Chapitre 11 : Le père

 

La savane brûlait sous le soleil du zénith. La plupart des animaux avaient trouvé refuge dans les ombres rares et précieuses qui se languissaient sous la végétation rachitique. Et les humains ne faisaient pas exception, une troupe colorée flânait sous le couvert rafraichissant d’un bosquet d’acacias.

— Voici notre convoi ! lança gaiement Camma.

Keira s’essuya les yeux et s’empressa de suivre la Galate à l’abri des feuilles craquelées. Elle avait l’impression qu’une force invisible la tirait vers le sol, sa peau semblait incandescente. Un regard vers ses épaules cramoisies lui indiqua que ce n’était pas qu’une sensation. Une main calleuse et tremblante se posa alors dessus.

— Je me sens pas bien, marmonna Rhun, le visage aussi rouge que ses cheveux.

— On est à l’ombre, maintenant, ça devrait aller mieux.

Il ne répondit pas. Ses yeux vitreux cherchèrent un endroit où se poser avant de se révulser brusquement. Keira le rattrapa alors qu’il tombait au sol.

— Rhun ! Ça va ? Réponds-moi !

Andraz vint rajouter de l’ombre sur la face écarlate de son fils.

— Allonge-le, ordonna-t-il à la jeune femme.

— Laissez-moi voir ! fit Camma.

Les Galates, attirés par les cris, se rassemblèrent autour d’eux en un concert de froissement de tissu.

— Aspergez-le d’eau, indiqua la Rashal’i après l’avoir brièvement examiné.

Ses compagnons échangèrent un regard.

— Il ne nous en reste plus beaucoup… osa l’un deux.

Camma se dressa face à lui.

— Exécution !

Le convoi s’ébroua, une jarre fut amenée prestement. L’Arsalaï versa précautionneusement un filet  d’eau sur le front et le torse du malade.

— Maintenant, il lui faut de l’air, déclara-t-elle.

Un homme dont la tête chatouillait les plus basses branches s’approcha alors, tenant ce qui ressemblait à des étendards. Lorsque ses yeux brun sombre tombèrent sur Keira, elle ne put s’empêcher de rentrer la tête dans les épaules. Ce regard lui rappelait celui de son père avant qu’il ne la punisse.

— Voilà, dit-il en tendant les morceaux de tissus accrochés à des bâtons.

— Bien !

Camma s’en saisit et en distribua à ses pairs. Ils se mirent en cercle autour de Rhun, étendu au sol, et agitèrent leur voile. Un courant d’air naquit, venant rafraîchir le malade. Keira soupira et se laissa choir contre une souche desséchée. Elle n’eut pas le temps de cligner des yeux qu’une ombre dense se projeta sur elle. Le Galate qui avait apporter les éventails.

Il la disséqua du regard, l’air réprobateur.

— O… oui ?

Il fit volte-face, sans un mot, et s’éloigna. La jeune femme le suivit des yeux, sans savoir comment réagir. Elle le vit farfouiller quelques instants dans une besace, puis il revint. Ses sourcils froncés la mirent de nouveau mal à l’aise.

— Qu’est-ce vous voulez… ?

Il lui mit sous le nez un paquet d’étoffes brodées.

— Tenez, dit-il sèchement. Des vêtements pour le voyage. Il faut vous protéger.

Elle loucha sur le tas de tissu avant de le saisir timidement.

— M… merci.

Muet, il prit congés et alla distribuer des vêtements aux autres Sylviens.

— Il reprend conscience ! s’exclama soudain Camma

Keira se leva précipitamment et rejoignit Rhun qui grimaçait.

— Quel pays, mes aïeux… commenta-t-il.

— Il va falloir te mettre de l’onguent, tu as plein de coups de soleil, fit Camma qui avait retrouvé son sourire.

Elle tourna la tête vers le sinistre distributeur d’habits.

— Tu avais raison ! lui lança-t-elle.

Il haussa les épaules sans un regard, elle s’esclaffa.

