Naste pleurait, ce matin, à cause d’une mauvaise note. Je lui ai dit, pourtant, que c’était ridicule de s’inquiéter tant pour un devoir. Je sais bien qu’elle m’admire – et forcément, comme j’ai fini première au classement… – mais tout de même ! Je n’ai même pas eu l’occasion de lui parler de l’expédition promise par Zorach l’Ancien. C’est décidé : nous partons pour les murailles de Sel. J’espère que Naste pourra venir. Je crois que Clavarina sera également de la partie, quoique cela ne m’enchante pas… Elle me fait froid dans le dos. Je la vois souvent rôder près de l’Académie. Elle observe les étudiants, de loin, sans jamais oser leur parler. Je me demande même si elle n’utilise pas son Code pour subtiliser aux gens leurs souvenirs. Ça me ferait presque pitié, dans le fond. Ce n’est pourtant pas la même chose, de vivre une amitié par procuration, grâce au Code, puis de la vivre en vrai. Des fois j’aimerais la secouer un peu, lui dire d’aller de l’avant, de vivre, un peu, au lieu de rester cloîtrée au laboratoire. Gaetano lui fait peur, je pense… Cela dit je la comprend ; il a l’air affable, comme ça, mais des fois, tu te retournes, et tu surprends un air glacial peint sur sa figure. Je ne sais jamais à quoi il pense, mais ce qui est certain, c’est qu’il est constamment en train d’échafauder des plans – et je crois bien que certains me concernent. Depuis que l’on m’a révélé que je suis une Enfant, je suis de plus en plus souvent obligée de rester au laboratoire. Clavarina m’ausculte le cerveau, je me sens comme une potiche… Et lui, dans le fond, qui observe… Ils n’ont pas l’air de remarquer combien c’est humiliant d’être considérée, non pas comme une personne, mais comme une chose.
Journal de Kholia retrouvé par Soren dans son ancienne chambre des Quartiers maritimes
Sarsci courrait d’un patient à l’autre, s’efforçant de les convaincre de se lever et de s’enfuir du carrousel. Quoique la fumée âcre de l’incendie lui grignota lentement les poumons, que la fatigue, déjà lourde des nuits passées sans sommeil, écrasait ses tempes, elle tendait son esprit vers ceux alentours, leur infiltrant force, énergie et courage. Certains parvenaient à se lever, d’autres s’entre-aidaient, mais pris par la panique, les plus forts et les moins amochés s’étaient déjà éloignés du cœur du carrousel où le feu faisait rage. Sarsci espérait qu’ils étaient saufs…
Quand elle tira le rideau de son cabinet improvisé, elle fut soulagée d’y trouver Sande et Neven. Le plus petit, agrippé à son frère se tourna vers elle, l’air affolé :
- Qu'est ce qu'il se passe ? demanda-t-il, quelques sanglots dans la voix.
Neven lui prit les mains en le rassurant, essuyant les petites larmes qui roulaient sur ses joues rebondies. Il se tourna ensuite vers Sarsci, et celle-ci sentit se déverser vers elle une vague d’agressivité.
- Il faut s'en aller, expliqua-t-elle.
Neven ne fit aucun mouvement. Sarsci tendit son esprit vers le sien mais le trouva verrouillé ; le garçon ne lui faisait pas confiance...
- Écoute, non seulement un incendie fait rage, mais les soldats des Portes s’en prennent aux immigrés sans distinction, par crainte que certains soient des rebelles. Il faut absolument que vous quittiez le carrousel. Je peux vous conduire aux Quartiers Gris, en espérant que vous y soyez en sécurité.
Sarsci s'en voulut de mettre un si jeune garçon face à une réalité si sombre, mais la situation ne lui laissa pas le choix ; si elle voulait que Neven le suive sans problèmes, elle devait lui exposer tous les faits sans exception. Elle vit dans les yeux du petit brun qu'il acceptait ses paroles et s'en remettait à elle, la tête baissée. Il ne fallut que quelques secondes à Sarsci pour rassembler ses affaires les plus importantes – quelques bandages, simples, médicaments. Se penchant vers Sande, elle lui couvrit la bouche d’un linge propre puis en tendit un à Neven :
- Pour que vous ne respiriez pas la fumée, expliqua-t-elle. Maintenant allons-y. Restez bien près de moi.
