Chapitre 11 : Le moordenaar

Une fois blottis à l’intérieur de leur abri, Takkie entre eux deux, les enfants attendirent, tous les sens aux aguets. Ils n’entendirent d’abord rien d’autre que le souffle du vent, la danse ordinaire du sable, mais très vite, leur imagination s’éveilla.

À moins qu’il ne s’agisse véritablement du monstre.

Dans son esprit, Azianne vit s’ouvrir ses terribles et implacables yeux rouges. La créature se redressa, s’étira, huma l’air autour d’elle. Elle était aussi grande que la petite fille, mais bien plus dangereuse. Le moordenaar localisa leur tente sans le moindre souci ; les enfants entendirent le bruit de ses pas autour d’eux, ses reniflements.

Ils retinrent leur respiration, serrèrent les dents. Ce devait être réel, car Takkie se hissa sur ses pattes arrière et tout son pelage se gonfla. Puis elle se remit sur ses quatre membres, tendus comme s’il s’agissait d’échasses. Le reste de sa queue, aussi, se recourba.

Dehors, Saade remua, protesta à plusieurs reprises, mais par chance, le monstre ne s’en prit pas à elle. Pourtant, la petite fille l’imagina plusieurs fois ciblée, tuée sans qu’elle ne puisse rien faire pour la sauver. Que feraient-ils dans cette éventualité ? À pied, impossible de porter toutes leurs affaires. Et puis, ce serait de leur faute, comment se le pardonner ? De quelle manière les guerrières protégeaient-elles leurs montures ? Les moordenaars se désintéressaient-ils vraiment d’elle ? De quoi se nourrissaient-ils, alors, quand ils ne parvenaient pas à atteindre d’humains ?

La petite fille, bien sûr, garda ses inquiétudes pour elle, mais allongé juste en face, ses yeux noirs apeurés dans les siens, les pensées de Liory ne semblaient pas plus sereines. Elle lui fit signe de la rejoindre et le serra dans ses bras en murmurant des paroles rassurantes. La gerbille au regard d’or était toujours sur ses gardes.

Dans ces conditions, dormir fut presque impossible, et chaque fois qu’elle sombrait, Azianne était victime de terribles cauchemars. Elle vit le monstre s’en prendre à Saade, la dévorer. Les plaintes étaient horribles, déchirantes, et quand elles ne résonnaient pas dans sa tête, le moordenaar ignora leur cercle de sel et pénétra leur abri. Alors, les cris d’effrois étaient ceux de Liory, les siens. Elle réveilla son petit frère plusieurs fois en hurlant de terreur, et elle eut beaucoup de mal à le rendormir. À d’autres reprises, ce fut lui qui la tira brusquement des songes.

Lorsque la nuit revint, ils étaient tous deux épuisés.

Le crépuscule les trouva de nouveau assis l’un en face de l’autre, la gerbille au milieu et tous les sens aux aguets. Les enfants n’osaient pas bouger ou respirer trop fort, ils avaient encore l’impression de sentir le moordenaars rôder autour d’eux. Combien de temps pour que le froid le plonge dans sa léthargie ? À l’extérieur, la luminosité avait beaucoup décliné, mais si c’était trop tôt ?

Liory pressa ses mains entre ses jambes et fit la moue, il avait vraiment besoin de sortir et il n’était pas le seul. Azianne dut se faire fureur, se rappeler que l’abri était dans le cercle protecteur, qu’elle ne risquait rien à jeter un coup d’œil dehors. Malgré tout, elle s’exécuta d’une main tremblante et plusieurs tentatives lui furent nécessaires pour se rendre compte du calme revenu.

Ils restèrent encore longtemps, jusqu’à ce que le petit garçon n’en puisse plus, et il fit ses besoins à quelques pas avant de vite revenir à l’abri. Azianne l’imita.

Ils perdaient un temps précieux pour s’éloigner et semer le monstre, mais partir trop tôt les condamnerait.

