Chapitre 12 : La chasse est lancée

Par Notsil

La nuit fut calme, entre repos et tours de garde après un repas composé de leurs rations qui diminuaient à vue d’œil.

Mélior avait refait son bandage et informé les Messagers qu’il était prêt à tester un court vol le lendemain. Sulio avait approuvé et l’Émissaire Irys avait murmuré une prière à Eraïm.

Comme eux tous, elle n’appréciait pas de rester cloué au sol. Ils auraient pu utiliser un filet pour le transporter ; c’était la procédure habituelle avec les blessés. Leur retour n’avait rien d’urgent, alors les Messagers profitaient de l’occasion pour fortifier les jambes de leurs Envoyés. Trop de Massiliens négligeaient leurs muscles, se reposant sur leurs seules ailes. En tant qu’unité d’élite, on demandait à tous les Mecers d’être capables de tenir le rythme des fantassins de l’armée des Douze Royaumes.

Aussi au matin, tous espéraient secrètement que l’Émissaire ait suffisamment recouvré ses forces. Mélior prit quelques pas d’élan et déploya ses ailes. Son flanc le tiraillait à l’endroit de sa blessure ; mais le bandage serré réduisait la douleur. Il la supporterait. N’importe quoi plutôt que d’être obligé de passer une autre journée à courir.

L’Émissaire Mélior se posa en douceur près du Messager Arcal, qui attendait son retour, bras croisés.

–Ça ira, avec des pauses plus fréquentes que d’habitude, dit Mélior.

–Parfait, dit Arcal. Ce sera toujours plus rapide qu’à pieds.

–J’ouvrirai la voie, confirma Sulio avant même qu’il le lui ait demandé.

Les deux Messagers se connaissaient suffisamment pour se comprendre sans un mot.

–Pourquoi ne pourrions-nous pas participer ? demanda Lucas. Nous savons tenir un cap.

–Ça vous reposerait davantage, continua Syrcail.

–S’il vous plait ? dit Assym.

Le Messager Daram eut un sourire et Arcal soupira comme Sulio levait les yeux au ciel.

–Laisse-les essayer, proposa Daram.

Sulio se fendit d’un sourire carnassier.

–Très bien. On testera leur résistance.

Les trois Envoyés se demandèrent soudain s’ils avaient eu une bonne idée.

******

Ils fendaient les airs à une allure folle. Jamais Lucas n’avait atteint une telle vitesse. Tous se relayaient en tête de la formation en V. Tous, sauf Mélior, qui blessé, profitait de l’aspiration ainsi prodiguée. Chaque minute, environ, le meneur à la tête de la formation était relayé, glissant dans le sillage du nouveau meneur avec un minimum d’énergie.

Le placement était exigeant ; le moindre centimètre de décalage pouvait faire perdre toute sa grâce à la formation, et leurs battements d’ailes devaient être parfaitement synchrones pour profiter au mieux de l’air ascendant ainsi généré.

L’effort demandé était autant physique que mental, demandant une concentration sans failles.

Dès que Mélior faiblissait, perdant la cadence, le Messager Arcal décrétait une pause. Il était doué pour dénicher des anfractuosités où ils pouvaient s’abriter du vent et du soleil. Ils s’arrêtaient souvent pour permettre à l’Émissaire de reprendre des forces, mais ils avaient couvert bien plus de terrain en une matinée que lors des deux jours précédents.

Les Envoyés étaient exténués. Rien ne les avait préparés à cet effort si intense.

Ils engloutirent  le pain et le fromage que leur proposa Arcal.

–Tiendront-ils ce rythme ? interrogea Sulio. Il ne s’agirait pas de les conduire à l’épuisement. Ce serait fatal.

–Ils ont été instruits sur les vols longues distances, dit Daram. Ils savent très bien qu’en cas de difficultés ils doivent recourir au vol plané. Nous sommes suffisamment attentifs pour le remarquer et venir ensuite à leur aide pour un atterrissage en urgence au besoin.

–Fais-leur confiance, oui, approuva le Messager Arcal.

Sulio soupira.

–J’admets être impressionné par leur ténacité. Je pensais qu’ils craqueraient avant Mélior, en fait. Surtout le gamin.