— Il avait prévu le coup et vous a cousus des éventails, confia-t-elle aux Sylviens.

— Comment s’appelle-t-il ? s’enquit Calybrid.

— Azelion, c’est un Teshl’i, heu… un Teac.

Elle bomba le torse.

— Et c’est aussi mon shel’i ! Mon céil, comme vous dites. C’est le meilleur tisseur de tout le clan !

L’intéressé, qui s’était rapproché, lui donna une pichenette sur le front. Keira décela une nuance douce dans ses iris renfrognés.

— Ne dis pas de bêtise.

Il se tourna vers les Sylviens.

— Qu’est-ce que vous attendez pour vous équiper ? gronda-t-il.

Ils sursautèrent et obéirent aussitôt.

 

*

 

Adhara reposa vivement sa coupe sur la table, faisant résonner le verre. Quatre heures de réunion avaient asséché sa gorge et son esprit, elle avait bien besoin d’un petit remontant. Surtout que tout n’avait pas été des plus excitant. En particulier le laïus bien trop long de ce pourri gâté de Wilhelm qui avait fièrement annoncé ses fiançailles avec la princesse héritière du Royaume d’Elrande. Avait-il seulement réalisé que les espions avaient fait parvenir cette information à son public ennuyé des semaines plus tôt ? Sans doute, mais il aimait trop écouter sa propre voix.

— Demain se tiendra le vote, confia-t-elle à Bénen. C’est ce soir qu’il faut agir.

— Quand arrive-t-il ? demanda son père, pragmatique.

À cet instant, quelqu’un toqua à la porte. Le vieil homme se renfrogna.

— Il ne perd pas son temps.

— Entrez ! lança Adhara en reprenant une gorgée de vin.

La porte émit un grincement dans la pièce souterraine.

— Mes respects, fit la voix suave de Wilhelm. J’espère que je n’interromps pas votre repos.

— Je vous laisse, grogna Bénen en passant devant le prince sans une salutation.

Mais ce dernier était trop occupé à préparer son discours pour noter ce manque aux convenances. Il se glissa jusqu’à la table de l’Étoile, le pourpre de ses riches étoffes jouant avec la lumière des torches.

— Puis-je ? s’enquit-il en désignant la chaise qui l’attendait en face de la jeune femme.

— Mais je vous en prie, Votre Majesté.

Il n’eut pas besoin de plus pour prendre place et remplir le second verre qui avait, par hasard, été posé là.

— Je suppose que votre visite est motivée, Votre Altesse, puis-je vous demander ce qui vous amène ?

Il goûta le vin du bout des lèvres, pensif.

— J’irai droit au but.

Il reposa sa coupe et planta ses prunelles bleues dans celles d’Adhara.

— Je vous demande de voter pour moi, demain.

Elle retient un sourire et changea lentement de position.

— Et pour quelle raison, je vous prie ?

— Vous le savez comme moi. Nuniq et Bathilda ont fait une alliance, la première va voter selon les désirs de la seconde. Et puisque nous ne pouvons voter pour nous-même, Bathilda va devoir choisir entre Verrès, vous et moi. Sachant qu’elle vous déteste tous les deux, elle va très probablement m’accorder sa voix, notamment parce qu’elle pensera que je suis facilement manipulable. J’ai fait de mon mieux pour paraître ainsi face à elle, d’ailleurs. Je lui ai juré fidélité pour qu’elle m’accorde le droit de siéger à l’Ogival. Je fais un parfait pantin. Donc, avec elle et Nuniq, j’ai déjà deux voix. Il ne m’en manque qu’une pour être élu. Ma proposition et donc la suivante : votez pour moi et je vous laisserai gouverner dans l’ombre. Je ne suis pas stupide, je sais que je manque d’ancienneté et de légitimité pour diriger la rébellion. Je ferai confiance à vos compétences.

Adhara contempla les vaguelettes qui se propageait dans son breuvage, faisant mine de réfléchir. Puis, elle releva la tête vers son interlocuteur.

