Chapitre 12

Rose et Olidon marchaient sans entrain sur le sentier de l’isthme, attristés par leur retour à la solitude. L’étroite bande rocheuse s’avançait dans l’immensité marine et ils voyaient de part et d’autre l’océan dont les vagues furieuses venaient s’écraser sur les bords des falaises, projetant une écume blanche qui étincelait au soleil comme une pluie de diamants. Tout au bout du chemin, ils apercevaient juste une légère ombre dentelée qui marquait l’horizon et rejoignait les nuages, ils ne savaient pas à cette distance si c’était déjà le volcan qui se dessinait.   

 

La végétation était rase et rare, composée surtout de bruyères et d’ajoncs battus par les vents, émaillée de fleurs roses et jaunes ici ou là, et même de quelques fougères maigres dans les anfractuosités. Lorsqu’ils s’arrêtaient pour contempler le paysage, ils voyaient au pied des pentes vertigineuses tournoyer des courants marins qui se fracassaient sur les brisants. Parfois, au hasard d’un escarpement rocheux, l’ouverture d’une grotte offrait un abri protecteur mais souvent humide, et ils se demandaient s’ils auraient la chance de parvenir à la cavité suivante ou bien s’ils seraient balayés par un ouragan ou un flot géant et finiraient au fond d’un abîme.

 

Plus ils avançaient, plus ils se disaient que leur peur du danger était exagérée, car ils se sentaient en sécurité sur le sentier qui s’étendait à perte de vue. Lorsqu’ils virent le jour décroitre, ils décidèrent de s’arrêter à la prochaine grotte pour y manger et dormir. Ils se rendirent compte rapidement que ce n’était pas la nuit qui tombait mais un orage qui arrivait de la mer. Le ciel était très sombre et le vent s’était levé brusquement, poussant de gros nuages noirs menaçants vers l’isthme. Rose et Olidon pressèrent le pas, inquiets du proche déchaînement de la tempête. Ils n’apercevaient pas la moindre petite grotte devant eux et pensaient rebrousser chemin vers la cavité précédente.

 

Un roulement de tonnerre brutal résonna dans l’atmosphère, des éclairs monstrueux se mirent à zébrer le ciel à chaque seconde, illuminant l’océan furieux. Soudain les nuages crevèrent et une pluie diluvienne s’abattit sur la mer. Ils furent trempés en un instant, le sentier devint glissant et ils durent faire attention de ne pas glisser à chaque pas. Poil Noir, complètement paniqué, marchait dans leurs jambes, augmentant le risque de les faire tomber tous les trois. Seul Fleur de Coton comme à son habitude gardait la tête haute et avançait sans ralentir, indifférent à la pluie, au vent et au bruit.

 

Ils finirent par entrevoir entre deux rafales l’entrée d’une grotte devant eux et s’y réfugièrent. Elle était heureusement assez grande pour les contenir tous, y compris l’âne. Il n’était pas question de faire un feu car le vent sifflait tout autour et pénétrait dans la cavité, mais au moins ils étaient à l’abri des vagues et du vent. Par l’une des failles entre les rochers, ils pouvaient apercevoir la mer démontée autour d’eux et tremblant de peur et de froid se serraient l’un contre l’autre pour se donner du courage.     

 

L’orage dura longtemps, le vacarme était indescriptible, entre le bruit de l’océan qui se jetait sur l’ishme en vagues tumultueuses et les coups de tonnerre comme une armée de tambours géants. Les éclairs illuminaient sans cesse l’intérieur de la grotte, donnant un aspect fantômatique aux rochers et aux plantes qui pliaient sous les assauts du vent. Puis, petit à petit, la fureur s’éloigna, la pluie continuait à battre les rochers mais de moins en moins fort, les éléments s’apaisèrent peu à peu et entre temps, la nuit était tombée. Harassés et encore sous le choc, Rose et Olidon s’endormirent tout mouillés, sans manger ni même s’occuper de Fleur de Coton ni de Poil Noir. 

 

Ils s’éveillèrent à l’aube et sortirent sur le sentier. Le vent l’avait balayé toute la nuit et le sol  était à nouveau sec. Ils regardèrent le soleil se lever à l’horizon, soudain l’énorme boule de feu sortit des eaux et ses rayons lumineux diffusèrent à l’infini, éclairant le paysage d’une beauté fantastique. Rose et Olidon étaient émerveillés par cet instant extraordinaire.