–Il ne doit pas être loin de ses limites, convint Arcal.

Cette pause déjeuner leur faisait du bien à tous. Les Messagers et Émissaires savaient pouvoir se reposer sur leurs Compagnons pour un complément d’énergie ; les Envoyés ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.

*****

Après les deux averses qui les avaient détrempés cette après-midi, la fraicheur du soir était agréable dans un ciel clair où scintillaient les étoiles. L’odeur des plumes mouillés emplissait la petite grotte. Épuisés, les Envoyés s’étaient endormis sitôt leur repas avalé, couvés d’un œil attendri par leurs Messagers. Même les Émissaires Mélior et Irys avaient souri.

–Je prends le premier tour de garde, annonça le Messager Sulio. Reposez-vous.

–Demain j’aimerai que nous poussions pour atteindre l’Académie, dit Arcal. En seras-tu capable, Mélior ?

–Bien sûr, Messager. Une bonne nuit de sommeil et il n’y paraitra plus.

–Parfait. Daram et moi nous chargeront des prochains tours de garde.

–Je peux participer, Messager, intervint Irys.

–C’est gentil de te proposer, Irys. Mais tu peux profiter de tes derniers instants avec nous. Demain, tu seras assignée à une nouvelle mission.

Irys rougit tandis que les Messagers souriaient. Ils étaient perspicaces, et elle n’avait rien pu leur cacher.

–Très bien, murmura-t-elle avant de se retirer dans les ombres.

Le Messager Sulio s’avança à l’entrée de la grotte exiguë ; les dernières braises de leur feu s’éteignaient dans son dos.

Arcal et Daram s’installèrent non plus de là ; le sol rocheux était bosselé et inconfortable, mais ils étaient habitués à un confort plus que sommaire. Ils se blottirent dans leurs ailes et sombrèrent dans le sommeil.

****

–Ah, c’est toi, commenta Sulio sans se retourner, le regard rivé en contrebas. Tu devrais…

Sa voix mourut comme une lame s’enfonçait dans ses reins. Il se retourna à demi, l’incompréhension visible dans la faible clarté.

–Tu…

Son adversaire ne lui laissa aucune chance de donner l’alarme. Le premier coup l’avait vidé de ses forces ; le deuxième lui trancha la gorge pour l’achever. Un faucon fondit sur lui, les serres en avant pour infliger un maximum de dégâts. L’homme évita souplement l’attaque et cueillit le rapace d’un simple mouvement du poignet. Il chuta sur son Messager, mort.

Mais Sulio était loin d’être le seul Messager du camp. Le combat, bien que bref, n’était pas passé inaperçu. Quelques secondes suffirent à Daram et Arcal pour bondir sur leurs pieds. Ils balayèrent les lieux du regard et prirent conscience de la situation.

Sulio et Irys, inertes, morts s’ils en croyaient leurs Compagnons. Les Envoyés restaient invisibles.

–Trahison, murmura Daram, l’épée en Ilik se matérialisant dans sa main.

–Justice, rétorqua l’Émissaire Mélior.

Il se porta à leur rencontre, tandis que les deux Messagers, secoués, prenaient toute l’ampleur de la catastrophe.

Mélior s’était joué d’eux depuis le début.

Les lames en Ilik tintèrent avec fracas, renvoyant des échos qui auraient réveillé un ours en hibernation. Le Messager Daram jura quand Mélior s’effaça devant une attaque qui aurait dû le mettre à terre.

Son niveau était loin d’être celui d’un Émissaire du Quatrième Cercle. Il était beaucoup plus élevé.

Comment était-ce possible ?

Les Émissaires progressaient seuls sur la voie des Mecers ; mais tout individu qui stagnait ou qui avançait trop vite donnait lieu à un suivi particulier. Les Messagers gardaient toujours un œil sur eux.

Avait-il des complicités au sein même des Mecers ?

La pensée était terrifiante.

Ils représentaient l’élite des armées du Neuvième Royaume. Une telle rébellion à ce niveau-là de la hiérarchie massilienne était un coup de tonnerre. Les cas étaient suffisamment rares pour que les jeunes Envoyés les étudient tous.

Assym s’avança en baillant, encore ensommeillé.