— Dans ce cas, quitte à servir de chef fantoche, pourquoi ne pas me donner directement le pouvoir ?

Il secoua ses boucles brun-roux, l’air désolé.

— Avec Bathilda et Nuniq unies contre vous, vous ne pourrez pas avoir trois voix, quand bien même Verrès et moi voterions pour vous.

— C’est là que vous vous trompez.

Adhara posa sa coupe et se leva.

— Et si je vous dis que j’ai déjà les voix de Verrès et de Nuniq ?

Il fronça ses sourcils impeccablement peignés.

— C’est impossible… Nuniq est fidèle à Bathilda, et vous le savez. Quant à Verrès, il veut le pouvoir pour lui.

— Écoutez mon prince, cela fait des années que je prépare ce moment.

Elle fit quelque pas, prenant soin de faire claquer ses talons sur le sol rocailleux.

— Verrès a rencontré beaucoup de troubles, dernièrement, et je l’ai aidé à rester à la tête des factions sud. Les moyens employés n’ont pas été très… légaux. Il m’est redevable et sait que je possède les informations et les preuves nécessaires pour le faire pendre. En contrepartie il m’aide à me hisser à la tête de la rébellion. Quant à Nuniq, pensez-vous sérieusement qu’elle voterait pour le représentant du pays qui martyrise son peuple, même à la demande d’une alliée ?

Wilhelm se mit débout, les poings serrés.

— J’ai déjà pris des engagements pour les Ibérniens, je ne peux rien faire de plus tant que c’est mon père qui règne. Et je vois mal en quoi des secrets qui concernent Verrès et vous puissent servir de garant à votre alliance. Ne peut-il pas, lui aussi, vous faire tomber ?

— Il le peut. Mais il sait que si je chute, il chute avec moi.

— Ça me semble un pari bien risqué…

— Ça l’est. Mais la victoire le vaut bien, non ?

Le prince se laissa tomber sur sa chaise.

— Je suis sceptique, je vous l’avoue. M’est avis que vous n’êtes pas tout à fait honnête.

Adhara s’esclaffa.

— Et vous donc, Votre Majesté. Mais n’est-ce pas là le propre de la politique ?

Son interlocuteur soupira.

— Je vous conjure d’accepter ma proposition. C’est dans notre intérêt commun.

— Peut-être bien…

Wilhelm se leva, les yeux plissés.

— Bien, je vous laisse méditer sur notre accord. Je vous fais confiance pour prendre la bonne décision.

— Merci, Votre Altesse. La nuit porte conseil, après tout.

— C’est vrai. Sur ce, à demain gente dame.

Le baise-main du prince était nettement moins doux que dans son souvenir. Adhara retint son sourire jusqu’à ce que la porte se referme derrière lui.

— Alors ? lança Bénen en revenant.

Adhara se répondit pas se contentant de savourer une délicieuse gorgée de vin.

 

*

 

Le convoi galate se déroulait en file indienne dans le paysage aride. Les buffles, girafes et autre antilopes contemplaient le passage des humains et de leurs animaux d’un œil placide, tandis qu’un groupe de coyotes les suivaient pour s’accaparer les restes. Au loin, une large bande brune et grise ceinturait l’horizon. La migration des gnous et des zèbres faisait vibrer le sol sur des lieux à la ronde. Les patrouilles de chasse lancées à sa poursuite revenaient chargées de viande, bien plus que ce que la troupe pouvait dévorer.

— Il faut faire des réserves, la suite de voyage sera nettement moins agréable, avait-déclaré Jildaza.

Et elle n’avait pas tort. Au fur et à mesure de leur avancée vers le sud, les hautes herbes devenaient poussière, les arbres buissons et les grands mammifères fantômes. Un désert sec et rocailleux les engloutit.

