Chapitre 11

Par Tizali

Mardi 18 mars 2064

 

Je n’ai pas revu Iris depuis notre dernier échange. Elle est rentrée chez elle après être passée par le bureau, j’ai fait de même. Aujourd’hui est un jour nouveau, et je m’attends à ce qu’elle évite autant que possible de me rappeler son instant de faiblesse.

Mon café dans une main, l’autre dans ma poche, je traverse le couloir pour rejoindre notre bureau. Je passe devant celui de Goff et m’arrête net en entendant la porte s’ouvrir sans que personne n’en sorte. La poignée a mal été abaissée, le pêne a sauté au-dehors. L’éclat de sa voix me parvient sans que je ne distingue les mots. Il est au téléphone. Je n’hésite pas longtemps avant de me rapprocher discrètement et de me concentrer sur ce qu’il dit.

— … bien sûr, un jeu d’enfant. Mon agent s’en occupera, c’est l’affaire de quelques minutes. Oui ? Oui, tout à fait. Je lui fais confiance, ne vous inquiétez pas. Écoutez, je préférerais ne pas en parler via… oui… c’est ça, je vous envoie les papiers du restaurant afin que vous puissiez investir. Non, c’était un peu plus. Vous aviez dit dix pour cent. De toute manière, c’était clair entre nous ce jour-là, c’est tout ce qui compte. Ce sera redit par écrit… oui, et brûlé, bien sûr ! Je compte sur vous pour ne pas nous laisser tomber si nous faisons l’objet d’une enquête… voilà, vous savez que je suis votre obligé ! Merci. Au revoir.

Je bondis en avant, hâte le pas et rentre le plus silencieusement possible dans notre bureau. Iris est en train de siroter son déca, les yeux sur son écran. Elle se tourne vers moi quand j’entre et semble soutenir mon regard, plus pour ne pas me donner l’impression qu’elle m’évite plutôt que pour vraiment m’observer.

— Bonjour, dit-elle.

— Bonjour. Euh… je viens de passer devant…

Je m’interromps, colle mon oreille à la porte. Aucun bruit, mais notre bureau est attenant à celui de Goff. Je ne peux pas en parler ici. Je secoue la tête, me dirige vers ma place et pose mon café. J’allume l’ordinateur tout en réfléchissant, ignorant l’air intrigué d’Iris.

— On en parlera plus tard. Du nouveau pour aujourd’hui ?

— Oui, une récidive de vol à l’étalage. Je m’en occupe tout à l’heure. Toi, tu vas annuler la mort de Maxime, on a déjà trop tardé. Et avant ça… enfin, si tu étais sérieux, tu dois t’entretenir avec Lucile Simon.

Elle semble douter de ma volonté de le faire. J’acquiesce sans me démonter.

— C’était cent pour cent sérieux. Je ne suis pas une femme battue, et surtout, je ne suis pas Lucile. Ce serait drôlement présomptueux de ma part de penser que je peux deviner ce qui lui passe par la tête et ce qui la motivera à agir, dans un monde où elle n’a jamais perdu son mari et où quelque chose d’obscur et d’inexplicable fait qu’elle est encore avec lui.

— Tu ne le comprends pas, c’est ça ?

— Je ne pense pas pouvoir le comprendre. C’est grave ?

Iris secoue silencieusement la tête. J’avais peur de me la mettre à dos, mais je suppose qu’elle est d’accord avec moi sur ce point. Je ne peux pas m’empêcher de juger certaines personnes. Je suis humain. Mais j’essaie autant que possible de considérer le fait qu’on est tous différents et que nos réactions face à une situation ne regardent personne d’autre que nous.

— C’était quoi, le truc dont tu voulais me parler ? demande-t-elle.

J’hésite et jette un coup d’œil sur le mur qui nous sépare de la pièce où Goff travaille. Si je pouvais l’entendre, il y a un risque que lui m’entende également si je parle aussi fort.

— Tu ne l’as pas entendu ? dis-je tout bas.

Elle semble comprendre de qui je parle, secoue la tête en fronçant les sourcils. Je soupire, me lève avec mon café, la rejoins et attrape la chaise de Jensen pour me rapprocher d’elle. Je m’y assois et me penche vers elle. Nos genoux et une partie de nos cuisses se touchent. Elle remue sur son siège, mal à l’aise, et fixe son bureau pour ne pas avoir à plonger ses yeux dans mon regard visiblement dérangeant.

— Il était au téléphone, murmuré-je. Il parlait avec un type qu’il vouvoyait. Pas n’importe qui, de ce que j’ai compris. Il lui a dit qu’un agent, moi probablement, s’occuperait de je ne sais quoi. Je pense que le gars va financer le restaurant du Sablier, la façade de la secte…

Je m’interromps, passe carrément au chuchotement. Je vois Iris frémir de m’entendre si près de son oreille.