–J’ai entendu du bruit, que se…

Il s’interrompit net en découvrant la scène qui se déroulait sous ses yeux. Perdu. Il devinait des corps à terre, et les deux Messagers attaquaient Mélior. Son incompréhension était totale. Il fit trois pas en arrière, butant sur Syrcail, s’écroulant à moitié sur Lucas en voulant éviter la chute.

Les deux Envoyé s’éveillèrent à leur tour.

–Qu’est-ce qu’il t’arrive ? marmonna Syrcail, les yeux mi-clos.

–Ils se battent, fit Assym, terrifié. Qu’est-ce qu’on fait ?

À ces paroles, Syrcail et Lucas avaient bondi sur leurs pieds, stupéfaits.

Les passes d’armes s’enchainaient. Comment l’Émissaire Mélior parvenait-il à garder l’ascendant sur les deux Messagers ? C’était incompréhensible.

Le premier, Arcal s’aperçut de leur présence.

–Fuyez ! ordonna-t-il d’un ton sans appel.

Une demi-seconde d’inattention.

C’est tout ce qu’il fallut à Mélior pour trouver le défaut de sa garde. Le Messager s’écroula avec un hoquet, la main pressée sur son flanc où s’étalait désormais une large tâche sanglante.

Lucas voulut courir vers lui ; Syrcail le retint par le bras.

–Obéissons, commanda-t-il, l’air sombre.

–Mais…

Sans écouter les protestations de leur ami, Syrcail et Assym s’emparèrent de Lucas et bondirent dans les airs.

–Ils nous retrouveront, ne t’en fais pas ! hurla Syrcail.

Ils n’étaient qu’Envoyés.

Que pouvaient-ils faire, face à un Émissaire ?

Face à un Émissaire dont deux Messagers n’avaient pas réussi à se débarrasser ?

Ils ne volaient pas depuis longtemps, mais Syrcail avait suffisamment réfléchi. D’un geste, il leur indiqua un lieu où se poser.

–Nous devons parler, et vite, dit-il dès qu’ils se furent posés à ses côtés.

–Vous croyez qu’ils sont… morts ? s’inquiéta Assym.

Le Messager Sulio l’accompagnait depuis plusieurs mois et leurs liens étaient forts.

Syrcail hocha la tête.

–Fort probable. De toute façon, s’il y a des survivants, nous ne pouvons rien faire pour les aider. Nous sommes trop vulnérables, trop inexpérimentés. Au contraire, s’ils sont vivants, ils nous retrouveront, où que nous soyons.

–Et si c’est Mélior qui nous retrouve en premier ? dit Lucas.

Ses premières paroles depuis leur réveil. Son air était sombre également. Il avait trop souvent dû fuir pour sa survie.

–Il va justement falloir faire en sorte que ça ne soit pas le cas.

–Il va s’attendre à ce que nous prenions le chemin le plus court vers l’Académie, fit pensivement Assym.

–Peut-il nous rattraper, si nous volons en formation et lui seul ? s’enquit Lucas.

–Il n’a jamais été à la tête de la formation, lui rappela Syrcail. Il est en meilleure forme que nous.

–Mais sa blessure ? protesta Assym.

–Un leurre, probablement. Et un bon, pour que Sulio tombe dans le piège. Tout ça cache une opération de plus grande envergure, marmonna Syrcail.

Lucas nota qu’il évitait soigneusement son regard et comprit qu’il était certainement une cible. Son père avait eu raison. Il était un fardeau.

–Séparons-nous, proposa-t-il. S’il en a vraiment après moi… vous pourrez donner l’alerte.

–Hors de question, trancha Syrcail. Nous lutterons ensemble.

–Mais…

–Pas de mais, trancha Syrcail en croisant les bras. Nous allons prendre la formation et un bon rythme. Soyons attentifs les uns aux autres. Je vous aurais bien suggéré un autre itinéraire mais… je ne connais pas bien les lieux.

–Et nos provisions sont restées dans la grotte, commenta sombrement Assym.

–Oui. Nous nous arrêterons au premier ruisseau. En route !

Les trois amis bondirent dans les airs, déterminés, leur peur jugulée pour le moment.

