capuche sur la tête, en direction de l’ouest.

Il lui faudrait plusieurs jours pour atteindre son objectif. Il espérait ne pas croiser de brigands sur le chemin. Ce côté-là du royaume était en effet plus sauvage, moins surveillé par la royauté. Till avait remarqué que quand cela ne les concernait pas directement, les gouvernants avaient tendance à faire quelques omissions. Ils géraient parfaitement Aimsir, Freya, Niflheim et Glyphe, car ils avaient un intérêt à le faire. En revanche, des villes comme Njord, Diaga ou Idunn, étaient laissées libres de faire la loi presque en totale autonomie. Pour certains, cela se passait bien, pour d’autres, comme Muspell, cela semblait moins évident. Si un peloton de garde royale avait été affecté là-bas en permanence, on aurait pu savoir ce qui se passait entre ces murs imprenables.

Till devait reconnaître cependant que c’était un cas particulier. Même ses propres espions ne lui donnaient plus aucun signe de vie. Les courriers devaient être filtrés. Cet isolement soudain excitait sa curiosité.

Il repensa alors à la fille de Glyphe, qui avait elle aussi piqué son intérêt. Il aimerait la voir se battre un jour avec cette arme énorme, quel contraste saisissant ce serait ! Elle était pourtant très grande, avec une carrure large et des bras puissants, mais elle paraissait malingre à côté de cet espadon massif. Il se remémora ses jolies boucles châtains attachées négligemment, qui caressaient l’ovale doux de son visage au gré des vents marins de Glyphe.

Il n’était pas un grand sentimental. Il n’avait jamais eu de relations sérieuses avec une femme. Son travail ne le lui permettait pas vraiment. De plus, s’attacher, c’était créer un risque, une vulnérabilité, et il devait à tout prix l’éviter pour ne pas se perdre. En toute honnêteté, il n’avait de toute façon jamais trouvé quiconque digne de son intérêt et de son affection poussée.

Jusqu’à sa rencontre avec elle.

Il avait envie de la revoir, c’était la première fois.

Il ne tint pas compte du serrement de son cœur en se promettant qu’il ferait tout pour ne jamais la recroiser.

Il chassa Elista de ses pensées lorsqu’il arriva enfin au pied du volcan. Il devait rester concentré, à plus forte raison parce qu’il allait entamer la partie la plus difficile du voyage. Le chemin qui montait à travers les rochers était sinueux, étroit et instable. Il aurait été plus simple de le gravir à pied, mais il avait besoin d’une couverture crédible. Il encouragea les deux mulets et entama son ascension.

Il fit une pause à mi-chemin, quand la nuit commença à tomber. Il enleva le harnachement de ses deux bêtes éreintées qui soufflaient bruyamment, laissant apparaître leur pelage trempé de sueur. Il les épongea avec de la paille, puis en dispersa au sol pour qu’ils puissent se reposer convenablement et au chaud. Il savait que la nuit allait être glaciale, il ne pouvait pas allumer de feu. Il mangea un morceau de viande séchée, sortit plusieurs couvertures épaisses de sa charrette et se blottit contre les mulets pour dormir. D’un œil, évidemment.

Ils repartirent à l’aube.

Vers le milieu de la journée, ils atteignirent un premier barrage. Une palissade en bois haute comme deux hommes, gardée par quatre hommes en armure.

  - Halte là !

Till arrêta tranquillement ses mulets à bonne distance.

  - Bonjour, leur lança-t-il en prenant un accent étranger.

  - Où comptes-tu aller comme ça ?

  - Je voulais me rendre à Muspell, monseigneur.

  - T’es pas au courant ? Personne ne rentre maintenant.

Till feint une mine étonnée et décomposée.

  - C’est que… J’ai fait un très long voyage pour venir.

  - Fallait mieux te renseigner, rétorqua le garde taciturne derrière sa barbe épaisse.

  - J’ai des marchandises de première qualité qui vont pourrir si je ne les vends pas, elles ne tiendront pas le voyage du retour. Je suis prêt à vous faire tout à moitié prix !

  - Pas intéressés.

Les autres gardes jetèrent un coup d’œil incertain à leur collègue.

  - J’ai du vin, du miel, de la viande d’autruche, de la morue, de…

  - T’es sourd ? Dégage avant que j’t’égorge !

  - Attends, intervint un des autres gardes.