Le petit groupe se fraya un chemin à travers les décombres du carrousel. Autour d'eux, des silhouettes couraient en tous sens ; leurs ombres noires filaient derrière les flammes. Certaines cherchaient la sorties. Il sembla à Neven que d'autres, perdues dans la cohue, étaient poursuivis par des soldats armés. Sarsci les éloigna de la mêlée, préférant longer les murs, non pas à la recherche d’un escalier, mais d’un passage par lequel se frayer entre les échafaudages.
La fumée ne tarda pas à peser sur la respiration des deux enfants. Leur poitrine se serra, et leurs yeux, séchés par les cendres, commencèrent à les démanger. Comme Sande ralentissait, Sarsci le prit dans ses bras. Escalader les échafaudages avec une seule main libre ne lui fut pas facile. Serrant les dents, elle hissa son propre poids et celui du garçon vers la plate-forme au-dessus d’elle. Neven, qui l’avait devancée, essaya de l’aider en tendant la main vers Sande :
- Regarde pas en bas, souffla-t-il. Fais-moi confiance, je te tiens.
Et Sande parvint ainsi à grimper, les genoux légèrement rougis, sur la surface chaude et plane de l’échafaudage. Sarsci le rejoignit rapidement, et le manège se poursuivit jusqu’à ce qu’ils atteignent le haut du carrousel. Comme ils surplombaient une partie des Quartiers Gris, Sarsci découvrit avec horreur que certains bâtiments avaient été contaminés par l’incendie. On voyait, d’ici, les silhouettes des habitants courir, soit pour fuir, soit pour contrôler les flammes – et les éteindre, lorsque cela était possible. Il faudrait contourner la zone… Alors qu’elle cherchait des yeux quel serait le trajet le plus sûr, une sentinelle des Portes surgit d’un nuage de fumée, à quelque pas d’eux. Bien qu’il portât un masque à gaz, il semblait légèrement sonné, aussi Sarsci crut un instant qu’il ne leur prêterait pas attention ; mais à la seconde il les remarqua, le garde s’avança vers eux en les tenant en joue :
- Les résidents du carrousel doivent se rassembler en bas jusqu’à ce qu’à nouvel ordre.
- Je suis guérisseuse, rétorqua Sarsci, l’esprit tendu vers le garde.
Peut-être aurait-elle la force de le persuader que ses intentions étaient bonnes. Avait-elle le temps d’insinuer en lui un soupçon d’empathie… ?
- Mais vous vous trouviez au carrousel lorsque l’attentat des rebelles a éclaté. Pour votre sécurité comme celle des Portes, vous avez l’ordre de vous rassembler avec les autres.
- C’est une fournaise, en bas, s’insurgea Sarsci. J’ai avec moi des enfants. Je vous en prie… Laissez-nous passer !
Sarsci sut d’avance, comme son esprit effleurait la pensée du garde, que ce dernier allait presser la gâchette. Aussi, instinctivement, elle entoura Neven et Sande pour les protéger avec son propre corps. Une douleur stridente fusa dans son épaule et un cri lui échappa. Comme un nouveau coup de feu se fit entendre, elle ferma les yeux, persuadée qu’elle ne les rouvrirait pas. Nulle douleur, pourtant, ne s’additionna à la première. Comme elle se retournait, elle aperçut la silhouette d’Alec. Debout devant le cadavre du garde, il considéra le petit groupe et, comme il reconnut Sarsci, ses yeux s’agrandirent :
- Vous ? Ici ?
- J’aurais aimé partagé votre surprise, grogna-t-elle, la voix rendue âpre par la douleur qui se répandait de son épaule jusqu’à l’ensemble de son torse.
