Chapitre 11 : Danse en fleurs

Une petite main, rose et boudinée, se tendit en avant. Elle palpa, timide, la vision de la forêt en fleur, aussi belle qu’inaccessible. Les contours de ses doigts semblaient faire partie du paysage, l’espace d’un instant, elle crut pouvoir le caresser. Mais elle ne sentit que l’air et le soleil qui tentait de la consoler. Alors la petite main s’abaissa, et vint écarter une larme silencieuse.

 

 

- Voici Abe, nous l’avons engagé pour qu’il te tienne compagnie, ce sera ton domestique personnel. Il a quatre ans de plus que toi.

La fillette de cinq ans observait, muette, le garçon qu’on lui présentait. Ses grands yeux bleu ciel le détaillaient sans aucune gêne. Il baissa la tête, intimidé.

- Je suis à votre service, Mademoiselle, fit-il d’une voix mal assurée.

- Mère, demanda soudain Lizzy d’une voix forte, pourquoi le garçon il a la peau marron ?

- Parce que c’est un nègre, il est plus proche du singe que nous. Mais c’est un humain tout de même, ne t’en fais pas.

La petite fille fronça les sourcils et dévisagea son nouveau domestique. Son regard s’éclaira soudain.

- Je sais ! s’exclama-t-elle en s’approchant. Tu es marron parce que tu viens du pays du chocolat ! Mary m’a dit une fois que le chocolat poussait dans un pays au sud, dans les arbres. C’est ça, hein ?

Mère eut un petit rire mi-méprisant mi-amusé.

- Si tu le souhaites, dit-elle en lançant un regard insistant au garçon.

- Oui… c’est ça… je viens du pays du chocolat.

Un sourire lumineux s’épanouit sur le visage de Lizzy. Elle bondit dans les bras d’Abe avec un rire clair.

- Je t’adore déjà, Abe Chocolat !

 

 

Lizzy contemplait au loin, derrière les jardins, la forêt et sa beauté sauvage.

- J’aimerais bien y aller, marmonna-t-elle à Abe. J’en ai marre de rester enfermée.

- Je vous comprends, mais vous savez que vous ne pouvez pas, vous risquez de faire une crise.

- Je sais ! répliqua-t-elle avec humeur.

Le vent batifola avec ses cheveux blonds, elle apprécia sa caresse malgré sa fraîcheur.

- Rentrez donc à l’intérieur, Mademoiselle Elizabeth, fit Mary, sa chambrière, vous allez retombez malade avec tout ce vent.

Lizzy soupira, le regard las, et obtempéra.

 

 

- Mademoiselle, vous n’y pensez pas !

- Je t’en prie ! Juste une fois !

Abe la considérait d’un air inquiet, ce qui avait le don de l’agacer.

- J’en ai marre d’être cantonnée à l’intérieur ! S’il te plaît, emmène-moi dans la forêt !

- Mais vous risquez de faire une crise d’asthme ! Il ne faut pas que vous fassiez d’efforts ! Et vous êtes trop jeune.

- Oh ça va toi, juste parce que tu as douze ans tu te trouves supérieur ?!

- Ce n’est pas le problème, Mademoiselle, je m’inquiète pour vous !

- Mais si tu me portes sur tes épaules, je ne ferai pas d’efforts, ça règle le problème.

Ils se défièrent du regard.

- Vos parents l’ont formellement interdit.

- Juste une fois ! Steuplaît steuplaît steuplaît !

Abe sembla se perdre un instant dans les iris azurée de Lizzy, il détourna le regard.

- D’accord, fit-il, mais juste une fois.

- Génial merci ! fit-elle en se jetant dans ses bras comme elle avait l’habitude de le faire.

 

Abe annonça qu’ils allaient se promener dans les jardins, et emporta quelques affaires avec lui. Une fois arrivés à la limite de la propriété, il installa Lizzy sur ses épaules et grimpa péniblement la clôture.

- Ça va ? demanda la fillette en le voyant essoufflé.

- Ça va, marmonna-t-il, mais son visage disait le contraire.

Il posa le pied dans l’herbe folle avec un soulagement perceptible.

- C’est trop beau ! s’exclama Lizzy. Regarde le ruisseau là, et là l’oiseau c’est quoi ? Oh t’as vu y a des crottes là-bas ! Tu crois qu’on va croiser des loups et des ours ?

- C’est peu probable, mais ne nous attardons pas, une petite promenade et on rentre.

- Oui oui. Et mais t’as vu les fleurs comme elles sont petites ! Et les…

Abe s’avança au milieu des arbres tandis que sa passagère continuait de babiller gaiement. Ils arrivèrent dans une clairière, là le sol était tapissé des pétales d’un arbre gigantesque. La fillette poussa un cri d’émerveillement et se tortilla pour descendre.

