Chapitre 11 - Del

Del avait mal.

Très mal.

Tous ses muscles étaient exténués, ses poumons le brûlaient à chaque inspiration et chaque expiration, son utérus menaçait de se déchirer en dix mille morceaux et ce sans aucune raison valable, le masque sur son visage le grattait insupportablement, et les bretelles du générateur lui sciaient les épaules. Et pourtant, il souriait.

Qui ne serait pas heureux d’être en pleine aventure, après tout ?

Il faisait beau, et les petites collines et vallées étaient un agréable changement de paysage, en comparaison des plaines de la Botte et de l’immense falaise qui avait toujours brisé son horizon. Le générateur dans son dos n’était pas si lourd, et murmurait une jolie musique qui crépitait dans ses oreilles. Il voyageait avec une de ses personnes préférées au monde - Lo - et quant à ses deux autres compagnons de voyage… et bien, Sehar était définitivement très étrange. Coller des poings pareils, ce n’était franchement pas naturel. Il utilisait une magie que Del n’avait jamais rencontrée auparavant, très puissante, et surtout que l’hybride ne maîtrisait absolument pas… Mais sa timidité mêlée de franchise était particulièrement amusante, surtout qu’il était - et Del se retint de rire en jetant un coup d’oeil en coin de son côté - particulièrement mignon. Et il n’avait pas rêvé, hein - Sehar lui avait bien dit qu’il avait un joli visage, non ? Est-ce que ça comptait comme de la drague ? Que de questions existentielles qui attendraient probablement qu’ils soient en sécurité. Dure la vie d’aventurier…

Pour ce qui était de Nodia, elle était plus simple à comprendre. Elle lui rappelait un peu Lo, dans sa façon d’être très assurée d’elle-même, et de prouver sans effort qu’elle avait raison de l’être. C’était rassurant, s’ils devaient compter sur elle pour les guider et comprendre le merdier dans lequel ils étaient assez littéralement tombés. Rassurant si, bien sûr, il oubliait qu’elle tuait des gens. Ça, ce n’était pas franchement rassurant du tout. Mais ce n’était pas la première meurtrière qu’il rencontrait…

Et puis, il était en pleine aventure ! Pas le temps de douter ni de s’inquiéter !

Ils s’arrêtèrent au sommet d’une colline, alors que la lumière du jour redescendait doucement vers la terre, pour se glisser lueur après lueur dans chacun des boutons de fleurs qui les attendaient. 

— On dort ici ? » demanda Lo, et Nodia acquiesça. « Il nous faudra un tour de garde, non ?

Elle jaugea Del et Sehar avec une moue peu convaincue, ses oreilles tournées vers le bas et les sourcils froncées. Lorsqu’elle était contrariée, la magie qui grondait sous sa peau se perturbait un peu - pas assez pour que ce soit inquiétant, mais juste assez pour que Del sache qu’elle prenait beaucoup sur elle, en réalité. Si elle se laissait aller, elle serait probablement en train de leur hurler dessus ou de rire en permanence, sans aucun entre deux. Ce devait être fatiguant, de se cacher comme ça…

— Ce n’est pas la première nuit que je passe dehors, assura Del. Je gère !

Elle n’eut pas l’air davantage convaincue, et adressa quelques gestes un peu énervés dans la direction de Lo pour lui faire comprendre le fond de sa pensée, ce que Del prit pour un encouragement à absolument ne pas se mêler de la situation. Il tourna son attention vers Sehar, resté nerveusement à côté du cheval qui broutait de nouveau.

— Hey, on devrait pas lui trouver un nom ? Ce serait bizarre de l’appeler tout le temps cheval…

— Peut-être, oui… 

L’hybride osait à peine le regarder, ses mains ramenées devant son ventre, et sa timidité réveilla - malheureusement pour qui ? - le mauvais côté de Del, désormais très déterminé à le taquiner plutôt que le mettre à l’aise. Mais avant qu’il ne puisse mettre à exécution sa mauvaise résolution, Lo le coupa dans son élan.

— Sehar, tu penses pouvoir faire un tour de garde ?

L’hybride acquiesça avec autant d’assurance qu’un fruit prêt à être réduit en purée, mais maintint néanmoins le regard de lea faune.

— Je crois… je vois bien la nuit ? Si c’est utile…

— C’est utile, confirma Lo avec un sourire rassurant. Et si je ne m’abuse, les chevaux dorment moins longtemps, donc… cheval te tiendra probablement compagnie.

— Tsari. Euh… je pensais qu’on pourrait l’appeler comme ça ? C’est le nom que j’aurais donné au Sissili que je voulais adopter…

— C’est un très joli nom, approuva Lo.

Nodia grimaça avec assez de dégoût pour que Del devine que c’était  le pire nom qui ait jamais été donné à un cheval qu’elle ait entendu de toute son existence. Ce qui était un brin malpoli, en plus d’être totalement faux. Comment deux personnes avec le même visage pouvaient dégager une aura si différente ? Del n’en avait vraiment pas la moindre idée.

— C’est quoi un Sissili ? demanda-t-il. Pas le machin qui nous a mangé, hein ?