Azianne retira les couvertures et délogea les piquets alors qu’ils demeuraient toujours dans le cercle. Ce fut encore depuis l’intérieur qu’elle rangea les affaires dans les sacs et équipa Saade. Autour, il n’y avait pas trace de la créature, soit il s’était éloigné, soit profondément enterré sous le sable, et le vent avait effacé le moindre de ses indices.

— Il faut y aller, chuchota-t-elle. La nuit avance, nous perdons du temps… Le monstre n’est plus là.

Mais son cerveau avait beau lui dire d’agir, ce n’était pas aussi simple. Elle décida enfin :

— On va compter. À dix, nous nous en allons.

Liory grimaça, inquiet, mais hocha la tête en silence.

— Un, deux, trois… Dix !

Azianne fit s’allonger la chamelle, attendit que son petit frère eût installé Takkie, le mit en selle, s’assit derrière lui et donna à Saade l’ordre du départ.

— Accroche-toi bien Liory !

Elle le serra dans ses bras et poussa leur monture au grand galop.

Les enfants maintinrent ce rythme le plus longtemps possible, sans songer à boire et à manger. Ils avaient tellement peur qu’ils ne sentaient même plus la fatigue. Mais Saade finit par ralentir, d’elle-même, et quand Azianne voulut la relancer, elle protesta. La petite fille savait qu’elle ne devait pas insister : il fallait préserver leur monture.

Ils continuèrent alors au pas, en regardant derrière eux. Rien. Quand Azianne se découvrit la gorge aussi sèche que du fourrage, elle attrapa l’outre et fit boire Liory.

— On laisse Saade souffler et un peu et on reprend de la vitesse. Il ne pourra jamais nous rattraper ! En plus, nous serons à l’oasis dans quelques jours.

Ce qu’ils firent, mais le lendemain, ils entendirent rôder à nouveau et Takkie se remit sur ses gardes.

Saade n’était pas seule dehors.

Au coucher du soleil, pourtant, pas la moindre trace. Les enfants ne surent pas avec certitude si le moordenaars les avait poursuivis et rattrapés.

 

*

 

Ne pas savoir était pire que tout. Et si tout ça n’était que le fruit de leur imagination ? Toute cette angoisse, cette peur, ces cauchemars… Tout ça pour rien. Peut-être le monstre était-il loin d’eux désormais… Le troisième jour, Azianne prit son courage à deux mains et décida de vérifier.

Alors que son petit frère dormait d’un sommeil agité, elle souleva discrètement l’un des pans de couvertures au niveau du sol et regarda à l’extérieur. Au début, longtemps, elle ne vit rien, puis une patte cadavérique aux griffes dégoûtantes entra dans son champ de vision. Elle laissa retomber le tissu et ferma les paupières à s’en faire mal.

Il les traquait.

Elle aurait dû le tuer pendant qu’elle en avait l’occasion.

Elle entendit gronder, si discret avait-il été, son geste n’était pas passé inaperçu.

— Ysterme, Reisny, Onkuld, murmura-t-elle.

Mais qu’allaient-ils faire ? Il ne les lâcherait pas, c’était sûr !

— Il ne peut pas nous atteindre, souffla-t-elle. Pas dans le cercle de sel.

En voyageant la nuit, lorsqu’il était inactif, il ne pourrait pas leur faire de mal. Et le jour, ils étaient protégés du sel. Plus que trois, maximum, et ils arriveraient à l’oasis. Alors, le domaine protégé serait si grand qu’ils pourraient enfin se reposer un peu sans même le sentir tourner autour d’eux.

La petite fille inspira profondément, elle ne devait surtout pas céder à la panique. Elle avait tout prévu, Liory dépendait totalement d’elle. Elle était forte, une guerrière maintenant qu’ils étaient livrés à eux-mêmes. Cette créature ne les aurait pas ! Ils traverseraient le désert du Karamora en entier, rejoindraient la tribu évoquée par ouma et resteraient ensemble, libres et égaux jusqu’à la fin de leur vie !

Le soir, elle ne dit rien à son frère, elle ne lui montra que confiance et détermination, agit comme si le moordenaar n’existait pas.

 

*

 

— Zia, j’ai peur !

— Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer. Le cercle nous protège, Liory, et quoi qu’il arrive, je te défendrai. Je te le promets, je ne laisserais rien t’arriver.