— … après avoir obtenu de l’argent grâce à Goff. Dix pour cent du total lui reviendront en l’occurrence.

Iris lève les yeux et les tourne vers moi. Elle a l’air inquiète de ce que je lui dis, mais notre proximité semble jouer grandement dans son malaise. Elle louche sur mes lèvres, se détourne aussi soudainement qu’elle s’est laissée aller.

Tenté moi aussi, je pose quelques doigts sous son menton, puis sur sa mâchoire, et la tire doucement pour l’orienter vers mon visage. Ça aurait pu être gênant si elle n’avait pas l’air aussi vulnérable, jouant le jeu sans le vouloir. Je me rapproche, petit à petit. Nos nez se frôlent. L’air crépite. Nos lèvres sont sur le point de se toucher. Je m’en délecte d’avance.

Des doigts glacés enserrent ma gorge, d’abord doucement, puis avec plus de brutalité.

— Je peux savoir ce que tu fais ?

Odeur de déca dans le nez, l’haleine d’Iris. Je pourrais faire avec ça tous les matins. Je crois. Ce serait bien une première, pour moi.

— Quoi, tu ne veux pas ? Je dois te le demander à chaque fois ?

Plissant les yeux au souvenir de ma requête de l’embrasser, au bar, elle me repousse en appuyant sur mon larynx et se lève, lissant son chemisier à peine froissé par la position assise.

— On n’est pas un couple, que je sache, grogne-t-elle. C’est arrivé une fois, c’était une erreur de ma part, ça n’arrivera plus. Tu as Manon, et toutes les autres.

— Je ne coucherais plus avec Manon pour tout l’or du monde.

Elle lève un sourcil et me toise sans rien dire, mais l’air de penser : « il reste toutes les autres ».

— Je ne serai jamais rien de plus qu’un dragueur compulsif, pour toi ? demandé-je d’un ton faussement plaintif.

Elle fait semblant de réfléchir et répond :

— Le Gabin que j’ai connu se vantait de ses conquêtes un jour sur deux, grand max trois, quand il venait bosser. J’ai eu droit tous les jours à la machine à café à ses plaisanteries grivoises accompagnées d’œillades dignes d’un gamin encore aux études. Ce n’est pas après quelques jours à travailler avec toi maintenant que tu me convaincras que tu as changé.

Des plaisanteries grivoises et des œillades ? Ça ne me ressemble pas du tout. Étrange.

— J’étais comme ça depuis le début ? m’étonné-je.

— Euh… non, tu étais un peu plus réservé les premiers mois. Tu as essayé de me mettre dans ton lit, ça n’a pas marché. Tu as continué à draguer des filles régulièrement… Je crois qu’à un moment, tu t’es mis à ralentir le rythme, tu devais traverser une période difficile. Et puis, d’un coup, c’est revenu et tu ne m’as plus lâchée. « Tu aurais vu le corps de cette blonde, hier ! » et ainsi de suite. Tu les comparais même parfois à certaines de nos clientes pour que je visualise mieux. T’étais vraiment lourd.

Mouais. Ce n’est pas moi. Enfin… j’avoue reconnaître vaguement le comportement que j’avais eu lorsqu’au lycée, une amie à moi avait commencé à me plaire sérieusement. Je m’étais mis à lui décrire mes conquêtes avec un peu trop de précision. Je ne sais pas si c’était pour la rendre jalouse ou pour faire semblant que tout allait bien, mais je me souviens avoir été agacé par son intérêt pour les filles que je décrivais en question. Il s’est avéré plus tard qu’elle était en fait du même bord que moi…

— Je suis pas comme ça, dis-je en secouant la tête pour oublier tout ça.

— Tu es Gabin Orsoni. Tu n’as pas la même expérience, mais il y a une limite au changement d’une personnalité à travers les lignes de temps.

— Ça veut dire que t’en pinces aussi pour moi ?

Je ne dis même pas ça avec humour, mais j’étire un sourire forcé sur mes lèvres parce que sinon, j’aurai vraiment l’air con. Elle me fusille du regard. Ouais, c’est bien ce que je pensais. Je fais pas le poids contre moi-même.

Plus agacé par cette conclusion qu’Iris, je hausse les épaules et je change abruptement de sujet.

— Je ne t’ai pas raconté ce qui s’est passé à la secte, hier. J’ai eu un aperçu des recherches de Uguen.

Iris plisse les yeux mais m’écoute, reconnaissante qu’on parle enfin d’autre chose. Elle tire sa chaise à elle et s’assoit pour rester à une distance raisonnable de moi, quitte à ne pas se trouver exactement devant son bureau. Elle finit son café pendant que j’explique.

