Chapitre 11 - Le monstre à pétrole

Par Keina

Ma très chère Olivia,

Comment te portes-tu ? J’aimerais tant vous revoir, Amy et toi, ainsi que votre charmante famille (excepté, bien sûr, ce vieux hibou de Georgianna !). Hélas, le temps où mon seul souci consistait à moucher ta belle-sœur est bien révolu.

Il s’est produit de nombreux événements ici. Je me demande encore si je trouverais un jour ma place dans ce Royaume aux airs de folie. On dit de moi beaucoup de choses ; j’ignore quelle foi accorder à toutes ces rumeurs.

Souvent, je me surprends à penser à Londres, et à la vie simple que j’y menais. Le bonheur est-il une denrée à usage limité ? J’en viens parfois à le croire, et il semble que mon propre crédit est écoulé depuis longtemps.

Oh, Livie, je suis désolée de ne pas pouvoir t’en révéler plus ! Une quantité de questions naissent à chaque seconde en moi, et pourtant, tu me connais, n’est-ce pas ? J’essaie tant bien que mal de garder la tête hors de l’eau. Pour reprendre ton si cher credo, mon destin m’appartient.

 

Keina posa sa plume, pensive. Mon destin m’appartient. Était-ce une certitude ?

Elle attrapa l’extrémité d’un mouchoir humide et se l’appliqua sur les tempes. Son cabinet de travail commençait à ressembler à une fournaise. Elle grimaça ; l’encre sur le papier bavait sous la moiteur de sa main. Elle froissa la feuille et la laissa choir dans sa corbeille.

Incapable de demeurer plus longtemps dans cette étuve, elle se décida à bouger. Elle ouvrit la baie vitrée et se glissa sur la corniche qui surplombait les jardins suspendus.

Les déclinaisons intérieures du Château s’ornaient d’une multitude de terrasses luxuriantes et variées qu’elle prenait plaisir à contempler le soir, lorsque le soleil rasait les tours et projetait des vagues de lumière orangée sur ces pans de montagne à demi sauvages.

Mais en cette chaude journée d’été, à l’instar de ses compatriotes, elle préférait se réfugier le long de la Rivière du Milieu, à l’endroit où ses eaux s’endormaient dans le lac. Elle s’engagea sur une petite allée verdoyante pour rejoindre l’un des nombreux escaliers qui dévalaient les coteaux jusqu’au sol.

 

Pieds nus, la silfine goûtait la fraîcheur du courant à l’écart des siens. Nul ne connaissait l’origine de la Rivière du Milieu. Elle jaillissait de la partie centrale du Château et gonflait sous l’affluence des multiples sources qui abreuvaient collines et montagnes.

Keina fit quelques pas sur les rochers lisses, chassant de sa main les insectes qui bourdonnaient à ses oreilles. De légers picotements électrisaient ses chevilles et se muaient en doux frissons le long de ses jambes. Le bas de ses jupes trempait dans l’onde glacée, mais elle n’en avait cure. Elle contempla l’eau claire qui paressait entre les pierres et songea à ce que Luni lui avait révélé ce soir-là, après le bal.

D’une certaine façon, Alderick avait œuvré pour une cause juste. À l’instar du président Lincoln durant la guerre de Sécession, il s’était engagé à libérer les opprimés et à combattre l’esclavagisme. D’après Luni, les créatures magiques se montraient indifférentes des grandes théories d’Alderick. C’est pourquoi ce dernier avait rusé pour les ranger à son côté.

La silfine s’installa au creux d’une roche ensoleillée, et ramena ses jambes contre sa poitrine, le regard dans le vague. Elle poussa un soupir qui fit voleter une mèche devant ses yeux. En dessous d’elle, une grenouille plongea, dessinant de fines ridules sur l’onde vive. Alderick savait mieux que tout autre manipuler son entourage, avait ajouté Luni, mais elle décida de l’ignorer. Son père, son propre père, lui, avait été son plus farouche opposant, le leader du camp adverse. Mais il y avait Nephir…

Un instant, son visage flotta à la surface de l’eau, sorcière chiffonnée par le courant qui se fondit dans l’ombre du rocher. Comment connaissait-elle ce faciès ? Keina n’en savait rien. Elle n’avait pas un an lorsque Nephir avait été bannie du Royaume Caché. Pourtant, ses traits miroitaient dans sa mémoire comme un minuscule caillou argenté enfoui au fond de la rivière.

Tûûûût tûûûûût !

Elle sursauta. Sur la rive herbeuse, crachant et ahanant, un drôle de véhicule s’approcha d’elle et stoppa dans un râle. Une silhouette charbonneuse jaillit de l’habitacle et releva la paire de lunettes qui lui mangeait la moitié du visage. Sous son masque de poussière, Lynn apparut, radieuse.

— Hey, Keina ! Veux-tu grimper dans ma dernière invention ?

La silfine esquissa une moue inquiète. Un épouvantable effluve d’huile aux accents soufrés s’insinua dans ses narines. Elle toussota.

— Une automobile ? Je n’aime pas trop ces engins-là !

— Exact ! Une Mercedes Simplex ramenée de l’autre côté du Passage, que j’ai trafiquée de mes propres mains, et qui fonctionne grâce à un savant mélange d’essence et de magie !

Elle désigna l’arrière du véhicule, d’où s’échappaient de longues fumeroles verdâtres qui s’évaporaient au contact de l’air. Keina roula des yeux. Elle détestait déjà ces engins lorsqu’ils circulaient sur les pavés de la capitale anglaise, mais là !

— J’ignorais que tu affectionnais aussi la mécanique, dit-elle d’une voix peu convaincue.