— Oh, non non… Une sorte de gros insecte ? Mais sans les pattes, et toujours quatre ailes… 

— Oh, comme ça ?

Le maegis invoqua une petite illusion dans le creux de sa main, et Sehar trouva le moyen de contredire ce que Del venait de penser quelques instants plus tôt. Il afficha la même moue dégoûtée que la jeune fille, à la différence que, chez l’hybride, ses yeux écarquillés et ses narines retroussées étaient bien plus drôles que vexantes, et qu’il adoucit presque aussitôt ses traits une fois la surprise passée.

— Non… euh… plus rond, et avec un long bec courbe…

Sehar le guida jusqu’à ce que l’illusion se rapproche le plus possible de la réalité, c’est à dire une créature qui ressemblait davantage à un adorable petit oiseau qu’à un insecte, avec des ailes frétillantes et un bec capable de picorer des bestioles dans le sable sans creuser. Le fait que qu’il ait voulu d’un animal aussi mignon comme compagnon était définitivement une autre qualité à ajouter à la liste.

— Rien à voir avec un cheval, rigola Del.

— Non, mais Tsari lui va mieux, je crois…

— Vous avez faim ? les interrompit Lo.

Del était affamé. Pendant qu’il discutait avec Sehar, Nodia s’était déjà installée pour dormir, alors que Lo avait préparé quelques branches qu’iel avait cueilli lors de leur dernier passage dans une petite forêt. Lea faune leur montra comment presser les baies pour enflammer les branches, et Del s’amusa à cuire celles de Sehar, après que ce dernier ait glapi de surprise à sa première tentative. Lo était lea premier à monter la garde - alors une fois son ventre rempli, Del s’allongea le plus confortablement qu’il put, compte tenu des tubes auquel il était attaché, ferma les yeux, et tomba immédiatement dans un sommeil criblé de rêves.

Pas tant des rêves que des cauchemars - ceux qui naissaient dans sa tête, bien sûr. Pas les nuages étranges qui se promenaient dans l’herbe.

Il la revit. 

La fissure.

C’était un cauchemar familier, presque quotidien. La peur de mourir. La peur de souffrir.

La souffrance qui vint - la mort qui ne vint pas, mais qui, soudain, ne paraissait plus si terrible que cela.

La douleur qui restait, puis s’atténuait. Qui devenait presque supportable, presque une part de lui-même. 

La fissure, qui n’était plus un gouffre mortel, mais seulement une marque gravée sur sa peau pour l’éternité. 

Une vie, ça parait éternel, quand on en a qu’une...

Une main lui caressa les cheveux, et il cligna des paupières. Ses yeux étaient secs, et il peinait à voir au delà de son nez, dans l’obscurité.

— Encore de mauvais rêves ? murmura Lo.

Del grimaça, et se redressa lentement en position assise, les poumons serrés dans sa poitrine. 

— Le même, confirma-t-il.

Sa gorge aussi était sèche, alors il sortit de quoi boire et s’hydrater le visage, aidé par lea faune qui lui maintint les cheveux en arrière. Une fois terminé, il grimaça de nouveau, et s’étira les bras.

— C’est mon tour, c’est ça ? 

— C’est ton tour, confirma Lo.

Iel l’aida à se remettre sur pied, et prit sa place dans l’herbe. Del s’étira une seconde fois - pour rester éveillé et éviter que ses jambes ne s’alourdissent, il ferait mieux de marcher doucement autour de leur petit camp… 

Parfois, moins il bougeait, et mieux il se sentait ; d’autres fois, c’était exactement l’inverse, et il semblait que cette nuit rentre dans cette seconde catégorie. Le maegis jeta un coup d’oeil vers Lo, qui avait déjà fermé ses paupières, confiant, et Del sourit. Il lui était reconnaissant de ne jamais en faire trop, ni pas assez - c’était sans doute pour ça qu’ils étaient amis, malgré leurs évidentes différences. Parce qu’ils savaient compter l’un sur l’autre.

La nuit de ce côté-ci du désert n’était pas si étrangère à ce qui se passait chez lui. Presque plus jolie, même - les collines herbeuses étaient recouvertes d’encore plus de boutons de fleurs lumineux qui ondulaient au vent, et les quelques lueurs qui n’avaient pas rejoints leurs corolles flottaient en hauteur sans rejoindre la terre, libres de leur plante mère, ou prisonnière du ciel. Del serra le générateur à nimbus contre son ventre, et ferma les yeux quelques secondes. La pression soulagea ses douleurs, et la petite musique des nuages apaisaient un peu ses peurs… 

Comment un endroit aussi beau pouvait-il être si hostile ? Non seulement pour les maegis en particulier, mais entre les Féroces et les Cauchemars, personne n’était vraiment en sécurité…  

Il rouvrit les yeux, et sourit. La prairie lumineuse était magnifique, qu’importe les dangers qui s’y cachaient. Et puis, même les gens qu’ils avaient croisés - chasseur exclu, bien sûr - étaient plutôt sympathiques. La nourriture n’était pas mauvaise, il ne faisait pas trop froid, et lorsqu’il reviendra chez lui, il aura des centaines d’histoires à raconter, il le savait.

La seule chose qu’il avait à faire, c’était ne pas mourir. Facile.