— C’était deux des nombreux dossiers aux données similaires. Uguen expérimentait avec la chronoénergie. Il avait réussi l’exploit de baisser ses fluctuations pendant un certain nombre de jours, avant que ça remonte sans prévenir. Après ça, plus aucune réaction aux mêmes tests.

— Je vois. Ce qu’on avait trouvé, nous, c’était un document qui prouvait que je ne sais quel gaz avait changé définitivement le comportement de la chronoénergie et qu’il suffisait d’un rien pour qu’elle disparaisse complètement.

J’aurais mieux fait d’étudier la chronoénergie, vraiment. Je n’y comprends rien.

— Tu veux dire qu’après une expérience de Uguen, la chronoénergie réagissait à ce gaz de la même manière que ce que j’ai vu dans ces dossiers ? demandé-je.

— Je veux surtout dire que sa concentration était en décroissance constante et qu’il en était probablement la cause. Le temps pressait, j’ai dû rapidement procéder à l’annulation pour empêcher qu’elle descende à zéro.

Ça me paraît fou, et même si je suis nul en physique et en chimie, je ne vois pas dans quel monde tout ça pourrait avoir du sens.

— On dirait plutôt qu’elle fait ça toute seule, pensé-je tout haut.

— Qui ça ?

— Ben, la chronoénergie.

Iris me dévisage, interdite. Puis je regarde le dossier posé sur son bureau, nos ordinateurs. Je jette un coup d’œil derrière moi, non pas en direction du bureau de Goff cette fois, mais plutôt au-delà, là où se trouve la salle de la chronomachine.

— Tu crois pas que…, murmuré-je.

— J’y ai pensé, répond-elle d’un ton très calme.

— On parle de la même chose ? La chronoénergie, elle pourrait simplement fluctuer selon les lignes de temps ?

Iris hoche la tête.

— Uguen pourrait s’être persuadé qu’il était à l’origine de la chute de son activité, poursuivis-je pensivement. Mais ce serait juste… nous. Les agents du temps, changeant la ligne de temps en annulant des choses. Mais pourquoi est-ce que la chronoénergie serait moins faible dans certaines lignes de temps ?

— Je ne sais pas, soupire Iris.

Un silence s’installe quelques instants, et je la vois hésiter à parler. Elle lâche un petit rire et finit par ajouter :

— Je me suis déjà demandé si ce n’était pas un peu une histoire de… destin. Ou… je ne sais pas. Comme si la chronoénergie n’était présente que pour nous permettre de trouver la bonne ligne de temps. Après quoi elle disparaîtrait, nous laissant vivre l’instant présent sans plus aucun pouvoir sur le passé.

— Une vraie petite religion, dis-je sur un ton léger.

Elle rit encore, un peu nerveusement. Elle acquiesce et, après quelques secondes d’immobilité, s’ébroue.

— Mais bon, tu admettras que le problème reste entier. Nous ne voulions pas voir la chronoénergie disparaître. Que ce soit un phénomène naturel ou non, la solution était la même. Et nous avons réussi, puisque ses fluctuations ont repris avec autant de force qu’avant.

Iris dit cela d’une voix forte. J’ai l’impression qu’elle essaie de s’en convaincre.

— Il y a des fois où tu voudrais revenir en arrière ? demandé-je doucement.

Son regard, tressautant du sol à moi, puis de moi au sol, trahit la véritable réponse à cette question, mais elle choisit de rétorquer :

— Je ne regrette rien. Nous n’avions pas le choix.

Je lui souris et me lève, repoussant le siège de Jensen pour lui laisser la place de revenir devant son bureau.

— Bon, eh bien… je vais appeler Lucile. Bon courage avec ton ou ta récidiviste.

— Merci. Et… bon courage à toi aussi.

Je tire mon téléphone de ma poche et sors du bureau pour la laisser seule. Je sens qu’elle a besoin d’être tranquille. En refermant la porte, je croise Jensen, les pattes d’oie aux coins des yeux, me souriant.

— Alors, ça va ? Iris n’est pas portée disparue ?

— Oui, tout le monde est vivant, plaisanté-je. Bonjour, boss.

Il rigole en entendant ce surnom, me tapote l’épaule et rentre dans le bureau. Un monde où j’ai côtoyé Iris depuis mes vingt-et-un ans, où ce type est mon patron… si elle ne le regrette pas, moi, en tout cas, je pense le regretter. Mais je sais qu’elle ment. Et je n’aimerais pas être à sa place.

J’appelle Lucile Simon.

— Allô ?

— Bonjour, c’est Gabin Orsoni, des agents du temps. Je ne vous dérange pas ?

— Bonjour… non…

— Je vais annuler le meurtre de votre mari aujourd’hui, j’aurais besoin de m’entretenir avec vous une dernière fois avant d’y aller. Est-ce que vous pouvez passer me voir ?

Je traverse le couloir et rentre dans une pièce d’archive histoire de ne gêner personne.