Keira, qui pensait que la savane était un exemple de fournaise, ne put que s’incliner devant le feu ardent que le soleil déversait sur ses épaules. Les jours brûlants succédaient aux nuits glaciales dans une ronde mortellement monocorde. Figée sur son dromadaire, elle ne pouvait qu’attendre que l’astre incandescent la laisse respirer, les yeux verrouillés sur l’horizon ondulant.

Puis, le sol désespérément plat et vide du désert se fendit en monticules de roche. Des édifices minérales déchirèrent la monotonie bichrome du paysage. De plus en plus nombreux, de plus en plus hauts. Un jour, ils arrivèrent face à une muraille de pierre dont le sommet se perdait dans le ciel.

— C’est le plateau de Tiriyoz ! annonça Camma. Une fois là-haut, il fera plus frais !

Ils commencèrent donc l’ascension périlleuse de la roche dentelée. Un chemin sinueux et proche du vide serpentait sur les bords du mur. Keira sentit sa tête tourner en voyant l’étendue dorée qu’ils avaient quitté se faire de plus en plus lointaine. Vertigineux et magnifique.

Après deux jours d’escalade harassante, ils parvinrent au sommet.

Le nouveau paysage qui s’offrait à eux se composait d’une immense plaine crevassée et inégale mais recouverte d’une couverture d’herbe grasse et fraiche. Un vent frais les accueillit, faisant claquer leurs étoffes. Keira accorda un dernier regard au décor pictural du désert avant de se tourner résolument vers les prairies verdoyantes. Elles parurent d’abord vide, mais la jeune femme finit par apercevoir un mouvement au loin.

— Qu’est-ce que c’est, là-bas ? demanda-t-elle à leur guide. On dirait des babouins.

— Ce sont des geladas, des singes herbivores ! expliqua Camma. Ici, la faune est très particulière par rapport à la plaine. Regarde, ils se rapprochent, on peut les voir manger de l’herbe.

Keira fixa le petit troupeau qui se décalait nonchalamment vers eux.

— Mais… on dirait qu’ils sont blessés à la poitrine…

— Ils ne sont pas blessés, c’est normal, ils ont tous cette plaque rouge sur le torse. Padparazil m’a dit que c’était pour connaître leur état de santé !

— Ah bon, c’est étrange.

Camma s’esclaffa.

— Et encore, tu n’as pas tout vu !

Elle se mit à scruter intensément le paysage.

— Avec un peu de chance, on pouvoir voir mon totem, le loup-renard ! Tu vas voir, il est trop mignon !

— Ça y est, vous avez fini de bavasser ? lança Jildaza. On peut y aller ?

— D’accord, l’impatiente. On s’arrêtera à la nuit tombée.

La troupe se remit en marche, malgré le mal qu’avaient les cavaliers à empêcher leur monture de goûter à l’herbe tendre. Ils installèrent leur bivouac sous une petite falaise alors que les premières étoiles naissaient dans le ciel nocturne. La nuit était froide, aussi s’empressèrent-ils d’allumer un des feux autour desquels ils se dispersèrent en petits groupes pour manger.

— J’aime beaucoup le plateau, confia Camma aux Sylviens. Il faut dire que j’y suis née ! Il parait qu’on a entendu des hurlements de loup-renard juste avant que ma mère ne perde les eaux…

Dressé silencieusement à côté d’elle, Azelion la couvait d’un regard apparemment sentencieux. Keira comprenait désormais qu’il exprimait de la chaleur, même s’il fallait bien la chercher dans ses prunelles sombres.

— J’ai une question, fit soudain Haul, profitant d’un moment de silence.

— Je t’en prie, répondit Camma, qui devait entendre le guerrier Orobien pour la première fois.

— Pratiquez-vous le Míorbhail ?

Un grand sourire naquit sur le visage de la Galate.

— Bien sûr, vous voulez voir ?

Une étincelle d’intérêt brilla dans les iris du jeune homme.

— Avec plaisir, souffla-t-il de sa voix sibylline.

Camma bondit sur ses pieds, balayant le paysage du regard.

— Ah, il y a un peu de sable là-bas, c’est parfait.