 

Ils étaient encore mouillés et transis, aussi se déshabillèrent-ils et étendirent leurs vêtements sur des rochers au soleil. Ils s’occupèrent de l’âne et du chien, puis mangèrent quelques galettes et s’allongèrent sur le sol pour se reposer à nouveau, en attendant que leurs habits sèchent. Un suave parfum provenait des ajoncs en fleurs et les rayons du matin les réchauffaient enfin.

 

Quand ils se sentirent mieux, le soleil était déjà haut dans le ciel. Ils repartirent. Le sentier s’éleva vers un promontoire rocheux d’où ils pouvaient voir jusqu’aux confins de l’univers en tournant sur eux-mêmes.  Ils distinguèrent la côte de la presqu’île au loin, la silhouette distante du volcan s’esquissait dans une brume vaporeuse. Rose sentait son coeur battre à l’idée de la concrétisation de son objectif.

 

Ils poursuivirent leur chemin et se rapprochèrent peu à peu de l’extrémité de l’isthme. Ils voyaient désormais la terre qui se profilait et le haut volcan entouré à son sommet d’un halo sombre.

 

Lorsque le soir fut venu, ils admirèrent le coucher du soleil. Ils s’assirent sur le sommet d’un rocher rocailleux et regardèrent l’astre descendre doucement puis disparaître dans la mer, embrasant le ciel de couleurs somptueuses, des rouges, des orangers, des roses qui s’étiraient sur toute la largeur de l’horizon. Une légère brume se levait de la mer, accompagnée de nuages cotonneux et d’une brise fraîche. Ils firent un petit feu à l’abri du vent, avec un peu de bois flotté qu’ils avaient amené de la plage et grillèrent quelques vieilles châtaignes et noisettes qu’ils trouvèrent au fond de leurs sacs. Ce dîner frugal devant un paysage extraordinaire les enchanta. Olidon sortit sa guiterne et ils se mirent à chanter, pour conjurer le mauvais sort et le déchaînement des ouragans.

 

Entendant des bruits de pierres qui roulaient sur le chemin, ils virent soudain arriver à leur hauteur un jeune garçon suivi par une chèvre qui venait du pays du Volcan et traversait l’isthme dans l’autre sens. Il était vêtu de haillons, portait une lourde besace et sifflotait.

 

  • Holà l’ami ! dit Olidon en posant sa guiterne et en se levant pour saluer le voyageur.
  • Bonjour à vous, nobles passants ! répondit le garçon en s’arrêtant. Que mangez-vous de bon ?
  • Des châtaignes et des noisettes, c’est tout ce que nous avons, mais si tu as faim, c’est avec plaisir que nous partagerons, dit Rose.
  • Ah merci, j’ai grand faim, répondit l’adolescent.

 

Il s’assit à côté d’eux devant le feu, laissant sa biquette grimper sur les rochers les plus escarpés sans même la regarder, et sortit de sa besace du pain rassis et du fromage de chèvre sec qu’il leur offrit. Ce fut l’un des meilleurs repas qu’ils aient jamais mangé. Après dîner, Olidon repris sa guiterne, et le garçon qui s’appelait Domophon sortit sa petite flûte de roseau pour l’accompagner. Entre deux mélodies, Domophon leur expliqua qu’il retournait chez son grand-père de l’autre côté de l’isthme, car celui-ci était devenu trop vieux pour s’occuper seul de son troupeau de chèvres et voulait que Domophon prenne la relève. Avant de devenir berger, Domophon avait traversé l’isthme car il avait envie de voir le monde avant de s’installer, mais la proximité du volcan qui menaçait d’exploser ne l’avait pas convaincu que les voyages étaient une chose plaisante. Il repartait de la presqu’île, satisfait de son exploration, et désormais certain de n’avoir plus jamais envie de quitter sa bergerie.

 

Le récit de Domophon glaça le dos d’Olidon, surtout quand il évoqua l’éruption du volcan, mais ne toucha pas Rose le moins du monde. Elle posait des questions au jeune berger pour s’informer sur le pays du Volcan, et restait inflexible, rien n’aurait pu la détourner de sa mission, pas même le déchaînement de la montagne de feu.

