Chapitre 12

Par AliceH
Notes de l’auteur : Voilà l'amorce du combat tant attendu, celui de LUCIFER VS LA COMPTA !

Miss Fortune retournait tout juste dans la chambre que Lola lui louait en échange d'une partie de son maigre salaire après s'être sommairement lavée. Non pas qu'elle comptait faire quoique ce soit avec cet argent humain : aucune boutique de vêtements ni librairie à des dizaines de kilomètres. L'aubergiste avait très peu de lectures dans son établissement au vu de son propre analphabétisme, chose courante dans certaines régions de Pangée. Même si l'école était obligatoire jusqu'à onze ans depuis déjà presque dix ans à Æquor, bien peu d'enfants d'ouvriers ou d'agriculteurs avaient les moyens de s'y rendre. Une bonne partie restait à la maison pour s'occuper de leurs frères et sœurs plus jeunes ou travaillaient avec leurs parents malgré les lois contre le travail des jeunes mineurs. Une liasse de billets dans la main d'un inspecteur du travail venu de Williamsburg leur faisait souvent fermer les yeux sur cette exploitation infantile. Alors qu'elle refermait la porte derrière elle, elle sentit un courant d'air froid : un carreau de sa fenêtre était cassé. Après avoir pesté à voix basse, elle décida d'investiguer, décidée à trouver un indice sur ce qui avait pu se produire. Un plaisantin ? Un coup de vent trop violent ?

– Ah bah vous voilà enfin. On a failli attendre.

Une femme-corbeau et sa petite amie Cavalière de l'Apocalypse.

– Je travaillais, répondit-elle sans même être surprise, toute épuisée qu'elle était.

– Non, vous ne travaillez pas. Enfin, si, techniquement, se rattrapa Mort après brève réflexion. Vous faites votre travail de couverture d'humaine. Pas votre vrai travail de démone.

– C'est vous qui avez cassé la fenêtre ?

– C'est moi, se dénonça Lénore, une main sur le front. Je voulais voir depuis l'extérieur si vous étiez dans votre chambre, sous ma forme animale, mais j'ai eu un léger problème d’atterrissage. Je vais bien ! ajouta-t-elle devant le regard inquiet de la démone.

– Miss Fortune, nous devons vous parler de votre collègue.

– Oui ?

– Il fait quoi au juste ?

– Il travaille à l'Usine numéro 1 mais là, il est rentré se coucher depuis un moment. Ah. Vous voulez parler de son « plan » ? comprit-elle.

– Oui. Vous en savez quelque chose.

– Cette affirmation est fausse : je n'en sais bougre rien et ça m'énerve autant que vous. Je suis dans le noir le plus complet sur cette histoire. J'ai l'impression de n'être qu'un pion.

– Frustrant en effet.

– Pourquoi ne pas lui avoir demandé en personne ? s'étonna Miss Fortune.

– On a essayé, et ça s'est pas très bien passé. Il faut croire que nous ne sommes pas très douées pour interroger les gens. On sera jamais embauchées au Secteur 0, ricana Lénore à voix basse.

– Le secteur 0 ? répéta la démone, confuse.

– D'accord, donc il veut rien nous dire, vous savez rien, Luc ne sait rien, on a un objet magique puissant dans une Poche non retraçable, vous allez vous faire pister par W.Asser III comme des gibiers, j'adore ma vie, récapitula Mort avec un rictus ironique. Enfin ma post-vie.

– Je n'ai pas vraiment le choix. Il a l'air de vraiment savoir ce qu'il fait.

– Si, vous avez le choix : vous pouvez revenir avec nous, maintenant. Ou vous pouvez rester sur Terre avec Sir Prize, en gardant le contact avec nous si vous le désirez, expliqua Mort.

Miss Fortune prit place sur son lit entre les deux autres femmes, pensive. Rentrer semblait la solution la plus raisonnable : elle fera un petit mea culpa et retrouverait son train-train quotidien en peu de temps. Même si son boulot n'était pas des plus épanouissants, elle ne serait pas réduite à récurer des tables crasseuses avec des vêtements qui n'étaient même pas les siens, et de plus, elle retrouverait ses repères. Ainsi que sa solitude. Son appartement qui reflétait son célibat et son manque d'amies. Son peu de loisirs. L'inéluctabilité de voir Pandémonium rétrécir encore et encore, jusqu'à ce que la majorité des démons de basse catégorie comme elle ne soient Dissolus, envoyés dans le grand néant.