Elle se tourna vers son céil.

— Tu viens ?

— Pourquoi as-tu besoin de moi ? ronchonna-t-il.

— Je veux faire la danse de l’union !

Il jeta un une œillade embarrassée aux étrangers qui fixaient la scène.

— S’il te plaît !

— … D’accord.

— Génial !

Elle fit signe aux Sylviens de les suivre jusqu’au pied de la falaise où l’herbe laissait place à un sol sablonneux. Les deux Galates retirèrent leur coiffe et leur manteaux pour se garder que leur jupons et une fine chemise de lin. Ils enlevèrent également leurs chausses, posant leurs orteils nus sur le sable froid.

— Bon, on ne va pas sortir les pierres de résonance hors de la cérémonie, on va faire sans, déclara Camma. Mais ça ne change rien, vous allez voir !

Ils se placèrent alors l’un en face de l’autre, à quelque pas. Un instant d’immobilité passa, l’attention du groupe était concentrée sur les deux amants.

Enfin, ils se mirent en mouvement.

Leurs étoffes prirent vie, leurs jupons s’envolèrent. Une percussion silencieuse naquit dans les esprits, traversant leur corps parfaitement synchronisés. Les pieds fermement campés au sol, les genoux fléchis, leur danse était aussi sèche que noble, leur mouvements aussi vifs que précis. Ils frappaient le sol à l’unisson, alors que des sillons venaient parer la terre. L’air se plia à leur gestes puissants, la lumière des braseros vint embrasser leur balancement rythmé. Ils tournoyèrent, reflet l’un de l’autre.

Keira, bouche-bée, vit naître un sourire sur le visage renfrogné d’Azelion. Les iris du jeune homme étaient liés à ceux de sa compagne. Yeux dans les yeux, ils n’étaient qu’un. La jeune Sylvienne sentit les larmes lui piquer les paupières. Elle aurait pu accomplir cela avec Oèn. Peut-être aurait-elle dû.

Camma et Azelion virevoltèrent dans une dernière parade, achevant leur danse synonyme dans un tourbillon de sable.

Lorsqu’ils s’immobilisèrent, essoufflés, leurs prunelles ne s’étaient toujours pas quittées. Ils échangèrent un sourire à la puissance chaleureuse. Puis ils se détournèrent l’un de l’autre presque à regret, pour faire face à leur public.

— Alors ? s’enquit l’Assal’i.

Haul fronça légèrement les sourcils sur son crâne glabre.

— C’était magnifique. Mais, je ne comprends pas. Vous n’avez rien écrit.

— Bien sûr que si ! Lève-toi et admire !

Camma fit un geste vers le sol. À la lumière inégale des foyers, les Sylviens purent déceler de larges arabesques tracées dans le sable. Ealys s’approcha, les yeux écarquillés.

— Ce sont les vœux traditionnels d’union… murmura-t-elle. Co… comment faites-vous ?

— C’est beaucoup d’entraînement, avoua la Galate, mais ça en vaut la peine. Ne sens-tu pas le Silh vibrer ?

— Si… mais je pensais que c’était uniquement dû à vos talents de danseurs.

Ealys ouvrit les bras et ferma les paupières pour apprécier les ondulations du flux spirituel.

— C’est beau… souffla-t-elle alors qu’une douce brise venait batifoler avec ses cheveux.

Keira essuya une larme fuyarde. L’amour qui liait Camma et Azelion illuminait le Silh. Son regard rencontra celui d’Oèn qui la fixait intensément. Quelque chose passa silencieusement entre eux.

— Un jour… promit-elle avec un sourire hésitant.

 

*

 

Le hurlement de Zehara déchira l’atmosphère étouffante de la coure, à peine atténué par les épais murs de glaise. À chaque fois que Lohan se disait qu’elle ne pouvait crier plus fort, elle lui prouvait le contraire. Les sons désarticulés qui s’échappaient de la chambre lui évoquaient ceux qui émanaient des chambres de torture de la Cité des ombres. C’est en se faisant cette réflexion qu’il s’était rendu compte qu’il n’avait jamais assisté à une mise au monde. Enfin si, une, mais il n’avait pas vraiment envie d’y penser.