 

  • Tu dis que c’est très dangereux là-bas ? demandait-elle avec un sourire qui désespérait Olidon.
  • Oui, de la lave incandescente coule en permanence sur les flancs du volcan, il y a un nuage épais de fumées au dessus du cratère et ça crache des pierres et des cendres en l’air qui retombent comme de la pluie brûlante. On voit des fissures se creuser un peu partout, et des ondes de chaleur se propagent. Je me suis approché, mais les gens de là bas m’ont dissuadé d’aller voir de trop près, on ne sait jamais ce qui peut se passer, répondit Domophon.
  • Mais pourquoi restent-ils sur la presqu’île alors ? interrogea Olidon que cet immobilisme dépassait. Ils devraient fuir vite !
  • Certains sont trop vieux pour s’en aller, d’autres pensent qu’il ne se passera rien, ils croient en leur bonne étoile. Il y en a qui embarquent en bateau, mais il y a de moins en moins de navires qui traversent l’océan en ce moment pour venir sur la presqu’île, et ceux qui partent sont si pleins qu’on peut se demander s’ils ne vont pas couler en route. Personne ne veut passer par la route de l’isthme qui est trop dangereuse. Si les habitants ne peuvent pas tout emporter, ils vont tout perdre, alors certains préfèrent rester chez eux, expliqua Domophon. Mais vous, vous devriez faire demi-tour, ce n’est pas le moment d’aller sur la presqu'île, il faut retourner d’où vous venez par le même chemin puisque vous avez eu le courage de passer par l'isthme !
  • As-tu jamais entendu parler de l’arbre de paix ? questionna Rose.
  • Non, jamais. On ne parle pas de paix au pays du Volcan, ou l’on y meurt ou on le fuit, c’est tout. Mais d’ici peu la paix définitive sera faite par le volcan, il exterminera tout et mettra tout le monde d’accord, les morts et les vivants, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les humains et les bêtes. Voilà mon avis.
  • Nous cherchons l’arbre de paix, dit Rose, il se trouve en haut du volcan, il faut sauver ses graines avant qu’il ne meurt. Parce que le Volcan entre en éruption et va exploser, les derniers spécimens de l’arbre vont disparaître.
  • C’est peut être la fin de notre monde, réfléchit Domophon. Et vous avez fait tout ce chemin pour aller chercher ces graines ?
  • Oui, nous voyageons depuis des années, répondit Olidon qui faisait tout ce qu’il pouvait pour montrer qu’il avait du courage. Quand nous aurons les graines, nous les planterons un peu partout, pour que la paix revienne sur le monde.
  • Ca alors ! vous m’étonnez ! Vous n’êtes pas un peu naïfs ? comment un arbre peut-il apporter la paix ?
  • Nous croyons que des choses extraordinaires peuvent se passer si on fait tout ce qu’il faut pour les réussir, dit Olidon d’un ton si convaincant qu’il sidéra Rose. Regarde, nous sommes arrivés jusqu’ici, vivants, et nous avons presque atteint notre but. Nous avons fait le plus difficile.
  • Oui, ce que tu dis mérite réflexion, ajouta Domophon. Je vais y penser.

 

La nuit était tombée tout à fait, Domophon ne voulut pas reprendre la route dans l’obscurité et resta dormir avec eux. La chevrette gambadait autour de Poil Noir qui aboyait comme un fou, Domophon la gronda et tous s’étendirent autour du feu et s’endormirent, au son des vagues et de la brise marine.

 

Lorsqu’ils s’éveillèrent le lendemain matin, leur premier réflexe fut de  regarder la presqu’île toute proche et le volcan qui s’élevait majestueusement. Ses pentes avaient désormais une teinte rouge orangée et la brume de cendres qui entourait son sommet était constellée d’éclats de feux.

 

  • Aurons-nous le temps de trouver l’arbre ? se demandait Rose avec inquiétude.

 

Ils dirent au revoir à Domophon, mais à leur grande surprise, celui-ci déclara qu’il  avait eu la nuit pour réfléchir et repartait avec eux d’où il était venu, avec sa chèvre, vers la presqu’île.

 

  • Je veux vous aider à réussir votre mission, je veux faire quelque chose d’utile moi aussi, peut être avant de mourir, dit-il avec un certain fatalisme en haussant les épaules.
  • Tu n’es pas très optimiste, fit Rose. Et as-tu pensé à ton grand-père ? Ne t’attend-il pas ?
  • Rose, il n’y a pas de grand-père, je suis seul au monde, je n’ai que ma chèvre, et encore je l’ai volée.