Fallait-il alors rester sur Pangée, parmi les humains ? Demeurer un pion aveugle de la partie d'échecs jouée par Sir Prize contre l'administration infernale ? C'était un charmeur, un tricheur et un menteur, un démon pur et dur. Mais quand il lui avait dit ne pas vouloir l'informer de son projet de peur qu'elle ne se mette en danger malgré elle, Miss Fortune avait senti une réelle inquiétude de sa part, envers elle qui était si peu de chose. Même si cette intention la touchait, rester inactive la mettait sur les nerfs. Autant qu'elle accepte l'offre du couple et qu'elle leur transmette le peu d'informations qu'elle pourrait glaner sur les faits et gestes de son collègue. Cela ne revenait pas à le trahir, ni le blesser, et cela lui permettait de contrer quelque peu sa solitude. Miss Fortune tendit une main à chacune de ses voisines et annonça :

– Je reste ici, mais un peu de soutien me serait bienvenu.

__________

– LUC ! Miss Fortune va espionner pour nous ! cria Mort qui entra sans s'annoncer dans le bureau 666 du BRHH.

– Yeepee doo, marmonna Luc Ifer. Tu crois vraiment qu'elle va pouvoir faire ça ?

– Certaine. Aussi vrai que les délais de livraison de mes nouveaux meubles sont incertains et que c'est pour ça que Lénore va devoir rester toute la journée à la maison. « Entre 14 et 26 heures », c'est vrai que c'est précis.

– Je me lave les mains de ton choix douteux d'agent. Je me lave les mains de toute cette histoire. Je n'ai rien fait. Je suis la victime. Pourquoi je devrais essayer de les couvrir ? geignit-il, la tête sur un dossier.

– Tu n'as même pas été capable d'aller voir ce qu'ils faisaient dans ta Salle de Tri Luc ! Tu t'es même pas douté que Sir Prize complotait derrière ton dos ! Bien évidemment qu'on va pas tous compatir avec toi, asséna Mort.

– Vous êtes encore plus cruels que Gabriel. Tu venais juste pour me dire ça ? Pourquoi ?

– Euh... Je pensais que tu aimerais savoir. Parce que... Ces sont tes employés, expliqua-t-elle étonnée que Luc s'inquiète si peu de ses collaborateurs.

– Tu as eu tort. Je m'en fiche. Je ne veux pas savoir ce qui leur arrive, je ne veux pas tremper plus dans cette histoire. Tu m'as dit que tu t'en chargeais, fais-le et laisse-moi en dehors de tout ça, asséna-t-il. Referme la porte en par-

Il eut soudain une impression malaise grandissante dans le creux de l'estomac. Lorsqu'il leva les yeux, il s'aperçut que son bureau était plongé dans l'obscurité la plus totale et glaçante, des tentacules de fumée d'onyx s'accrochant à ses cheveux. Raspoutine miaula, quelque part dans les ténèbres.

– Je me mets en danger pour toi, j'enquête pour toi, uniquement pour t'éviter des ennuis et pour empêcher qu'on se trouve tous plongés dans un maelstrom administratif sans fin, propulsant l'Enfer encore plus proche de sa fin... ET C'EST COMME ÇA QUE TU ME REMERCIES ?!

La voix de Mort semblait venir des tréfonds du temps, implacable. Luc se mit à trembler de tous ses membres, des frissons de peur le traversant de part en part. Envahi de terreur à cause de cette apocalyptique présence tout autour de lui, il couina :

– Merci de te donner cette peine, Mort.

Une seconde plus tard, la pièce retrouvait son aspect désordonné habituel, vide de toute présence à part la sienne et celle de son chat.

__________

Miss Fortune commençait à regretter ne pas avoir accepté l'offre de retour que lui avait faite La Mort plus tôt. Après s'être chaussée, elle contempla le pendentif en or que celle-ci lui avait offert : elle pourrait communiquer ainsi avec celle-ci, ou Lénore. Du moins, si elle trouvait quelque chose à leur dire. Pourquoi donc n'était-elle pas rentrée ? La solitude, oui. La peur de se retrouver à nouveau seule, voire même encore plus, vu que son collègue ne serait plus là. Et il y avait autre chose. Même si elle ne savait pas ce que Sir Prize mijotait, elle savait qu'il préparait quelque chose avec soin et elle voulait découvrir de quoi il s'agissait. Faire partie d'un plan qui pouvait sauver l'Enfer, ce n'est quelque chose qu'on lui proposait tous les jours. C'était excitant, et ce sentiment la grisait.