Il se rapprocha de lui et murmura à son oreille. Ils avaient faim. Till le savait. Rien ou presque ne poussait sur ce bout de roche brûlant, ils n’avaient pas d’élevage et la mer était trop basse pour aller à la pêche régulièrement. La cité était presque totalement dépendante de l’extérieur en ce qui concernait la nourriture. S’ils se montraient aussi méfiants avec un simple marchand, ce qu’ils cachaient devait vraiment être digne d’intérêt.

Le garde antipathique dévisagea Till qui restait impassible, se donnant l’air le plus innocent et le plus embêté du monde. Avec sa gueule d’ange, il avait un avantage. Malgré son accoutrement étrange, on se méfiait rarement de lui. À tort.

  - Descends de ta charrette. Fouillez tout.

Till obtempéra. Il écarta les bras en croix et laissa un des gardes palper ses vêtements, regarder dans ses poches et ses chaussures. Il se retourna vers le taciturne et hocha la tête d’un geste entendu. Les deux autres firent de même.

  - T’es un marchand et t’as pas d’arme ? s’étonna-t-il.

  - Je suis un marchand qui a horreur de la violence.

Les gardes se regardèrent avec un air tout à coup complice et sournois. Till savait qu’il avait intérêt à jouer les benêts pour entrer. Si ces idiots pensaient pouvoir le dépouiller sans rien débourser, il devait s’en servir, mais pas avant d’être entré dans Muspell.

  - J’ai aussi pensé à vos amis forgerons, continua le jeune homme. J’ai de l’acier et des métaux rares à leur faire voir. Je ne sais pas si tous pourront leur être utiles. J’aimerais leur avis. Je saurai leur faire un bon prix contre leur expertise.

Les gardes hésitèrent.

  - Je suis prêt à vous laisser mes mulets et ma charrette si vous me permettez d’entrer vendre ma marchandise. Je ne veux pas rentrer bredouille. J’ai des bouches à nourrir et…

  - C’est bon. Prends ce laissez-passer, et le perds pas, t’en n’auras pas d’autre.

  - Oh, merci, merci ! s’exclama Till avec toute la niaiserie dont il était capable.

  - Allez, dégage.

Till passa le barrage. Il avait perdu du temps avec ces abrutis, mais le plus dur était fait.

Il arriva devant les portes closes de Muspell à la tombée de la nuit. Il montra son sésame aux gardes, plus nombreux, qui le dévisagèrent avec méfiance.

  - T’as quoi dans ta charrette ?

  - Des vivres et des métaux, répondit Till en reprenant son accent chantant.

  - Donne-moi une bonne raison de ne pas te piquer ton barda et de t’envoyer rouler au bas de la montagne !

  - Vous n’avez tout simplement pas de raison de le faire, répondit Till sans se démonter mais sans se départir de son air naïf. Je suis venu vous apporter des choses utiles, je vous ferai tout à moitié prix, et je vous laisserai ma charrette et mes mulets si vous m’autorisez au moins à passer la nuit à l’abri et au chaud dans votre cité.

Le garde sembla pris au dépourvu.

  - Mais, si je te tue, j’ai pas besoin de te faire rentrer, rétorqua-t-il finalement.

Ils étaient décidément têtus. Leur réputation ne mentait pas. Et pas très fins avec ça. Till commença à se demander s’il allait parvenir à ses fins. Les gardes se rapprochèrent de lui avec un air menaçant qui ne lui plaisait pas. Il avait bien une arme, mais ils étaient nombreux, et surtout, il ne voulait pas se dévoiler trop tôt. Il ne dut son salut qu’à une voix puissante sur les remparts de pierre :

  - Que se passe-t-il ici ?

Tous les regards se retournèrent vers une jeune femme aux cheveux de feu et au regard incandescent. Sa peau brune parée de bijoux dorés brillait sous le soleil du crépuscule.

  - C’est un marchand, madame. Nous étions en train de le contrôler et…

  - Ne me prends pas pour une imbécile. Vous comptiez dépouiller ce malheureux qui a fait tout ce chemin jusqu’ici pour nous apporter de quoi manger. Faites-le entrer !

Ils s’exécutèrent en silence. Till cacha le soupir qui s’échappa de sa poitrine. Sans elle, il était cuit. La lourde porte en acier se referma dans un bruit sourd derrière lui. Il aperçut alors la jeune femme descendant les remparts en sautillant. Elle s’avança vers lui d’un pas franc.

  - Excusez-les, ils ont des consignes qu’ils prennent parfois avec un peu trop de zèle.

  - Ce n’est rien.

  - Je suppose que vous êtes fatigué, que diriez-vous d’aller vous reposer, et que nous parlions commerce demain ?

  - Je préfère terminer mes affaires ce soir. Je pourrai repartir plus tôt demain.