Deux heures plus tard, ils s’arrêtaient, hors d’haleine, près d’un ruisseau à l’eau claire. Elle était glacée, mais ils burent avidement.

Syrcail scruta l’horizon. Le ciel bleu ne permettait à personne de se cacher.

–S’il nous piste, il est doué, commenta-t-il.

–C’est un Émissaire du Quatrième Cercle, releva Assym. Partons du fait qu’il l’est.

–Ne nous attardons pas, dit Lucas. Il nous faut conserver notre avance.

Syrcail acquiesça.

–En avant, les amis ! Il va falloir tenir le rythme.

Ses deux amis acquiescèrent et ils s’envolèrent. Les difficultés n’allaient pas tarder à apparaitre.

S’il leur serait facile de trouver de l’eau  - les ruisseaux et torrents abondaient dans les montagnes, la nourriture serait plus problématique. Et ils étaient trois adolescents en pleine croissance accomplissant une dépense d’énergie considérable. Leurs ventres commencèrent à gronder bien avant la mi-journée ; ils continuèrent malgré tout. Quand d’un geste, Syrcail décréta une pause, ils s’effondrèrent dans l’herbe, épuisés.

–J’ai faim, grommela Assym.

–Moi aussi, soupira Lucas.

–De même, ajouta Syrcail.

Ils restèrent allongés de longues minutes, laissant leur respiration s’apaiser enfin. Le ciel bleu quelques heures auparavant se remplissait de nuages clairs.

–Ça se complique, dit Syrcail en fronçant les sourcils.

–Pourquoi ? Ce ne sont pas des nuages d’orage, dit Assym.

–Justement. Nous sommes fatigués, nous avons faim…. Il sera reposé, repu et utilisera les nuages pour se cacher.

–Comme si on avait besoin de ça, dit Lucas, inquiet.

–Peut-être que le Messager Daram a fini par l’avoir, espéra Assym. Peut-être qu’on s’imagine fuir un ennemi qui n’existe plus.

Le cri d’un faucon perça les airs. Syrcail leva les yeux, soucieux et en alerte.

–Je n’ai pas l’impression de le reconnaitre, dit-il enfin. Et vous ?

–Je ne saurais dire, répondit Assym à son tour.

–Pareil, fit Lucas. Un faucon crécerelle, oui, mais qui était le Compagnon de l’Émissaire Mélior ?

–Aucune idée.

–Je n’y ai pas prêté suffisamment attention, s’agaça Syrcail. Nous avons enchainé les erreurs de débutants !

–Mais nous sommes débutants, justement, dit Lucas.

–Que fait-on ? demanda Assym.

–Deux solutions s’offrent à nous, répondit Syrcail qui avait profité de leur vol pour réfléchir au sujet. Soit nous continuons malgré la faim et la fatigue, en sachant que nous serons donc très vulnérables à toute attaque. Soit nous marquons une pause déjeuner, en attrapant quelques poissons. De quoi reprendre des forces pour la suite de notre longue route, mais la crainte de perdre notre avance.

–Bien résumé, Syrcail, dit Assym. Nos deux options ont des avantages et des inconvénients.

–À choisir, je préfère mourir les armes à la main plutôt que cloué au sol par l’épuisement, dit Lucas.

–Pareil, renchérit Assym.

–C’est ce que je pensais aussi. Bien. Qui se charge des poissons, qui allume le feu ?

–Je n’ai jamais su allumer un feu sans briquet, dit Assym en rougissant.

–J’essaierai, soupira Lucas. Ça n’a pas l’air si compliqué, mais j’imagine que la théorie doit être plus simple que la pratique.

–Tu imagines bien, sourit Syrcail. Je t’aiderai quand nous aurons attrapé assez de poissons.

Avoir décidé d’agir leur avait redonné des forces et ils se mirent rapidement au travail.

Bientôt, plusieurs truites furent attrapées par Assym. Syrcail se chargea de les vider et de les nettoyer, puis les embrocha sur une branche de taille moyenne, avant d’aller aider Lucas. Le jeune Massilien avait déjà récupéré une belle brassée de bois de différents diamètres. Au milieu, il avait déposé de la mousse sèche, et de fines aiguilles de pins.

–Alors ? s’enquit Syrcail en s’approchant.