Il broya sa cape dans ses mains nerveuses. Non, ne pas y songer. Il était déjà suffisamment inquiet pour Zehara et son enfant. Cela faisait déjà douze heures que le travail durait, douze heure qu’il attendait en se demandant quoi faire. Son impuissance le rendait fou. Fiona, elle, avait eu droit de pénétrer dans la chambre pour soutenir la femme enceinte.

La porte qui menait à l’extérieur s’ouvrit brusquement sur le prince Azad. Au même moment, Zehara poussait encore un de ces hurlements torturé. L’héritier de Naotmöt se rembrunit.

— Elle n’a toujours pas fini ?

— Non, grinça Lohan.

— Quelle plaie.

Le prince se vautra sur un coussin et commença à grignoter quelques noix, avec toujours en fond les cris déchirants de son amante. Il grimaça.

— Je crois que je vais retourner à la chasse, dit-il en se relevant aussi sec.

— Non.

Azad se figea, avant de se tourner lentement vers lui, les yeux plissés.

— J’ai dû mal entendre…

— Non, vous restez ici. C’est de votre enfant dont on parle.

Le prince s’avança jusqu’à lui, le visage dur.

— Je n’ai pas d’ordre à recevoir d’un misérable comme vous. Continuez à me parler sur ce ton, et je vous fais pendre.

Lohan ne répondit pas. Il n’avait pas envie de se quereller, mais c’était plus fort que lui. Ses ombres, elles, bondirent vers le prince. Il les retint juste à temps, mais elles commencèrent à envelopper les pieds du Talien. Ce dernier sursauta et fit un saut en arrière.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?!

À cet instant, un hurlement puissant et démantibulé lacéra l’air. Plus haut, plus fort que tous ceux qui avaient précédé. Les deux hommes se figèrent, les ombres recroquevillèrent. Très vite, la plainte se tut, tandis qu’un brouhaha naissait de l’autre côté du mur. La porte s’ouvrit à la volée sur la mère de Zehara.

— Il est né ! s’écria-t-elle, les larmes aux yeux. C’est un fils !

Un sourire éclata sur le visage du prince alors qu’un vagissement émergeait de la pièce agitée. Le nouveau père y pénétra, claquant la porte derrière lui.

Il rabattit la tête en arrière avec un long soupir, Zehara étant dévoilée, il n’avait toujours pas le droit de la voir. Peu importait, non ? Pourquoi se sentait-il si concerné ? Il fallait qu’il se reprenne avant de devenir aussi mielleusement emphatique qu’Asha.

Fiona sortit de la chambre d’accouchement, ravie.

— Il est troooooop mignon ! s’exclama-t-elle. Bon, violet et pleurnichard, mais trop mignon ! Quand il est sorti c’était… heu… impressionnant !

— Ah, si tu le dis.

Elle pencha la tête sur le côté.

— Ça ne va pas ?

— Je suis juste… fatigué. Je vais aller me coucher.

— C’est vrai que ça fait des émotions !

Il se leva pesamment.

— Ah et… maître ?

— Oui ?

— Vous avez changé, je trouve.

Elle lui offrit un grand sourire.

— Je vous aime bien, comme ça.

Il s’esclaffa doucement.

 

*

 

Lohan fut réveillé par des cris. On courait dans les couloirs, on se lamentait. Il bondit hors de son lit, son sabre à la main, et sortit de la chambre qu’on lui avait assignée. Il aperçut Fiona qui fixait le bout du couloir, pétrifiée.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

Elle tourna des yeux plein de larmes vers lui.

— Il est mort… le bébé. Il est mort.

Elle se blottit dans ses bras avec un sanglot. Lui avait soudain envie de s’asseoir.

— COMMENT ?