- Mademoiselle ce n’est pas raisonnable…

- Ne t’inquiète pas, je ne fais que marcher.

Elle défit les rubans qui nouaient ses cheveux blonds et enleva ses souliers.

Le contacte doux des pétales et de l’herbe la fit sourire, elle ne connaissait pas de sensation plus agréable. Elle marcha avec délice sur ce tapis coloré d’un bleu pâle. À ce moment-là, un coup de vent fit tomber une pluie de pétales. Lizzy ouvrit la bouche devant cette vision enchanteresse. Un rire pareils aux gazouillis d’un oiseau jaillit de ses lèvres roses, et elle se mit à danser, recueillant les pétales et les faisant voltiger.

Abe demeura muet devant ce spectacle enfantin et joyeux, cela faisait longtemps qu’il n’avait pas entendu ce rire si cher à son cœur.

Lizzy dansait, et les pétales semblaient danser avec elle, devenant autant de dentelles à sa robe et de rubans à ses cheveux. Ainsi vêtue, elle ressemblait à un ange.

Mais son rire fut prit de sursaut, et se transforma bientôt en violente quinte de toux.

- Mademoiselle ! s’écria Abe en sortant de sa torpeur contemplative.

La fillette tomba à genoux, sa respiration était sifflante et difficile. Ses poumons la brûlaient. Elle voulait sentir dans sa poitrine l’air pur et vivifiant mais un feu ravageur l’avait remplacé. Les larmes  roulèrent sur ses joues tandis qu’elle perdait connaissance, maudissant l’injustice de sa maladie.

 

Lorsqu’elle se réveilla dans son lit, sa respiration avait repris, mais ses poumons la tiraillaient toujours.

À ses côté se tenait Abe, le visage abattu et muet tourné vers le sol.

- Abe… , murmura-t-elle.

Il releva vivement la tête.

- Mademoiselle… comment allez-vous ?

- Ça va… Tu m’as ramenée à la maison ?

- Oui, je n’avais pas le choix.

- Ah… , souffla-t-elle déçue. Père… Père t’as puni ?

- Oh ce n’est rien, quelques coups de bâtons.

Il grimaça en changeant de position et s’aperçut soudain qu’elle pleurait.

- Mademoiselle, qu’est-ce qu’il y a ?!

- Je suis désolée, je suis désolée. Je voulais pas que tu sois puni par ma faute. Je te jure que plus jamais je te demanderai des choses interdites. Je te le jure.

- Allons, ne vous inquiétez pas pour moi, ne pleurez pas. Souriez plutôt, ça me fera du bien.

Malgré les larmes qui scintillaient doucement sur ses joues, un sourire un peu timide éclot sur son visage.

- Je te le jure, répéta-t-elle.

Et elle tint cette promesse pendant presque dix ans.

 

 

- On ne peut pas…

- Je t’en prie…

Abe et Lizzy échangèrent un regard, la jeune fille se laissa choir contre l’épaule de son frère de cœur.

- Je ne peux pas rester ici, il faut que l’on parte.

- Mais…

- S’il te plaît, Abe ! Je sais que je te l’avais promis, mais la situation a changé ! Il ne s’agit plus d’aller s’amuser dans la forêt, tu le sais bien. Tu l’as vu comme moi, cet homme détestable, immonde, que je dois épouser. Il va m’enfermer à jamais, il l’a dit lui-même. Je… je le hais, je ne veux pas de ce mariage, je ne peux pas…

Elle étouffa un sanglot tandis qu’il déglutissait.

- Vivre une vie de fugitive n’est pas une solution, Mademoiselle…

- Abe !

Elle avait relevé la tête vers lui, le fixant de ses yeux à la fois vifs et larmoyants.

- Abe… je préfère mille fois vivre cette vie que vivre avec cet homme. Je préfère partir en quête d’un bonheur incertain que d’abandonner tout espoir de l’atteindre. Je ne te demande pas de venir avec moi, je sais ce que tu risques à me suivre, mais juste de m’aider…

Les lèvres brunes du jeune homme se tordirent et ses yeux se mouillèrent.

- Non, souffla-t-il, je viendrai avec vous…

Il échangèrent un regard lourd de sens, un sourire de tristesse et d’espoir prit son essor sur les lèvres de Lizzy, elle enlaça son confident.

- Merci, murmura-t-elle.

 

 

Lizzy se rappellerait toujours de ce jour où elle avait vu la terre s’éloigner, et l’immensité vide de la mer la saisir. Ce jour-là, le ciel d’un bleu magnifique ne tolérait aucun nuage, l’air avait la fraîcheur de la fin de l’été et la douceur du début de l’automne.

Abe les avait fait embarquer dans un navire marchant pour Nuuk, au Groenland. Ils se seraient bien passés de ce détour vers le grand nord, mais le Naavik était le seul bateau qui les avait acceptés. Après le pôle nord, ils se rendraient en Europe, loin des parents de Lizzy et de son horrible fiancé.