Alec se pencha vers elle pour examiner sa blessure :
- Cessez de remuer, vous perdez déjà trop de sang…
- Je sais cela…
- Alors laissez-moi vous aider.
Déchirant un pan de ses vêtements, Alec s’en servit pour appliquer une pression directe sur la blessure.
- J’ai de la gaze dans ma pochette, articula la guérisseuse.
Alec n’eut pas besoin de faire un geste, déjà Neven lui tendait le matériel, s’assurant par là-même qu’il ne relâche pas la pression sur l’épaule de la jeune femme. Après avoir badigeonné les compresses d’alcool, il les plaça contre la plaie avant de l’entourer d’un bandage.
- Vous n’avez pas froid ? demanda-t-il alors qu’il vérifiait le pouls de la blessée.
- Un peu… Le choc, sans doute.
- La bonne nouvelle, c’est que je ne sens pas de dysrythmie. La mauvaise, c’est qu’on ne peut pas rester là…
Comme il l’aidait à se relever, Alec considéra l’escalier au loin qui descendait vers les Quartiers Gris :
- Un portail va s’ouvrir à l’auberge du vieux dès que Naste et moi en auront terminé.
- Hors de question, souffla Sarsci. Les enfants ne sont pas des rebelles.
- Ils le seront si vous refusez de les laisser retourner au carrousel. Ils n’ont peut-être pas de papiers, mais ils sont identifiés ; s’ils manquent à l’appel, ils seront recherchés. Et vous de même.
- Je n’étais plus censée être de garde…
- Mais on vous a vu, là-bas, n’est-ce pas ? Je connais votre répugnance à être des nôtres, mais vous n’avez plus le choix, Sarsci.
Cette dernière se mordit la lèvre. Elle allait répliquer, mais Alec l’interrompit :
- Je vous laisse prendre votre décision ; j’ai à faire. J’espère vous trouver en sécurité, quand je remonterai. Bonne chance, Sarsci.
Sur ses mots, Alec fourra son arme entre les mains de la guérisseuse puis disparut entre les échafaudages. S’accrochant lestement aux barres, il descendit rapidement vers les tréfonds des Quartiers Gris, sautant de toits en toits, se cachant, à l’occasion, s’il apercevait une patrouille. Naste avait obtenu d’anciens plans de la Tour et de ses geôles. Sans doute avaient-elles changé avec le temps, mais il pourrait se repérer – ou tout du moins l’espérait-il – parmi les nombreux boyaux des étages inférieurs. Le trajet lui sembla interminable. L’agitation, au carrousel, avait détourné l’attention d’une grande partie des gardes – au moins cette part là du plan avait-elle fonctionné – aussi n’eut-il pas tant de mal que cela à gagner l’entrée des prisons. Ici commencèrent les ennuis.
Alec fut tant et tant de grabuges que Hart, au fond de sa cellule, eut vent de la situation : un intrus avait été aperçu, semblait se rapprocher. La nouvelle avait rendu Lyslir incontrôlable, si bien qu’un garde avait été contraint de l’immobiliser. Aussi gisait-il sur le sol froid, et Hart de l’interpeller, inquiète. Sa voix attira peut-être Alec. Lorsqu’il apparut devant elle, il lui fallut un instant pour réaliser que ce visage était celui d’un ami. Les souvenirs que ce dernier évoquait en elle semblaient loin, au fond de sa conscience, et lorsqu’elle s’en saisit, ses yeux s’écarquillèrent, sa bouche s’entrouvrit sur une exclamation muette, teintée de joie, de soulagement, d’incrédulité. Alors qu’il lui tendait la main pour l’aider à se relever, Alec remarqua les bleus et la lèvres fendue de son amie :
- Naste est là, avec tous les autres. On est venu te chercher. T’es en sécurité, maintenant.
Pour se rassurer autant que pour effacer les inquiétudes de son amie, Alec la prit dans ses bras, la serrant contre lui, un instant, avant de figer son regard dans le sien :
- Il faut qu’on y aille. Tu peux courir ?