Elle entendit des pas précipités dans l'escalier.Lola ne prit même pas le temps de frapper à la porte avant d'entrer, toute essoufflée :

– Il se passe quelque chose à l'Usine 1 ! Il faut qu'on y aille !

__________

– PAR LES CORNES D'ASTAROTH ! C'EST HAUT ! hurla Arsinoé alors qu'il sortait de chez les Hulotte en ce beau matin d'Oraqor.

– Tu ne l'avais pas remarqué en montant jusqu'ici hier ? s'étonna Dewey à qui le démon était obstinément accroché.

– Il faisait noir !

– Tu peux pas voir dans le noir, avec ta... condition ?

– Il faisait noir et j'étais fatigué ! répliqua-t-il, toujours agrippé à lui comme une moule à son rocher.

– Est-ce que ça va aller ? demanda Loïc Hulotte qui avait son fils Ivan et Louise sur les talons.

– On gère.

Dewey et Arsinoé réussirent à rattraper le reste du groupe plus en avant parmi les cimes. Après une bonne nuit de sommeil, le trio avait décidé de reprendre la route quitte à marcher jusqu'à la prochaine ville. L'ombre sur les visages de leurs hôtes ne les avait pas découragés et ils avaient hâte de s'éloigner de ce village bizarre. Après de très longues minutes de descente (et de panique pour Arsinoé), tous mirent pied à terre. Alors qu'ils quittaient Sylvage et sa clairière, un froissement se fit entendre dans les feuilles proches d'eux. Alerte, Loïc tendit la hache qu'il avait emmenée vers l'avant, prêt à en découdre. Louise s'approcha de la source du bruit et recula, le visage blême, jusqu'à se cogner dans Arsinoé qui la rattrapa avant qu'elle ne chute.

– Il y a un... un mioche… a-avec un crâne... creux plein d'eau ! balbutia-t-elle. Et la peau verte !

Les feuilles s'écartèrent, puis une créature à forme humaine s'approcha d'eux. Elle ressemblait effectivement à un enfant, avec des traits juvéniles et une petite taille. Mais elle possédait également une carapace, de même qu'une peau verdâtre et fripée qui ressemblait plus à celle d'un reptile que d'un Homme. Ses grands yeux verts ne cillèrent pas quand il s'approcha de Ivan, bras tendus vers l'avant. Celui-ci s'inclina très profondément devant la créature déconcertée. Après un moment, celle-ci s'inclina également, ce qui vida toute l'eau de son crâne creux. Quelques secondes après s'être redressée, elle chuta sur le sol, inerte. Avant même de faire remarquer qu'un infanticide par politesse avait été commis, Dewey eut une impression de malaise. Comme si quelqu'un l'observait. Il se retourna et fixa la forêt dense : il pâlit à son tour. Il tendit le doigt vers ce qui l'effrayait tant : des dizaines et dizaines de créatures semblables à celle à leurs pieds s'approchaient d'eux, lentement mais sûrement. De leurs bouches sortaient des rires et des « Bonjour » grotesques. Même sans sembler vouloir les attaquer, il se dégageait d'elles un message simple mais menaçant.

– Je crois que quelqu'un ne veut pas que vous partiez toute de suite, remarqua sobrement Ivan.

__________

Il y avait eu un accident. Une lourde machine était tombée sur des ouvriers, les tuant sur le coup, blessant d'autres avec des éclats de métal brûlants. Tous les ouvriers, menés par Jean, le chef du syndicat local, avaient arrêté le travail et protestaient devant l'Usine 1, Sir Prize compris. Quand Lola et Miss Fortune arrivèrent, le comte Auguste d'Orville était déjà là avec les forces de police locales. Sa tenue coûteuse et sans tache rendait les habits usés de ses ouvriers encore plus miteux en comparaison. Il lissa sa moustache du bout de l'index, toussota dans son mouchoir blanc puis tapa des mains pour imposer le total silence.