Pendant cette traversée, Abe et Lizzy s’étaient encore rapprochés. Le voyage avait rappelé au jeune homme celui, semblable, qu’il avait fait depuis la Nouvelle Orléans jusqu’à Québec.

- Je ne viens pas du pays du chocolat, avait-il dit en lui racontant son périple, mais du pays du sucre, ce qui n’est pas si mal que ça, non ?

- Je suis déçue, lui confia-t-elle en riant, mon enfance s’effondre.

Ces deux semaines passées à bord du Naavik avaient sans doute été les plus heureuses de sa vie. Une fois accoutumée à la vie à bord, elle avait pu goûter à sa nouvelle liberté. Elle ne regardait plus la mer comme une étendue vide et hostile, mais comme un champ de possibilités infinies. Elle avait aimé l’odeur des embruns et bruissement doux des vagues.

Mais les jours radieux avaient pris fin. Le soleil avait été chassé, le ciel aussi, ne restait qu’un plafond noir, impitoyable, qui avait fait s’abattre sur eux un enfer tourmenté.

Le navire avait été dérouté et s’était réfugié à l’abris d’une immense baie bordant celle d’Hudson. Là, un iceberg avait ouvert la coque, et le Naavik avait disparu sous les flots.

Réfugiés dans des canots de sauvetage, tout le monde avait survécu. C’était à la force des bras qu’ils avaient gagné la terre.

Mais la tempête n’avait pas cessé pour autant.

À la recherche d’humains dans ce paysage glacial, ils s’étaient perdus. Peu à peu, comme l’eau qui file entre les doigts, leurs vivres s’écoulèrent. Ne restèrent que le froid monstrueux et la faim dévorante. Lizzy et Abe s’étaient retrouvés seuls dans ce monde blanc et hurlant.

Une nuit - ou était-ce le jour, elle ne savait plus vraiment - elle s’était assoupie vers la mort, vaincue. Elle avait fredonné jusqu’à perdre souffle la comptine qu’ils s’étaient inventés, comme un talisman mélodique qui la garderait en vie.

T’as la peau chocolat

T’as les yeux caramel

Gare à toi, parce que moi

Je vais te manger !

Mais en vain.

Pourtant elle s’était réveillée, le manteau d’Abe l’enveloppait de sa chaleur, et il s’était transformé en statue de glace. Sur ses lèvres grises semblaient flotter les dernières paroles de la chanson.

Tes yeux sont un ciel

Tes cheveux un soleil

Ton sourire est une fleur

Je t’aime de tout mon cœur

Le froid solitaire avait pénétré la jeune fille.

Voulant fuir cette réalité, elle s’était éloignée du corps, avait commencé à marcher sans but, escortée de flocons et de désespoir.

 

 

Elle se rappelait de tout.

Du froid qui dévorait son corps, des larmes qui cisaillaient ses joues.

Des ricanements de la tempêtes, du requiem des flocons.

Elle se rappelait de tout.

De la vie tombée à ses pieds en même temps que son corps.

De l’épaisse poudreuse dans laquelle elle coulait.

Elle se rappelait de tout.

Surtout de cette vision trouble, de cette silhouette blafarde et souveraine qui s’était dressée face à elle.

De cette voix au timbre neutre et profond.

Viens.

 

***

 

Lucy ouvrit les yeux, la vision du monde s’imposa à elle.

- Abe… , murmura-t-elle.

 

 

 

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Sorryf
Posté le 15/03/2019
Je viens de remarquer un truc : j'ai l'impression que tu aimes bien les relations maitre(sse)/serviteur toi non ? voyons :
Alexander/annabel<br />Katy/Onetto<br />plus ou moins Kat/Ajaruk
et maintenant Lucy/Abe ! Tu es percée à jour ! XD
J'ai trouvé ce chapitre excellent ! hyper triste, et en meme temps adorable... il tombe au bon moment dans la narration... aaaah, il m'a émue T.T
La petite chanson à la fin elle donne la chair de poule ! tu m'as ENCORE mis les larmes aux yeux, et ce à chaque fois que je scrolle pour relire la chanson T.T Trop triste.
AudreyLys
Posté le 15/03/2019
Bah tu m'apprends des trucs sur moi-même XD En vrai de ce que tu as lu, avec un contexte du XIXeme, ça s'intègre bien. Ça me vient facilement je suppose 
Ah merci, c'est cool si j'ai pu susciter ces émotions, ça prouve que je fais bien mon job^^
La chanson XD je la trouve nulle à vrai dire. Je l'ai improvisé au dernier moment et je pensais pas que tu la trouverai si bien 
Merci pour ta lecture et ce double commentaire !  
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