Ce maudit monstre tournait autour d’eux et de la chamelle. Saade menaçait des pieds, protestait, maintenait à distance et en respect. Azianne, elle, s’apprêtait à tout moment à remonter la couverture pour passer à l’attaque, elle serrait la lance d’ouma très fort dans sa main.

Si le moordenaar en venait à attaquer leur monture, elle riposterait, même si c’était depuis l’intérieur du cercle de sel. Elle ne le laisserait pas les priver de leur meilleur atout dans le désert, de leur porteuse, de leur vitesse, de leur compagne…

— Je te protégerais toi aussi Saade, souffla-t-elle. Je ne le laisserais pas te faire de mal sans réagir.

— Zia, fais venir Saade avec nous ! Fais venir Saade dans le cercle ! pressa Liory au bord des larmes.

— Non, on ne peut pas : elle rentrerait à peine, ça voudrait dire démonter l’abri et mourir de chaud, Liory. Et puis, si elle piétine et enterre le cercle, nous ne serons plus en sécurité.

Elle y songeait, pourtant, de plus en plus.

Cette journée-là fut la pire, et de loin. Liory dormit un peu, mais Azianne, si elle perdit connaissance à quelques reprises, resta assise, son arme à la main et le sac de sel tout à côté.

Peu avant le coucher du soleil, la créature sembla perdre patience et se montra si virulente que l’enfant passa sa lance à l’extérieur, visant l’une de ses horribles pattes pour la tenir à distance.

— Pars ! Laisse-la tranquille ! cria-t-elle.

La peur lui donnait du courage, mais son agressivité, loin de dissuader le moordenaar, le rendait de plus en plus pressant.

— Zia !

— Reste au centre de l’abri, Liory, reste avec Takkie !

Le monstre ne criait pas vraiment, pas comme les autres animaux. On avait l’impression qu’à la place, d’innombrables grains de sable s’entrechoquaient dans sa gorge. Le son était horrible, angoissant, autant que son apparence. Jamais les enfants n’avaient entendu quelque chose de similaire.

— Crrrr… Crrr…

Ça ne s’arrêtait plus, ça donnait des frissons qui remontaient le long des bras et du dos, faisaient se hérisser les cheveux sur la nuque.

— Crrrr… Crrrr…

Azianne vit une nouvelle fois passer la patte blafarde et envoya la lance de toutes ses forces !

— CCRRRRRR !

Un coup lui répondit dans l’arme qui fit trembler tous les muscles de son bras.

Saade protesta et s’éloigna de quelques pas.

— Zia !

— Crrr…

Liory se mit à pleurer et s’accrocha à son dos, la petite fille riposta.

— Le jour va se coucher, il sait qu’il a perdu. Tu entends ? Tu ne nous auras pas ! Et tu as intérêt à t’enterrer profond, car je saurais où tu vas ! Je regarderais et je te tuerais, cette fois !

— Crrr !

— C’est nous qui t’aurons ! Nous traverserons le désert, et toi, tu ne seras plus qu’un tas d’os moisis enterrés dans le sable !

— Crrrr !

— Zia ! Non !

— Reste au milieu du cercle. Je ne sors pas, promis, je protège juste Saade.

Malgré les protestations de son cadet qui cacha ses yeux et cria de peur, la petite fille souleva tout un pan de couverture et fit face à son ennemi. Elle eut un mouvement de recul : il était hideux, effroyable avec ses longues dents qui sortaient de sa gueule comme des sabres, ses griffes malsaines, son odeur putride et ses écailles transparentes laissant apercevoir une chair si pâle qu’elle en semblait malade et des réseaux de veines rouges.

— Crrr !

Elle retint un haut-le-cœur.

— Tu n’es déjà plus qu’un monstre mort…

Sa main plongea dans le sac de sel.

— Je vais te tuer cette nuit et plus jamais tu ne feras peur à Liory.

Et la main tremblante, lui en jeta une pleine poignée !

— CCRRRRRRRRRRR !

— Zia !