— La mécanique, la télégraphie, les trains à vapeur, les aérostats… Nous vivons dans une époque formidable, où tout est possible !

— Mais Lynn, cela fait fort longtemps que tout est possible au Royaume, remarqua-t-elle d’un ton désespéré.

L’enthousiasme de Lynn retomba comme un soufflet. Elle s’empara d’un chiffon et se frotta les mains.

— Oui, bon, peut-être. Mais qui donc aurait eu l’idée de construire une automobile ici avant que monsieur Lenoir n’invente son incroyable moteur à combustion interne ?

— Moteur à quoi ?

Lynn poussa un soupir las et, d’un signe de tête, invita sa camarade.

— Allez, monte !

Keina contempla l’engin. Elle se mordit une lèvre, hésitante.

— Possèdes-tu au moins une autorisation pour conduire ce véhicule ?

La jeune blonde roula des yeux, impatiente. La silfine expira, déplia ses jambes et regagna la berge. L’astre diurne étincelait encore au-dessus d’elle, mais elle se sentait rafraîchie.

Avec un grognement, elle s’empara de l’ombrelle qu’elle avait calée entre deux pierres et rejoignit son amie. Lynn lui présenta une paire de lunettes, sauta à terre et donna quelques coups de manivelle à la bête, qui répondit par une série de toussotements avant de vrombir avec force. Keina s’installa tant bien que mal sur le siège passager. Tandis qu’elle s’efforçait de rassembler les pans de sa jupe, elle remarqua à ses pieds un billet plié en quatre qu’elle ramassa aussitôt.

— Tu as laissé tomber cela, dit-elle à Lynn en lui tendant le papier.

— Tiens ? Sans doute une note de travail que j’aurais oublié. Je verrai ça plus tard.

Elle le glissa, sans même l’ouvrir, dans une niche en dessous du volant et s’exclama, le visage rayonnant d’une innocente mauvaise foi :

— Ceci est un prototype révolutionnaire, plus rapide qu’une Oldsmobile, et bien plus silencieux !

— Pardon ? répondit Keina par-dessus le vacarme du moteur.

 

 Bientôt, les deux silfines s’approchèrent avec fracas des rives plus fréquentées du lac. Nombreuses personnes s’y reposaient, profitant de l’ombre des cerisiers, des pommiers et des saules qui s’éparpillaient sur la pelouse.

Pierre et Luni, tous deux en tenue estivale, bras de chemise et canotiers, conversaient avec sérieux, à voix basse. À en juger par l’air renfrogné de Pierre, le sujet de cette discussion ne lui plaisait guère.

Tobias et Maria plaisantaient à grands éclats de rire en compagnie de Phyllis, aux côtés de deux carlins qui batifolaient sous l’œil vigilant de leur maîtresse Olga. Son éternel châle noir autour de ses épaules, Ekaterina somnolait contre Cinni qui mâchouillait une brindille, adossé à un tronc d’arbre et l’esprit dans le vague. Erich, posté un peu plus loin, scrutait la rivière, mains jointes derrière lui et maintien arrogant. Il ne s’était même pas défait de son veston.

Il sembla à Keina qu’elle s’introduisait au cœur d’un tableau impressionniste. La bourgeoisie du Château qui mêlait les Hommes et les Silfes se peignait sous ses yeux par petites touches de couleurs vives. Et dans quelques secondes, les râles du véhicule infernal briseraient à jamais cette harmonie !

Lynn klaxonna. Les visages se tournèrent avec curiosité vers la provenance du bruit.

— Le chemin s’interrompt là, Lynn. Tu ferais mieux de ralentir, hasarda Keina, alors qu’ils s’approchaient à grande vitesse d’une crique boueuse.

Lynn, concentrée sur sa conduite, ne l’écoutait pas.

— Arrête-toi ! s’écria Keina, désespérée, les doigts crispés sur le cuir de l’habitacle.

Son amie secoua la tête d’un air désolé.

— Je le voudrais bien ! Je crois que les freins ne répondent plus !

Keina sentit la panique la gagner. Elle n’allait pas mourir là, dans ces circonstances ! Non, non, ce serait trop stupide, bien trop stupide. Et, par-dessus le marché, complètement, effrontément ridicule !

Le véhicule quitta la piste et s’engagea en cahotant sur l’herbe grasse. Une légère inclinaison aidant, il accéléra. Luni, Pierre et quelques quidams s’étaient approchés, plus amusés qu’inquiets : contrairement aux affirmations de sa conceptrice, l’automobile ne dépassait guère l’allure d’un cheval au trot. Pour ajouter au grotesque de la scène, Lynn tenait toujours fermement le volant. L’expression sur son visage alternait entre peur et jubilation. Keina, qui n’appréciait que modérément le comique de la situation, chercha du regard un moyen de s’échapper de là. Le véhicule fit une embardée dans la crique, postillonna un chapelet de gouttelettes verdâtres et s’immobilisa tout à fait.

La silfine expira tout l’air de ses poumons. Elles se trouvaient à trois ou quatre pas de la berge. Leurs bottines barbotaient dans une mince couche d’eau. L’infernale mécanique avait fini par s’arrêter d’elle-même ; elles étaient sauves.

Keina ouvrit la portière. Pierre s’était porté à son secours et lui tendait une main bienveillante. Lynn éclata de rire.

— Quelle aventure ! s’exclama-t-elle, un sourire lumineux sur ses traits.

La brune la fusilla du regard et, avant que le Français n’esquisse un geste, sauta dans le lac, heureuse de retrouver la stabilité du sol.

Elle se jura mentalement que plus jamais elle ne monterait dans une telle diablerie.

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