La voix du prince retentit furieusement dans le corridor agité. Il sortit de sa chambre comme un démon et bouscula Lohan pour se précipiter vers celle de Zehara. L’exécuteur l’entendit hurler encore, il se raidit. Puis, le prince ressortit aussi brusquement qu’il était rentré et alla s’enfermer dans ses appartements.

— Incapable ! vociféra-t-il avant de claquer violemment la porte.

Fiona renifla, dardant un œil larmoyant sur le battant qui vibrait.

— Je le déteste, souffla-t-elle en s’agrippant aux épaules de son ancien mentor.

— Moi aussi… murmura lourdement Lohan. Viens, allons nous reposer. Nous ne pouvons rien faire, de toute façon.

Il emmena Fiona dans sa chambre pour qu’elle pleure tout son saoul. Lorsque le clair de lune se leva au travers de la minuscule fenêtre de la pièce, elle s’était endormi. Dehors, l’agitation s’était calmée. Un silence doucereux avait envahi la maison. Pourtant, il semblait à Lohan que Zehara continuait de hurler.

Il serra les dents. Déposant délicatement son élève sur le lit, il se dégagea et se glissa jusqu’à la porte. Le couloir était désert. Il rasa tout de même les murs et parvint jusqu’au seuil de la chambre d’accouchement.

— Qu’est-ce vous voulez ? grogna le garde du corps de Zehara planté devant l’entrée.

— Laisse-moi passer.

— Non, madame n’est pas habillée.

— Laisse-moi passer ou tu seras bientôt unijambiste en plus d’eunuque.

L’homme fronça les sourcils.

— Eh bien faites, je vous en prie. Mais vous ne passerez pas.

Lohan le foudroya du regard, préparant ses ombres à le repousser. Mais une voix résonna au travers du battant.

— Laisse-le entrer.

Le garde sursauta.

— Mais madame…

— Laisse-le entrer.

Le poing serré sur l’empennage de sa lance, le grand homme obéit.

— Touchez à un seul de ses cheveux et vous êtes mort, lâcha-t-il quand Lohan le dépassa, mais ce dernier l'ignora.

Il faisait sombre, dans la chambre. Une unique torche luttait vaillamment contre la pénombre insidieuse. Zehara était assise sur son lit, vêtue d’une large chemise, les draps retournés autour d’elle. Son visage entouré de mèches ébouriffées, qu’il voyait pour la première fois, était figé. Son regard était fiché dans le mur comme une lance furieuse. La puissance de ses iris était telle qu’il semblait que la terre cuite ne tiendrait plus longtemps.

— Que voulez-vous ? fit-elle sèchement.

Pas une larme, pas une faiblesse ne se dégageait de sa silhouette rigide. Simplement l’intensité de ses prunelles pesantes.

— Je… je voulais vous… apporter mon soutien.

— Merci. Vous pouvez repartir.

Lohan hésita, mal à l’aise sur ses appuis. Il choisit finalement de s’approcher, et de s’asseoir à ses côtés. Il n’eut pas droit à un regard, pas un frémissement.

— Je… suis désolé pour votre enfant.

— Ne le soyez pas, ce n’est pas votre faute.

— Tout de même…

Il se pinça les lèvres, ses yeux volant au-dessus des draps malmenés sans savoir où s’accrocher.

— Je… Moi aussi j’ai perdu un enfant. Mort-né. Il y a quelques mois.

Un mouvement infime traversa le corps de Zehara.

— Vous aussi ?

— Enfin, je ne peux pas prétendre que ma douleur soit comparable à la vôtre. Mais à celle de la mère, sans doute. Je l’ai vu dans ses yeux… cette souffrance immense. Cette vision va me hanter longtemps, je le sais.

Les épaules de la jeune femme s’abaissèrent légèrement.

— Vous vous trompez. Je ne ressens pas cette douleur. Pas autant que je le devrais.

— Comment ça ?

Les mains de Zehara s’agitèrent soudain, venant broyer les replis de sa robe.