– Bien. Je note qu'un fâcheux incident s'est produit. C'est très regrettable au vu de notre calendrier, vu que la production s'en trouve considérablement ralentie. Comprenez que nos clients pourront mal le prendre. Et bien sûr, ajouta-t-il comme si ce n'était qu'un léger détail, je pense aux familles des victimes. Néanmoins, faire grève ne vous rendra pas vos camarades. Je pense que Monsieur Jean Krasczyk le sait déjà, au vu de nos précédentes rencontres. Je vois que ça ne l'empêche pas - et n'empêche aucun d'entre vous d'ailleurs - de continuer à vous syndiquer. C'est votre droit, admit-il, visiblement de mauvaise grâce. Mais gardez à l'esprit que le temps que vous passez à faire le pied de grue devant mon usine vous fait perdre de l'argent. Un regrettable incident doit-il vraiment vous empêcher de nourrir vos petites familles correctement ?

– Des gens sont morts, Orville ! cria quelqu'un dans la foule.

– Cette usine est un vrai piège à mort !

– Tu fais bosser des gosses !

– Tut-tut ! lâcha Auguste d'Orville, visiblement excédé. Oui, des gens sont morts. C'est fâcheux. Mais chaque métier comporte des risques ! Quant aux mesures de sécurité, malgré ce que votre propagande communiste (il cracha ce mot comme une injure) essaie de vous faire croire, mes usines sont bien en règle. Et pour le travail des enfants... Que font-ils là d'ailleurs ? questionna-t-il. Pourquoi ne sont-ils pas à l'école que mon père a fait construire, mm ?

– Elle est à l'autre bout de la vallée ! avança Hildegarde qui s'était approchée de lui. Il faut que les enfants la traversent seuls. À pied, de surcroît, puisque les abonnements pour le train local ne sont donnés qu'aux travailleurs agréés par la loi, la même loi qui interdit le travail infantile ! Le temps qu'ils s'y rendent, la journée de cours est déjà terminée !

– Mais vous ne pouvez pas dire que cette école n'existe pas, sourit-il, visiblement peu impressionné par la jeune femme.

– Vous savez très bien qu'une seule école ne suffit pas. Mon mari se tue à vous le dire, continua-t-elle en désignant un bel homme qui se trouvait être Harold Werk.

– Comte d'Orville, s'imposa-t-il en rejoignant son épouse, Hildegarde a raison.

– Ce serait bien la première fois que je rencontre une femme qui a raison ! répondit-il avec un rire gras. Werk. Je sais que vous essayez d'être populaire auprès des prolétaires, mais franchement... continua Auguste d'Orville à mi-voix. Vous savez autant que moi que c'est un investissement peu rentable. Ces gamins vont aller à l'école, et après ? Ils vont aller à l'usine, comme leurs parents, et ainsi de suite. Je vois mal des enfants d'ouvriers aller faire de grandes études à la ville et laisser leur famille derrière eux. Imaginez ! Des gamins de- ! Aller faire des études ! s'étouffa-t-il.

– Comte d'Orville... se désola Harold Werk. Essayez d'écouter vos ouvriers. Ils ont perdu des amis aujourd'hui. Accordez leur au moins-

– Rien du tout, Werk ! Peut-être que vous aimez traîner dans la crasse avec les ouvriers et les bouseux, mais pas moi ! KRASCZYK ! hurla-t-il à l'intention du syndicaliste. Vous allez dire à vos camarades de retourner au travail, et fissa, s'ils ne veulent pas de retenue sur salaire ! Et vous ! lança-t-il aux policiers près de lui, vous me ferez le plaisir de nettoyer ce qu'il y a à nettoyer là-dedans ! N'ajoutez pas plus de marchache qu'il n'y en a déjà...

Sur ce, il fit demi-tour, hué et sifflé par une foule en colère mais résignée. Leur tristesse et leur rage, leurs efforts pour se faire entendre, tout ça n'avait été qu'un coup d'épée dans l'eau. Lola et Miss Fortune restèrent les bras ballants, elles aussi désabusées. Sir Prize aussi aurait pu être également touché par le désespoir ambiant. Il aurait pu, s'il n'avait pas été personnellement à l'origine de l'accident.

__________

Absorbé par le dossier qu'il lisait, il fallut quelques temps à Luc pour remarquer que quelqu'un se tenait dans l'embrasure de la porte de son bureau. Quand il reconnut W.Asser du Secteur III, il eut un moment de panique qu'il parvint à dissimuler tant bien que mal.