–C’est plus compliqué qu’il n’y parait, marmonna Lucas.

Sur une buchette de bois qu’il avait écorcée, il tournait entre ses mains une fine baguette. La sciure s’accumulait, le bois noircissait et une légère fumée s’élevait.

La sueur perlait sur son front, mais le jeune Massilien maintenait son effort. La fumée était de plus en plus présente, et Syrcail approcha doucement un peu de mousse sèche. Après de longues minutes d’effort, la mousse s’embrasa, et les deux jeunes gens s’empressèrent de l’alimenter prudemment, d’abord avec d’autres portions de mousse, plus grosses, puis avec quelques brindilles.

–On a réussi ! s’enthousiasma Lucas.

Ils portèrent prudemment leur feu naissant au sein de l’assemblage complexe de branchages. Bientôt, de longues flammes léchèrent les branches, devant les façades ravies des jeunes gens. Assym revint bientôt avec trois belles brochettes de poissons qu’il planta auprès des flammes.

–Regardez ce que j’ai trouvé près de la rivière, dit-il en leur montrant son butin.

Il avait ôté sa veste pour en faire un ballot, et le déposa dans l’herbe, révélant plusieurs champignons et plusieurs poignées de mûres. Un festin aux yeux des jeunes gens, qui dévorèrent l’ensemble en riant, jurant quand ils se brûlèrent à moitié en s’emparant des poissons tout juste cuits. Repus, ils s’allongèrent dans l’herbe, le regard fixé sur les nuages qui défilaient paresseusement au-dessus d’eux, oscillant entre le rouge et l’or.

Tout cela leur avait pris beaucoup plus de temps que prévu et Syrcail restait inquiet.

–Mieux vaudrait éteindre le feu, dit-il en forçant ses compagnons  à revenir à la réalité de l’instant. Il pourrait nous faire remarquer. Nous allons profiter du crépuscule pour avancer un peu, puis nous reprendrons la route à l’aube.

Assym et Lucas acquiescèrent en silence. Lucas se demanda ce qu’ils seraient devenus sans Syrcail. Il avait pris en main le groupe, les guidant et s’imposant naturellement comme leur chef. Il serait un Mecer formidable.

–En effet, c’était stupide vous signaler ainsi, lança une voix reconnaissable entre toutes.

Les trois amis bondirent sur leurs pieds en un instant, l’épée au clair. L’Émissaire Mélior se tenait là, sur le surplomb qui les avait abrités  du vent, et qui avait aussi camouflé son avancée.

–Alors, qui sera le premier à mourir ?

La tranquille assurance qui émanait de l’Émissaire, sa posture menaçante, la lame en Ilik teinté de rouge… les trois Envoyés déglutirent, les paumes soudain moites sur la garde de leurs épées.

–Pourquoi en avoir après nous ? interrogea Syrcail en rassemblant son courage.

Surpris, Mélior baissa son épée.

–Vous n’êtes donc pas au courant ?

–Au courant de quoi ? grogna Assym en resserrant sa prise. Nous ne sommes que des Envoyés ! Vous croyez vraiment que les Messagers nous mettraient dans la confidence de leurs petits secrets ?

–Que des Envoyés certes, mais vous avez des yeux. Vous savez que je ne peux pas vous laisser en vie.

–Pourquoi s’en prendre à eux ? intervint Lucas.

Mélior resta silencieux quelques secondes.

–Tu es plus perspicace que je ne m’y attendais, dit-il enfin. C’est pour toi que je suis là, en effet.

Le sang de Lucas se glaça dans ses veines. Depuis la révélation de Zuryk, il se doutait que sa vie ne serait plus la même.

Il n’avait sans doute pas imaginé à quel point.

–Alors laissez-les partir, dit Lucas bravement.

Beaucoup plus bravement qu’il ne le pensait.

–Ils n’ont rien à voir avec tout ça. Pourquoi ne m’avoir pas simplement éliminé quand vous en avez eu l’occasion ? poursuivit-il.

–Parce qu’ils auraient eu trop facilement des soupçons, dit Mélior dédaigneusement. J’appartiens au Clan des Montagnes du Sud. J’aurais été un coupable idéal d’office.