— Depuis tout ce temps je ne pensais qu’à une chose. Un fils, faire un fils au prince. Un fils, et ma survie serait assurée. Il n’était que ça. Un moyen d’assure ma pérennité au harem. Puis, avec sa destruction, l’opportunité de devenir indispensable.

Elle exsuda un soupir lacéré.

— J’étais contente quand il né, mais pas pour lui. Pour moi. Ce que je viens de voir briser, ce n’est pas la vie de mon enfant, mais mon estime aux yeux du prince.

Elle se tassa.

— C’est moi qui doit être désolée. Ce petit être aurait mérité une meilleure mère, ne serait-ce que pour quelques heures. C’est… c’est peut-être pour ça qu’il m’a fuie…

Sa voix se déchira, elle baissa la tête, laissant ses cheveux cacher son visage.

Lohan hésita un instant, avant de poser une main tendre sur les épaules agitées de la jeune femme. Pleurait-elle ? Non, elle était trop fière pour ça. Après quelques instants, elle prit une grande inspiration et releva la tête, recollant tant bien que mal les morceaux de son visage craquelé.

— Merci, souffla-t-elle. Merci d’être venu. Laissez-moi, maintenant.

— Merci à vous, murmura-t-il en retour.

Ses yeux rencontrèrent enfin ceux de la jeune femme. Il se sentit un instant broyé par la force de son regard.

— Pourquoi donc ?

— Je viens de comprendre quelque chose.

— Quelque chose ?

Il se leva lentement, une brise fantomatique se faufila depuis la nuit étoilée.

— Que je suis père.

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Alice_Lath
Posté le 29/10/2021
"— Il est troooooop mignon ! s’exclama-t-elle. Bon, violet et pleurnichard, mais trop mignon ! Quand il est sorti c’était… heu… impressionnant !" => Un peu too much haha
Décidément, il faut que j'arrête de faire ces longues pauses, ça ne me réussit pas, après il me faut plusieurs paragraphes pour commencer à remettre les pièces de qui est qui. Je dois dire que malgré ça, c'était un très chouette chapitre ! J'ai beaucoup aimé les descriptions de la savane, puis du désert. La danse aussi était très belle. Adhara, je l'aime un peu moins maintenant par contre, je la trouve un peu too much, c'est dommage hahaha moi qui pensais tenir mon perso préféré. L'accouchement était aussi un très bon moment, et la mort du bébé plutôt inattendue ! Je suis un peu moins fan de la tournure romantique du chapitre, avec le côté beaux sentiments, mais bon, ça, c'est moi haha malheureusement j'suis pas une grande fleur bleue
En tout cas, c'était un bon chapitre pour me remettre un peu le pied à l'étrier de Danse étoilée !
AudreyLys
Posté le 29/10/2021
Heeey !
J’ai pas de mal à le croire… ma soeur aussi a fait une longue pause avant de reprendre DE moralité elle a pas aimé x)
Qu’est-ce que tu veux dire par « too much » ?
Par contre « romantique » x) ? Genre de la romance ? Parce que si c’est ça que tu as ressenti c’est pas ce que je voulais transmettre. Y a du sentimentalisme c’est sûr mais pas de romance.
Sinon merciiiiiii <3 ça fait plaisir de te revoir par ici :3
Alice_Lath
Posté le 29/10/2021
Genre, je sais pas, elle fait.. trop. C'est difficile à dire haha genre c'est comme si à chaque ligne, chaque mot, elle devait faire la Cersei, ce qui donne un côté un peu caricatural
Ouais, sentimentalisme, peut-etre haha genre Lohan avec l'accouchement et la révélation qu'il est père, Oen et Keira, la danse de l'union etc
AudreyLys
Posté le 29/10/2021
C'est vrai qu'elle est plus démonstrative dans cet arc parce que ça la chamboule tout ça, c'est quelqu'un qu'elle prépare depuis des années, mais je reverrai quand même comment doser tout ça
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