Le monstre bondit en arrière, se cabra, se roula dans le sable. Ses écailles fumaient par endroit, il se secoua pour se débarrasser du sel.

— Crrrrr !

— Va-t’en !

Azianne piocha une autre poignée et leva le bras dans sa direction.

— Va-t’en ! Laisse-nous tranquilles !

— ZIA !

Elle recula et serra Liory dans ses bras, il tremblait de tout son corps, secoué de sanglots.

Le soleil descendait, le monstre le regarda, secoua la tête, resta encore un peu à distance et disparu derrière la dune

— C’est fini. C’est fini, Liory, c’est fini.

Elle relâcha ses muscles, rangea le sel dans le sac, l’éloigna. Elle serra plus fort son petit frère et pleura à son tour.

— C’est fini.

La nuit était tombée quand elle put enfin se relever.

— Il n’y a plus de danger. Reste dans le cercle, démonte l’abri et commence à plier les couvertures : j’ai une promesse à tenir.

— Zia…

Liory se remit à pleurer.

— N’ai pas peur, il est inconscient maintenant, et si je le trouve, il ne nous ennuiera plus.

— Mais il peut se réveiller.

— Non, je ne crois pas, Liory. S’il pouvait, il ne serait pas parti.

— Pars pas, supplia-t-il.

Elle s’agenouilla près de lui.

— Je sais que tu es petit et que ça fait très peur, mais il faut que tu sois courageux. Dans le cercle avec Takkie, tu ne risques rien, et je n’irai pas loin, je te le promets. Je prends les armes d’ouma, mama m’a bien appris à m’en servir.

Liory sanglota, renifla.

— J’ai besoin de ton aide, s’il te plaît, mon frère courageux. J’ai besoin que tu nous fasses gagner du temps et que tu commences à démonter l’abri, comme ça, nous pourrons partir plus vite et rejoindre l’oasis dès la nuit suivante. J’ai besoin de toi, on n’est plus que tous les deux, maintenant.

— Non : Takkie, Saade.

— Tu veilles sur elles jusqu’à mon retour ?

Il essuya ses yeux, hocha la tête.

— Et surtout, tu restes toujours dans le cercle avec Takkie.

Il approuva malgré sa peur, et sans mentir, elle put lui dire qu’elle était fière de lui.

— Je reviens vite.

Azianne attendit d’être un peu plus loin pour laisser couler ses larmes et regarder vers les étoiles naissantes en priant les esprits et sa mama. Comme elle aurait aimait qu’elle soit là pour les protéger ! Qu’on lui dise, à elle aussi, que tout se passerait bien ! Être la plus grande, c’était beaucoup plus dur ici qu’à la maison, et maintenant que l’urgence retombait, elle sentait à quel point elle était encore une petite fille, et non pas vraiment une guerrière, comme elle l’avait assurée face au monstre et à Liory. « Je vais le trouver quand même et lui planter ma lance pendant qu’il dort, songea-t-elle. Même les enfants qui ont peur peuvent être parfois courageux. »

Elle escalada la dune, suivit les traces et la piste du moordenaar. Elle s’obligea à ne pas hésiter lorsqu’elle arriva au-dessus de l’endroit où, d’après le sable retourné, il s’était enterré.

Elle planta la lance de toutes ses forces, le plus loin possible !

Mais elle ne toucha rien d’autre que du sable.

Alors elle recommença, encore et encore. Elle faillit perdre la lance tellement elle l’envoya loin.

Le monstre avait entendu sa menace, jusqu’à quelle profondeur pouvait-il aller ?

— Non ! Tu ne t’en tireras pas comme ça ! Hors de question !

Azianne creusa, à mains nues puis avec son bouclier qu’elle retourna chercher.

Elle planta sa lance encore et encore, mais le temps passait, la créature était trop loin.

De frustration, elle cria, pleura de rage.

Elle aurait dû la tuer cette première nuit, si seulement elle avait eu le courage d’y retourner !

— Mama. Oh, mama… Je t’en prie, fais que Liory ne meurt pas à cause de moi.

Il est des nuits où le souvenir d’une mère aimante protège plus que tous les esprits du monde.

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