 

Devant la mine déconfite de Rose, Domophon éclata de rire et dit :

 

  • Mais je plaisantais ! Mon grand-père attendra un peu, il n’est pas si vieux après-tout ! Il lui faudra traire ses chèvres quelques jours de plus et fabriquer quelques fromages supplémentaires, rien de bien méchant.
  • Dans ce cas, en route, conclut Rose, nous n’avons pas de temps à perdre.

 

Marchant d’un bon pas, tous les trois et leurs animaux atteignirent le pays du Volcan dans la matinée, et poursuivirent leur chemin vers le sommet en éruption. Ils traversaient des villages où les gens affolés couraient dans tous les sens. Des maisons coupées en deux par des crevasses s’étaient effrondrées sur elles-mêmes, d’autres avaient dévalé dans des ravins ou étaient à moitié absorbées par des fissures. Plus ils approchaient, plus la chaleur devenait torride et l’air irrespirable.

 

Ils cherchaient des chemins praticables au milieu des rochers bouleversés et des routes défoncées. Devant l’urgence, ils se parlaient peu et accéléraient leur allure. Néanmoins, comme ils progressaient lentement à cause des nombreux détours qu’ils devaient faire, ils mirent plus d’une journée à arriver au pied du volcan et commencer l’escalade. Ils ne s’arrêtaient plus que pour boire quelques gouttes, leurs bouches étaient complètement désséchées, mais l’eau de leurs gourdes était chaude et ne les désaltéraient pas. Leurs vêtements et leurs cheveux sentaient le feu. La terre elle-même fondait à leurs pieds et devenait glissante.

 

  • Nous ne savons même pas où est cet arbre, disait Olidon dont le courage était mis à rude épreuve.
  • L’arbre est au sommet, il a une forme étrange, je l’ai vu sur la carte, et je le reconnaîtrai en le voyant, répondit Rose à qui le danger et l’imminence de la découverte donnaient des ailes.

 

Fleur de coton et la chèvre grimpaient bravement à leurs côtés, Poil Noir avait disparu. Rose était un peu inquiète pour lui, mais elle était convaincue qu’il l’attendrait en bas et qu’elle le retrouverait en descendant. Ils marchaient au milieu des scories et s’approchaient lentement du sommet. Soudain, Rose le vit. Il était encore vert, le seul arbre à l’horizon, et il se tenait droit et vaillant alors que des flots de lave s’écoulaient autour de lui. Olidon et Domophon, voyant l’émotion de Rose, la laissèrent atteindre l’arbre seule. Elle entoura le tronc noueux de ses deux bras et serra l’arbre contre elle, comme si ce dernier allait lui transmettre un peu de lui-même, puis elle cueillit les derniers fruits qui pendaient aux branches et les mit dans ses poches. Laissant l’âne et la chèvre un peu plus bas, Olidon et Domophon la rejoignirent pour l’aider. Au moment où ils allaient à leur tour pouvoir ramasser les fruits, le sol se fendit devant eux et le petit ilôt de terre où se trouvaient l’arbre et Rose se souleva, mu par une force souterraine et se mit à glisser sur la lave en fusion.

 

  • Rose ! hurla Olidon comme un fou. Rose, saute !

 

Il courait sur la pente sans même regarder où il mettait les pieds, parallèlement au chemin parcouru par l’arbre et Rose. Celle-ci continuait à cueillir les fruits et parlait à l’arbre de paix, comme si elle était dans un autre monde où rien de terrestre ne pouvait la toucher. Puis le morceau de terre se sépara en deux, l’arbre continua de descendre de plus en plus vite, et la petite plaque où était Rose vint s’échouer sur un rocher où Olidon la rattrapa in extremis. Heureusement tous les deux étaient protégés par leur armure en toile d’araignée mêlée de fils d’argent, et se redressèrent sans avoir été blessés.

 

Domophon les rejoignit avec Fleur de Coton et la chèvre, et tous descendirent au pas de course. Rose regardait désespérément l’arbre de paix qui s’éloignait de plus en plus vite. A un moment, il se mit à pencher dramatiquement puis tomba et disparut dans la lave en fusion. Rose s’arrêta.

 

  • Vous vous rendez compte que le dernier arbre de paix est mort ! il ne reste plus que les fruits que j’ai cueillis, sinon tout a disparu ! dit-elle.
  • Allons Rose, avançons, le volcan ne va pas tarder à exploser, dit Olidon. Si tu veux vraiment sauver l’arbre de paix, il nous faut fuir la presqu’île, et vite.