–Pourquoi revenir sans cesse sur un évènement qui s’est produit il y a de trop nombreuses années ? fit Lucas en fronçant les sourcils. Ne serait-il pas temps de passer à autre chose ?

Mélior se fit menaçant.

–Peut-être que le Djicam se montrera plus accommodant quand plusieurs de ses enfants auront perdu la vie et que la pression populaire le poussera à prendre femme de nouveau.

Lucas frissonna avant de déglutir. La menace était claire, au moins. Mourir pour des raisons politiques… il avait cherché à l’éviter à tout prix. Pouvait-il réellement chercher à se soustraire à son destin ?

Lentement, il baissa son arme.

–Laissez-les partir, et je vous suivrai.

–Hors de question ! s’emporta Syrcail. Tu ne te sacrifieras pas pour nous !

Sur un geste de lui, Assym s’élança dans les airs pour se porter au contact de Mélior.

–Assym ! hurla Lucas.

En vain.

Déjà Syrcail l’empoignait par le bras.

–Toi, tu viens avec moi !

Il bondit dans les airs, et Lucas n’eut d’autre choix que de le suivre, les larmes aux yeux tandis que Mélior se répandait en imprécations.

–Il va mourir, Syrcail ! hurla le jeune homme dans son sillage.

Avec leur vitesse et le vent, il n’était pas sûr que son ami l’ait entendu.

–Je sais, répondit Syrcail en tournant la tête vers lui.

Son regard revint bientôt sur l’horizon – enfin, ce qu’ils en percevaient dans la nuit qui s’étendait désormais sur eux.

–Nous savions tous ce qui nous attendait.

–Quoi ?

–Tu appartiens à la Seycam, Lucas. Tu peux changer la couleur de tes ailes, essayer de passer inaperçu, mais tu ne pourras jamais changer le cœur de ton être. Assym gagne du temps. Peut-être aurons-nous suffisamment d’avance.

Lucas voulut lui demander ce qui se passerait si tel n’était pas le cas. Mais il retint la question qui lui brûlait les lèvres.

Après Assym, ce serait à Syrcail de se sacrifier.

Il ne voulait pas l’envisager. Il ne voulait pas vivre aux dépens des autres. Pourtant il savait que son ami n’hésiterait pas un instant. La douleur lui broya la poitrine.

Ils devaient accélérer. Tant pis pour le manque de visibilité.

Dans l’obscurité, les ailes chocolat de Syrcail étaient presque invisibles. Lucas aurait voulu l’être tout autant ; il n’avait que trop conscience d’être un point de mire sur lequel se reflétait les rayons de lune visibles entre deux nuages.

Le temps s’étirait. Il n’y avait qu’eux, le vent sur leurs plumes, leurs respirations haletantes, l’épuisement qui les guettait, la peur qui les poussait en avant, toujours plus vite.

Mélior était-il derrière eux ? Lucas n’osait regardait. Assym… avait-il gagné suffisamment de temps pour qu’ils puissent s’échapper ?

Lucas ne connaissait pas avant cette mission qui les avait réunis. Il l’avait vu s’entrainer à l’épée, et il s’était aussi battu contre lui, se faisant battre à plate couture systématiquement. Assym était doué, mais il n’était qu’Envoyé.

Il n’avait strictement aucune chance contre Mélior.

Syrcail pointa soudain le doigt devant eux et Lucas l’aperçut à son tour. L’École des Mecers. Des braseros brillaient sur les quatre tours, un repère pour les rares Mecers qui s’aventuraient à voler de nuit. Lucas eut un soupir de soulagement.

Ils n’étaient plus qu’à quelques minutes. Quelques minutes et ils seraient en sécurité.

Normalement.

Une ombre masqua soudain la lune au-dessus d’eux. Lucas écarquilla les yeux.

L’Émissaire les avait retrouvés.

Syrcail n’hésita pas ; d’un ample mouvement de ses ailes, il se propulsa au contact. Surpris, Mélior ne put esquiver le coup.

La dague que Syrcail tenait dans sa main était rougie.

–Fonce, Lucas !

L’Émissaire vacilla ; ses ailes perdirent leur souple cadence harmonieuse. Ses doigts vinrent se poser sur la plaie qui lui barrait le torse. Ils étaient teintés de rouge.