Hart, l’air perdu, se détourna de son ami pour lui montrer Lyslir du doigt :
- On doit l’aider. On ne peut pas le laisser là…
Alec se retourna et considéra le corps qui tremblait dans la cellule voisine. Le délivrer les ralentirait, surtout compte-tenu de son état…
- C’est un Enfant, précisa Hart. Un de ceux dont on a jamais entendu parler. Il est là depuis des siècles. On doit l’emmener avec nous.
Lyslir ne prit pas tout de suite conscience que des bras le soulevaient. Il ne perçut leur chaleur que lorsqu’une des épaules qui le soutenait se dégagea pour les défendre. Hart contre lui, parce qu’elle l’avait senti se redresser, le rassura, mais ses paroles demeurèrent noyées dans une brume de douleur et de voix surplombantes.
- Essaie de marcher, bon sang.
Cette voix lui était inconnue. Elle sifflait, à sa gauche, le poussait à actionner ses jambes qui traînaient sur le sol. Alors il fit un pas, puis un autre, aidé par les deux corps qui le soutenaient, et lui lui sembla qu’ils allèrent plus vite. Des détonations vibraient autour de lui. Plusieurs fois, on le bouscula, le plaqua contre un mur en lui intimant le silence avant de le traîner de nouveau, plus vite, toujours plus vite. Des mains le saisirent, soudain, par les épaules, le secouèrent au point de lui donner envie de vomir. L’instant d’après, l’odeur du sang lui montait au narines. Il fut pris d’un haut le cœur, mais la tension éveilla ses sens : le visage d’une sentinelle se trouvait face à lui, glissant sur le sol alors qu’un fin filet de sang coulait de sa bouche et Hart, derrière lui, pointait vers eux le canon d’une arme à feu. Ses mains tremblaient, sa bouche de même.
- Merci, balbutia Lyslir.
Il manqua de perdre son équilibre, mais Hart le rattrapa. À mesure qu’ils avait avancé à travers les couloirs des geôles, le corps de Lyslir avait rajeuni jusqu’à devenir celui d’un enfant – toute son énergie étant concentrée sur sa récupération physique et le soin de ses blessures. Comme il reprenait conscience, ses traits vieillirent soudain pour retrouver l’apparence que Hart lui connaissait : ses cheveux blancs poussèrent jusqu’à tomber sur ses épaules, son nez s’étira ainsi que le reste de son visage pour devenir celui d’un jeune homme. Il prit soudain conscience qu’autour de lui, au lieu des barreaux de sa cellule, se trouvaient des habitations agglomérées les unes sur les autres. Il se trouvait au milieu d’un bidonville. Des courants d’air humides chatouillaient sa peau ; au lieu de la terre battue, sous ses pieds, des parpaings.
- Je… Je suis sorti, articula-t-il, la gorge serrée.
Je suis contente. C'est un chapitre très agréable et fluide. On est bien contents de retrouver Alec et de le suivre. La fin du chapitre du point de vue de Lyslir est bien menée. C'était dangereux parce qu'il a une vision déformée de la réalité, vu qu'il ne se sent pas bien, mais tellement riche en sensations ! Et puis on arrive à suivre le chemin et à comprendre ce qu'il se passe quand même.
C'est un plaisir !
Propositions de corrections :
-la voix rendue âpre par la douleur qui se répandait de son épaule jusqu’à l’ensemble de son torse => sa poitrine ?
- Alec fut tant et tant de grabuge => fit (la répétition de tant et tant, bof ?)
- lui lui sembla qu'ils allèrent plus vite => il lui sembla qu'ils allaient ?
-l’odeur du sang lui montait au narines. => aux
A très vite
Content que la fin te plaise. Je voulais m'éviter d'écrire une scène d'action, eheh. Alors passer par une subjectivité un peu sonnée me semblait assez pratique mais... Fallait que ça reste clair, tout de même.
A bientôt !