 

Ils ne savaient plus ce qu’ils faisaient, fourbus, sales et assoiffés, mais ils avançaient toujours. A la grande joie de Rose, Poil Noir les attendait au pied du volcan et il se mit à courir devant eux en direction de l’isthme. Ils croisaient de moins en moins d’habitants, ceux qui n’étaient pas partis devaient se terrer chez eux. La chaleur était intense et insupportable, ils craignaient à tout instant de voir le sol se fendre sous leurs pieds et d’être emportés par une coulée brûlante.

 

Olidon et Domophon avaient couché Rose sur le dos de Fleur de Coton, car elle était trop épuisée pour marcher et elle s’était évanouie. Enfin après une marche effrénée, ils aperçurent l’extrémité de l’isthme devant eux et continuèrent à avancer sans relâcher leur rythme. Ils l’atteignirent enfin et poursuivirent leur course sans ralentir, Rose était toujours inconsciente sur le dos de l’âne. La chaleur avait diminué, maintenant qu’ils s’étaient éloignés du volcan et que le vent de mer apportait de la fraîcheur.

 

  • Nous devons aller le plus vite possible, quand le volcan explosera plus nous serons loin, moins nous aurons de risque d’être anéantis, dit Olidon.
  • Et pire que le volcan, la vague gigantesque que son effondrement va provoquer, il nous faut avancer sans nous arrêter une minute, répondit Domophon.

 

Ils marchèrent jours et nuits sur le sentier, sans s’arrêter ni pour boire ni pour manger. Quand ils atteignirent enfin l’extrémité de l’isthme, Domophon entraîna Olidon et Rose qui dormait toujours sur le dos de l’âne vers la maison de son grand-père, située sur une haute falaise qui dominait la mer, presque à la frontière du pays d’Argent. Domophon ne respira que lorsqu’il poussa la porte de la masure où vivait son aïeul.

 

Le grand-père assis devant le feu de bois les regardait comme s’ils venaient d’une autre planète. Sans lui donner d’explications, Domophon emmena la chèvre et l’âne à l’étable, et Olidon et lui couchèrent Rose sur une paillasse dans la petite maison. Ils commençaient à être inquiets car cela faisait maintenant plusieurs jours qu’elle dormait sans s’être réveillée. Eux-mêmes étaient exténués par la longue marche forcée. Ils avaient à peine remonté la couverture sur Rose qu’ils entendirent un son sourd très distinct, et la terre se mit à trembler légèrement.

 

  • Viens voir, dit Domophon à Olidon. C’est le raz de marée, le volcan a explosé.

 

Ils sortirent sur le pas de la porte et s’approchèrent du bord de la falaise rocheuse. Ils virent arriver depuis l’océan les vagues géantes, hautes comme plusieurs maisons qui vinrent se fracasser sur la paroi verticale et retombèrent en gerbes, provoquant des remous gigantesques. La mer se creusait au pied de la falaise, découvrant des profondeurs rocheuses insondables, des créatures monstrueuses étaient soulevées et ballotées comme des fêtus de paille, et d’autres vagues arrivaient toujours. Domophone et Olidon regardaient avec fascination la scène d’apocalypse qui se déroulait sous leurs yeux, sans pouvoir en détacher les yeux ni articuler un seul mot. Puis progressivement l’intensité de la fureur diminua, et petit à petit l’océan se calma. 

 

  • Allons voir grand père, dit Domophon qui retrouva enfin l’usage de la parole, il doit se demander ce qui se passe.

 

Le vieil homme était toujours assis devant le feu, mais il avait mis une marmite de soupe à chauffer. Domophon lui raconta son voyage et sa rencontre avec Rose et Olidon. Il décrivit les fruits de l’arbre de paix dont l'aïeul avait vaguement entendu parlé lorsqu’il était jeune. Olidon fit boire à Rose une potion contenant de la pimpiostrelle, que lui avait donnée Zeman. Peu à peu, celle-ci émergea de sa torpeur et ses compagnons de voyage lui expliquèrent leur course et la fin du volcan. Poil Noir, heureux de la voir réveillée lui léchait les mains et ne la quittait pas des yeux.

 

  • Vous avez été si intelligents et si forts, dit Rose, vous m’avez sauvée !
  • Et toi si courageuse quand tu es allée vers l’arbre ! répondit Olidon
  • Venez dîner, poursuivit Domophon, la nuit va tomber et vous allez rester dormir ici. On ira sur la plage demain.