Elle voulut rester de marbre, mais elle était piquée. Till se doutait qu’elle voulût vider sa charrette dans la nuit et ne rien lui payer.

  - Soit, reprit-elle avec emportement. Qu’avez-vous ?

  - Du miel, du vin, du poisson, de la viande, des métaux, de…

  - Très bien, très bien, combien en voulez-vous ?

  - Je vous fais tout à moitié prix : seulement cinq cents pièces d’or ! Et je vous laisse la charrette et les mulets gratuitement !

Elle grimaça pour de bon. Till avait encore vu juste : ils n’avaient plus d’argent.

  - Un problème ? demanda-t-il innocemment.

  - C’est trop cher.

  - Oh… C’est que, la route est longue pour venir jusqu’ici…

  - Je sais.

Elle posa sur lui ses yeux brûlants. Elle semblait réfléchir à toute vitesse, partagée entre le regret de l’avoir laissé entrer, et celui de ne pas l’avoir tué tout de suite.

  - Écoutez, reprit Till, il se passe quelque chose ici que je ne saisis pas, mais je ne veux pas d’ennuis. Je ne voulais simplement pas repartir avec toute ma marchandise qui allait s’abîmer, c’est pourquoi j’ai insisté pour rentrer. Je veux juste pouvoir retourner chez moi avec un peu d’argent à donner à ma famille.

  - Je comprends.

Till sentait que la possibilité de s’infiltrer dans la ville et d’y rester suffisamment longtemps pour découvrir ce qui s’y tramait s’éloignait à grande vitesse. Il n’avait pas peiné autant pour rentrer pour se retrouver expulsé dans la seconde, ou pire, se faire trancher la gorge pour du miel. Tout à coup, il eut une idée de génie.

  - Il y a une autre possibilité, madame.

Ses sourcils épais se levèrent avec attention.

  - Je pourrais vous servir. Et quand vous pourrez, vous me paierez mes marchandises. Je ne veux pas rentrer sans rien à la maison, ma femme va me mettre dehors si je pars des mois sans rien ramener… Qu’en pensez-vous ? C’est plutôt avantageux pour vous, non ?

Elle ne répondit pas. Elle le fixa avec un regard si intense que Till avait le sentiment de fondre sous ses prunelles volcaniques. Elle avait un visage fermé autour d’un grand nez droit et d’une bouche galbée qu’elle pinçait avec contrariété.

  - Comment vous appelez-vous ?

  - Roy.

  - Bien, Roy. Je suis Dyme, la fille du chef de Muspell. J’accepte votre proposition. J’ai le travail parfait pour vous.

  - Vous m’en voyez ravi.

  - Suivez-moi.

Elle le guida à travers les rues de Muspell. Ils montèrent un nombre de marches incalculable pour atteindre la maison la plus haute, juste au pied du volcan, où la chaleur était à peine soutenable pour les non natifs. Elle s’arrêta devant l’entrée.

  - Bien, Roy, nous sommes arrivés. Vous êtes à mon service, donc vous devez m’obéir au doigt, et à l’œil, c’est clair ?

  - Limpide, madame.

  - Je ne suis pas une dame, rétorqua-t-elle avec orgueil.

  - Je m’en souviendrai.

  - Parfait. Nous allons entrer, mais qu’il soit bien « limpide » que tout ce que vous verrez à l’intérieur de cette maison devra rester un secret absolu. Vous n’en parlerez à personne, jamais. Autrement, c’est la mort qui vous attend.

Till hocha la tête. Il ne répondit rien car il craignit que son excitation transparaisse dans sa voix.

Il avait dans un premier temps exulté d’avoir trouvé si facilement ce qu’il était venu chercher.

 

Puis, Dyme ouvrit la porte sur le secret de Muspell.

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Audrey
Posté le 19/03/2022
Très bon chapitre. Je crois que Till est mon personnage préféré.
Il est drôle et mystérieux. C'est le combo parfait.
Et quel suspense à la fin !
Hâte de lire la suite.
Mathmana
Posté le 20/03/2022
Merci :)
Till est aussi un de mes personnages préférés, et pour l'anecdote, il n'était même pas dans l'histoire au départ. Je l'avais intégré après coup dans ma première version en tant que personnage secondaire, mais il m'a tellement plu que j'ai décidé d'en faire un personnage principal quand j'ai totalement remanié l'histoire, au profit de beaucoup d'autres persos principaux que j'ai supprimé. Dyme, par exemple, était la Mystique du Feu ;)
Audrey
Posté le 20/03/2022
Très bon choix !
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