–Toi … !

Son attaque ne toucha que le vide.

Vif comme l’éclair, Syrcail avait repris de l’altitude.

–Fonce, Lucas ! reprit-il.

Le jeune Massilien se secoua pour reprendre ses esprits. L’occasion était trop belle ; ils n’en auraient pas d’autre.

Lucas ignora la souffrance dans ses ailes, ses muscles à la limite de la crampe. Un seul objectif ; l’enceinte lumineuse de l’Académie.

La sécurité.

Une violente douleur le traversa ; une crampe, au plus mauvais moment ; ses ailes perdirent leur cohérence et il entama sa descente, les dents serrées. Un choc le propulsa vers le sol et Lucas lutta pour réussir un atterrissage en catastrophe, s’étalant sans aucune grâce sur le terrain d’entrainement. Le sable brûla ses joues et ses bras.

Étourdi, il réalisa qu’un poids lourd le maintenait au sol. Il se dégagea, et hébété, découvrit son ami Syrcail, à moitié assommé par l’impact lui aussi.

–Ça va ? s’enquit-il.

Son cœur tambourinait dans ses oreilles.

–Ça va, maugréa ce dernier.

Les deux amis commençaient  à se redresser lorsque l’Émissaire Mélior atterrit devant eux. Il était blessé, mais la lueur de folie qui brillait dans son regard leur indiquait qu’il n’abandonnerait pas.

Lucas percevait avec détachement l’alarme qui était donnée, les guetteurs qui s’élançaient vers une situation anormale.

Ils arriveraient trop tard.

Comme si tout se déroulait au ralenti, Lucas vit la lame s’élever pour mieux s’abattre ; l’éclat de la lune sur la lame rougie ; le rictus sur le visage de Mélior. Syrcail cherchait à se relever sans y parvenir.

Avec un « cling » sonore, la lame s’arrêta à quelques centimètres de son visage.

Lucas cligna des yeux, stupéfait. Il s’était attendu à mourir.

–Espérais-tu vraiment parvenir à tes fins, Mélior ?

La voix était sèche.

Lucas leva les yeux pour découvrir que son frère Aioros s’était interposé, lui sauvant la vie.

Une nouvelle fois.

Mais l’Émissaire Mélior se reprit vite. Brisant l’engagement, il considéra son nouvel adversaire, une expression de haine sur son visage.

–Deux Seyrs pour le prix d’un, tu veux dire ? C’est mieux que tout ce que je pouvais imaginer.

–Je doute que tu sois à la hauteur, rétorqua Aioros.

Mélior renifla.

–Tu n’as que quatre Cercles. J’ai tué trois Messagers.

–Viens donc, si tu crois que la victoire sera si facile, l’invita son adversaire, serein.

Son attitude aurait dû rendre Mélior méfiant ; mais le temps lui était désormais compté, et la victoire lui paraissait facile.

Avec un rugissement, Mélior s’élança, utilisant ses ailes pour donner du poids à son attaque. Aioros contra en reculant d’un pas sous la force de son vis-à-vis, puis fouetta l’air d’un rapide aller-retour.

Mélior recula à son tour en jurant, une main sur son visage. Aioros n’en resta pas là et pressa son avantage.

Bientôt, Mélior fut contraint à la défensive. D’un dernier mouvement sec du poignet, Aioros le désarma.

–C’est fini, Mélior. Rends-toi.

–Jamais !

Avant qu’Aioros puisse réagir, il se jeta en avant sur l’épée qui le menaçait. Transpercé de part en part, il hoqueta une dernière fois avant de rendre l’âme.

Aioros jura.

–Nous ne saurons jamais ce qu’il cherchait, maugréa-t-il avant de dégager son épée.

Il la nettoya avant de rengainer, puis s’intéressa aux deux Envoyés restés à terre.

–Tout va bien ?

Lucas hocha la tête, incapable d’émettre un son. Tout était allé beaucoup trop vite. D’autres Émissaires approchaient, quelques Messagers aussi. Ils n’avaient accordé qu’un bref regard au corps de leur confrère au sol, guettant plutôt les cieux au cas où il ait eu des complices. L’ambiance était sombre. Un Mecer qui se retournait contre les siens ? C’était un coup de tonnerre qui demanderait des investigations poussées.