 

Ils étaient si épuisés que la soirée fut brève et ils se couchèrent sans attendre. Après une bonne nuit de sommeil, ils se réveillèrent frais et dispos, et allèrent voir les dégâts du raz de marée. Au pied de la falaise où jadis se trouvait la plage, des monceaux de rochers, d’animaux marins morts et d’épaves de bateaux naufragés disloquées jonchaient le sol. Il y avait aussi des pans de murs de pierre, des arbres entiers, des morceaux de lave du volcan apportés par les flots et venus s’échouer sur le sable. Plus loin, ils apercevaient l’isthme qui avait été ravagé, plus aucune végétation n’apparaissait sur la bande rocailleuse. A divers endroits des parties avaient sombré dans la mer et il serait désormais impossible d’aller à pied au pays du Volcan, si toutefois la presqu’île existait encore. Mais cela, ils ne le sauraient jamais, à moins de rencontrer un jour un marin qui aurait navigué et qui raconterait son histoire.

 

  • Il était temps, dit Rose en sortant un fruit de l’arbre de paix de sa poche. Quelques minutes plus tard et nous n’aurions jamais trouvé l’arbre. Tout s’est détruit après notre passage, et les pauvres habitants du Pays du Volcan ont payé de leur vie ce drame. Je crois qu’il ne doit rien rester.
  • Je le crois aussi, approuva Domophon. Qu’allez-vous faire maintenant ?
  • Nous allons rentrer chez nous, et planter les graines tout le long de notre route, en espérant qu’un jour des arbres poussent et que la paix s’installe enfin, répondit Rose.
  • Je ne peux pas laisser mon grand-père, mais j’aimerais faire cette route avec vous, dit Domophon.
  • Tu as été un véritable ami, nous ne t’oublierons pas, dit Rose. Sans toi, nous n’aurions pas réussi. Aussi je te donnerai une graine de l’arbre de paix que tu planteras dans ton jardin, et tu seras le premier à la planter.
  • C’est un grand privilège, merci Rose, ajouta Domophon.

 

Ils couraient sur le bord de la falaise, Poil Noir à leurs côtés, et leurs yeux regardaient sans y croire les amas hétéroclites en contrebas, montés si haut que la plage avait disparu et le niveau du sol était monté.

 

Quand ils rentrèrent chez l’aïeul, Rose décortiqua les fruits de l’arbre de paix et ne garda que les graines. Elle les répartit dans plusieurs de ses poches, dans sa besace, et en donna la moitié à Olidon pour qu’il en fit autant.

 

Enfin après une nouvelle soirée plus gaie que la précédente, émaillée de chansons et de morceaux de musique à la guiterne et à la flûte, ils passèrent leur dernière nuit chez Domophon et se remirent en route dès le lendemain.

 

  • Que dirais-tu de longer l’océan et de ne pas traverser le pays d’Argent, suggéra Olidon, je n’ai pas envie de me retrouver face à un scarabée bleu ou de retraverser des marécages et des montagnes gelées.
  • Je suis d’accord avec toi, essayons un autre chemin. Maintenant rien ne nous presse, nous n’avons plus qu’à bien choisir où nous plantererons nos graines ! 
  • Au revoir mes amis, dit Domophon, peut-être un jour quand j’en aurai assez de garder mes chèvres, prendrai-je moi aussi la route pour venir vous voir. Je vais de ce pas planter la graine de mon arbre de paix.

 

Rose et Olidon partirent en longeant la falaise puis dès que la descente fut praticable descendirent sur la plage, Domophon regarda longtemps leurs petites silhouettes s’amenuiser au loin, et prenant une pelle posée contre un mur, creusa une cavité au pied de sa maison. Il y mit la graine de l’arbre de paix et reboucha le trou, puis rentra chez son grand-père et referma la porte derrière lui. Il ne vit pas tout de suite la petite pointe verte émerger de la terre qui commençait déjà à pousser.

 

Lorsqu’ils arrivèrent sur la plage où ils avaient dormi avec leurs amis, Rose repensa à leur courage, leur générosité, la force de Tizian et la poésie de Girolam, les flèches de Zilia qui ne rataient jamais leurs cibles, et les potions magiques de Zeman, elle revoyait même les épaules puissantes de Clotaire et les joues rouges de Désie. Olidon ne les avait pas oubliés non plus.

 

Surmontant leur nostalgie, ils dépassèrent la plage et poursuivirent leur chemin le long de l’océan. Pendant longtemps, aucun des deux n’eut envie de parler.

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