– Eh bien, entrez, chère collègue. Un siège doit être quelque part de l'autre côté de mon bureau, l'invita-t-il en feignant reprendre sa lecture.

– Je vais rester debout, répliqua-t-elle. Avez-vous réglé votre souci avec vos Tuyaux d'Tri ?

– Je dois en référer à votre sœur, mais il semble que mes Tuyaux se portent plutôt bien malgré leur surchauffe.

– Et vos subordonnés à l'origine de ce désastre sur l'Avenue Vogon ?

– Qu'ont-ils ?

– Où sont-ils, Luc Ifer ? asséna-t-elle sèchement. Il n'y a pas un rat ici. Ou plutôt si : il y a bien trop de rats et pas assez d'employés. D'après le rapport de ma sœur, il n'y avait aucune trace d'eux sur les lieux du drame, et ils n'ont l'air d'être au BRHH. Donc, je réitère ma question : où sont-ils ?

L'ancien ange referma le dossier devant lui, essuya ses lunettes sur sa chemise froissée puis fixa son interlocutrice un moment. Elle semblait sur le point de l'étrangler, comme toujours quand quelqu'un ne respectait pas les règles et mettait ne serait-ce qu'un peu le marchache à Pandémonium. Elle allait finir par attraper un ulcère. Il choisit de lui répondre avec toute la mauvaise foi dont il était capable :

– En quoi cela vous concerne ? Il y a un problème avec leurs salaires ?

– Non.

– Vous êtes juste venue fouiner, en somme, continua-t-il sans faire mine de se soucier du la colère qui se peignait sur le visage de W.Asser.

– Ne me prenez pas pour une journaliste à la petite semaine, Ifer ! siffla-t-elle en se penchant au dessus du bureau, son visage proche de celui de Luc. Quelque chose cloche par ici, je le sais.

– Oui, la sonnette ne fonctionne pas. Votre sœur doit m'en parler aussi.

– Ne faites pas l'idiot. Où sont vos employés ? répéta-t-elle froidement.

– En vacances, lâcha-t-il, surpris lui-même par sa trouvaille.

– En vacances ? Vous n'êtes déjà que trois dans ce bureau miteux, vous croulez sous le travail et la paperasse, et vous leur donnez des vacances ?

– Ce n'est pas comme si ils étaient superbement doués dans leur travail. Je me débrouille très bien. D'ailleurs, je me débrouillerais encore mieux si vous arrêtiez de venir m'embêter pour des queues de cerise, dit Luc.

– Hmpf ! grommela W.Asser, visiblement peu convaincue. Je m'en vais. Mais je saurai, je reviendrai et je vous ferai payer, promit-elle en tournant les talons.

– Quand vous dites « faire payer », c'est littéral comme vous dirigez la compta ou..? voulut-il savoir avec sarcasme.

Seul le claquement de la porte lui répondit.

__________

Lola allait fermer la porte d'entrée de l'auberge quand celle-ci s'ouvrit à toute volée, ce qui lui fit pousser un petit cri d'effroi. Devant elle apparurent le Comte d'Orville et deux de ses proches amis : Horace Wallace, qui était à la tête de multiples usines automobiles et Reza Flannighan, un homme venu du Continent Nord-Est. Il avait fait fortune dans l'art et était connu pour tenir une galerie très connue des connaisseurs à Williamsburg.

– Bonsoir, Madam- Mademoiselle Dulaurier, sourit-il en s'inclinant légèrement. Je vois que malgré vos efforts pour rendre cet endroit présentable, on ne peut pas dire qu'il soit très accueillant.

– Mes clients réguliers semblent penser le contraire, Comte, répondit-elle sans sourciller. Que puis-je pour vous ?

– Vos clients réguliers ne sont pas des gens très distingués et vous le savez. Néanmoins, j'ai cru entendre que ce nouvel ouvrier de l'Usine 1 était venu accompagné. J'aimerais rencontrer son amie que vous logez.

Un frisson saisit Lola qui crispa la poigne sur son torchon. Elle se résigna à appeler Miss Fortune, alors occupée à étendre du linge dans la petite cour. Celle-ci apparut, les joues rouges et le tablier taché. Elle sentit immédiatement les yeux des trois hommes la scruter sous toutes les coutures. Mal à l'aise, elle prit place à côté de sa patronne, face aux nouveaux venus.

– Bonsoir Messieurs, salua-t-elle, tête baissée. Que puis-je pour vous ?