Aioros aida son frère à se remettre sur pieds, puis Syrcail. Les deux jeunes étaient encore titubants, épuisés par cette journée éreintante. À la lueur des flambeaux, l’uniforme noir de Syrcail se parait de reflets vaguement rougeâtres. Il était blessé, réalisa Aioros. Il héla un autre Émissaire et les escorta jusqu’à l’infirmerie, où ils furent pris en charge.

–Vous vous en êtes bien tirés, commenta Aioros.

Appuyé au chambranle de la porte, il n’avait pas voulu les quitter des yeux. Trop de détails lui échappaient et il était épuisé. Dès que le message d’Arcal lui était parvenu par le biais de son Compagnon Saeros, il avait foncé vers l’École. Sans s’accorder une minute de répit.

Et était arrivé juste à temps. Décidément, son jeune frère attirait bien des convoitises.

–Que sont devenus les autres ? demanda enfin Aioros une fois que leurs plaies furent désinfectées et bandées.

Lucas baissa les yeux.

–Je crains que la plupart soient décédés, Émissaire, dit doucement Syrcail.

Mélior ne l’avait pas raté ; une large estafilade barrait son torse en diagonale. Avec un peu plus de force, il ne se serait jamais relevé. Ses doigts caressaient doucement le bandage, comme s’il n’arrivait pas à croire à sa chance.

–Le Messager Arcal m’a fait parvenir un message il y a peu de temps, mais je n’ai aucune nouvelle des autres et Saeros ne perçoit pas leurs Compagnons dans le Wild.

–Et Assym ? s’enquit Lucas. Il s’est interposé pour que…

–Des équipes ont été déployées. Ils le retrouveront.

Lucas se vouta sous la déception. Il craignait qu’ils ne retrouvent qu’un corps.

–Saviez-vous ce que voulait Mélior ? reprit Aioros.

–Que le Djicam prenne une nouvelle épouse, répondit sombrement Lucas. Il est des Montagnes du Sud.

Aioros siffla doucement.

–Encore cette affaire qui revient sur le devant de la scène.

–Oui.

Le ton sec de son frère surprit Aioros. Lucas lui rendit son regard.

–Je suis au courant.

–Qui te l’a dit ? Mélior ?

–Non, c’était avant. Un camarade. Je ne comprends pas comment j’ai pu passer à côté…

Aioros soupira et se massa le front, s’approcha de son cadet.

–J’ai dit à Père que c’était une mauvaise idée de te cacher la vérité. Il n’a rien voulu savoir.

–Alors tu étais de mon côté ? s’étonna Lucas.

–C’est plus complexe que ça, répondit Aioros après un silence. J’ai toujours pensé que tu méritais de savoir. Tu lui ressembles bien trop.

–Me parleras-tu d’elle… un jour ?

–Un jour, céda son ainé. Pas maintenant. Reposez-vous, tous les deux. Vous êtes en sécurité.

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Lohiel
Posté le 26/06/2021
Bon, ça se complique, manifestement... Effectivement, cette trahison est tout à fait inattendue. Mais plus encore la fin de Mélior, dont on nous dit plus haut qu'il est presque invulnérable. Et l'argument initial semble quand même assez ténu pour une telle trahison, un tel massacre. Soit il reste pas mal de choses cachées derrière tout ça, soit l'importance du mariage du Djicam répond à d'autres nécessités qui ne sont pas encore très claires, à l'heure présente.

Bisous 🦋
Notsil
Posté le 27/06/2021
Hum, pas faux qu'il passe de super fort à facilement tué... Peut-être qu'il lui faudrait avoir les autres un peu plus par surprise et facilité. Le point de départ de tout ça est en effet très simple/bête (mais c'est voulu, c'est eux qui exacerbent le moindre truc), mais il aurait pu tellement mieux prévoir son coup, en fait...
Va falloir que j'arrange ça. Et que j'éclaircisse l'importance du mariage pour le Djicam, oui, bon point.

Merci pour ton retour, ça m'aide à mieux voir les points qui ne vont pas ^^
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