– Bonsoir Mademoiselle. Miss Fortune, c'est cela ? Pseudonyme ? Vous étiez danseuse ou chanteuse de cabaret ? essaya deviner Auguste avec moquerie.

– Mon prénom est Missy, inventa-t-elle, décidée à ne pas se laisser démonter par l'aplomb de cet homme cruel. Mais ma mère m'a toujours appelée Miss.

– Charmante anecdote pour une charmante jeune femme. Que venez-vous faire ici ?

– Je cherche du travail, dit-elle sobrement.

– Et être employée ici vous convient parfaitement, il semblerait, ironisa Horace Wallace qui louchait sur son décolleté.

– Parfaitement. Pervers, pensa Miss Fortune. Êtes-vous venus jusqu'ici à l'heure de fermeture pour connaître la vie d'une simple serveuse, Messieurs ?

– Elle a du répondant, la rouquine, nota Reza Finnighan en donnant un coup de coude à Horace.

– Elle montre ses griffes la petite lionne !

– Ne soyez pas si farouche, Missy. Je venais vous offrir de travailler pour moi en tant que domestique, proposa le Comte d'Orville. Un cadre bien différent et plus adapté, sans aucun doute, à une jolie jeune femme telle que vous.

Miss Fortune se mordit la lèvre, prise de court par cette offre surprenante. Sa venue et celle de Sir Prize n'était pas passée inaperçue (deux inconnus aux noms étranges qui avaient perdu leurs bagages, ça ne courait pas les rues), et il n'était pas étonnant que le maire de la ville en ait entendu parler. Tout comme elle avait entendu parler de domestiques mises à la porte du manoir du Comte, le ventre arrondi par une grossesse, forcées de trouver un endroit où accoucher d'un bâtard, enfant que le père ne reconnaîtrait jamais et que la mère n'avait jamais voulu. À l'idée que l'homme devant elle, un homme qui méprisait ceux qui se salissaient les mains pour qu'il puisse faire fortune, puisse la toucher ne serait-ce que du bout des doigts lui retournait l'estomac. Lola nota son long silence. Elle s'apprêtait à répondre à sa place quand Miss Fortune exposa :

– Non merci, Monsieur le Comte.

– Pardon ? s'étouffa-t-il, choqué par son refus.

– Non merci. Je crains de devoir refuser votre offre généreuse. Je ne serai sans doute pas à la hauteur d'un tel emploi. De plus, mon ami Sir Prize et moi ne comptons pas rester très longtemps parmi vous, or, il serait dommage que vous deviez vous retrouver une nouvelle bonne d'ici quelques semaines ou mois seulement, expliqua-t-elle avec un nœud dans l'estomac.

– Ce n'est pas un souci.

– Je me dois d'insister.

– Je vous offre une occasion de vous sortir de ce taudis, Missy, martela-t-il, l'index tendu dans sa direction. Et vous l'ignorez !

– Pour rester dans cette auberge fréquentée par des prolétaires nourris de propagande communiste. Quelle clientèle de choix vous avez là, toutes les deux, nota Horace avec dédain.

– Sans oublier ces vieilles filles de féministes, ajouta Reza avec hauteur.

– Il semble que vous avez fait votre choix entre ces crasseux idéalistes et un homme de choix tel que moi, remarqua finalement Auguste d'Orville. Bonne soirée Mesdemoiselles.

Les trois hommes se levèrent et Miss Fortune les raccompagna, poussée par l'envie de les voir s'éloigner d'elles le plus rapidement possible. Alors qu'elle s'apprêtait à refermer la porte derrière eux, le Comte lui attrapa le poignet gauche et lui susurra :

– Si vous changez d'avis, vous savez à quelle porte frapper. Je vous montrerai comment me présenter des excuses dignes de ce nom.

Il fit aussitôt demi-tour et rejoignit ses compères dans leur voiture avec chauffeur. Quelques secondes plus tard, ils furent hors de vue. Miss Fortune put enfin reprendre son souffle et rentra à l'intérieur. Le cœur battant à cent à l'heure, la respiration inégale, elle prit place sur une chaise, soudain vide de toute énergie. Lola se précipita à son côté pour passer un bras réconfortant autour de ses épaules. Les yeux de la démone ne quittaient pas son bras gauche où la marque de la main de Auguste d'Orville subsistait encore, tout comme l'écho de sa voix libidineuse dans son oreille.

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