— Euh… Je ne comprends pas, vous n’avez pas une semaine pour procéder à l’annulation ?

— Que voulez-vous dire ? l’interrogé-je, surpris.

— Eh bien… je croyais que vous alliez attendre encore deux jours. Maxime est mort il y a cinq jours, vous avez donc encore deux jours pour… pour annuler sa mort. Vous savez déjà qui l’a tué ?

Un silence s’installe. Ce sont des aveux qu’elle souhaite un peu plus de temps sans cette brute dans sa vie, ou je ne m’y connais pas.

— Madame Simon, nous disposons de sept jours à partir du meurtre pour effectuer l’annulation. Ça ne veut pas dire que nous attendons sept jours. Ça veut dire qu’au-delà, nous n’avons plus le droit de sauver votre mari. Nous serions de bien mauvais agents si nous attendions cette limite pour tenter la moindre chose. Vous imaginez, si l’annulation ne se déroule pas comme prévu ? Nous n’aurons pas la moindre marge de manœuvre.

— Je vois… si c’est comme ça, alors d’accord, je vais venir. Je suis disponible ce matin, ça vous convient ou vous êtes occupé ?

— C’est parfait. À tout de suite.

Je raccroche et observe mon téléphone pensivement. Lucile voudrait probablement gratter le peu de temps qu’elle peut, dans cette réalité-ci, pour profiter de son indépendance retrouvée, de sa liberté. Sans être responsable de sa mort, sans forcément souhaiter qu’elle persiste, elle paraît presque apprécier ce répit offert par l’assassin. Par sa propre mère, en l’occurrence…

Pour patienter, je me rends dans la salle de repos et je m’avachis sur un pouf. Je pousse un long soupir et me concentre pour ne pas m’endormir immédiatement. Le visage d’Iris apparaît sous mes paupières fermées, et je me repasse les scènes qui nous ont rapprochés ces derniers temps. Beaucoup de choses sont arrivées depuis que je travaille ici. En temps normal, quand je ressens un tel béguin pour une fille, je m’inquiète et je vais voir ailleurs jusqu’à ce que ça passe. Mais cette fois, et parce que les circonstances sont particulières, parce que mon attitude dans cette autre ligne de temps ne semble pas avoir porté ses fruits et l’a même éloignée de moi, j’ai envie de me réserver. Je suis sans doute idiot. Ce n’est pas parce que je le fais qu’elle me laissera entrer dans son cercle intime. Mais c’est plus que ça. Je n’ai pas envie d’aller voir ailleurs. C’est en train de tourner à l’obsession. J’appuie les paumes de mes mains dans mes orbites, contre mes yeux brûlants. D’habitude, mes craintes de m’attacher suffisent à me réveiller, me donner un coup de fouet, m’inciter à enchaîner les coups d’un soir pour me changer les idées. Là, je n’en ai pas la volonté. J’ai même l’impression que je pourrais tenir encore longtemps sans… exercices nocturnes. Fallait que ça m’arrive. Fallait que je tombe amoureux un jour, d’une de ces femmes qui ne veut de moi sous aucun prétexte. Quelle poisse.

Je repense à sa théorie de la bonne ligne de temps, celle où la chronoénergie aurait disparu. Si c’était ça, alors ça voudrait dire que celle qu’elle a modifiée était la ligne de temps définitive. Que c’est ce Gabin-là qui avait une chance avec elle. Le bon Gabin. L’imbécile qui lui racontait le bon temps qu’il prenait avec les filles du bar. Quand je pense qu’il ne l’avait pas touchée… contrairement à moi, qui ai passé une nuit avec elle. Qu’est-ce qui nous différencie ? Est-ce que je suis plus doué que lui à la drague, à cause de toutes ces années de débauche à chercher un boulot sans conviction et à me la couler douce ? Est-ce que c’est parce qu’Iris a craqué, qu’elle me connaissait depuis suffisamment longtemps et que me retrouver a agi en catalyseur ? Ou bien… est-ce qu’elle n’attendait que ça, que l’autre Gabin fasse un pas vers elle ?

Je suis probablement un gros nul, toutes lignes de temps confondues. Je n’ai pas su repérer les signes et je l’ai fait souffrir. Et le simple fait que je pense cela : « je l’ai fait souffrir », me donne envie de lever les yeux au ciel. J’ai vraiment besoin de m’envoyer en l’air avec la première venue.

Mais je ne vais pas le faire.

 

*

 

— Comment vous sentez-vous ?

Embarrassée, Lucile se tortille les mains. Elle a relevé une partie de son carré de cheveux, qu’elle a attachée en un petit chignon, libérant son front et ses tempes.

— Je vais bien, merci. Vous vouliez me poser d’autres questions sur le meurtre ?

— Pas forcément sur le meurtre. J’ai juste besoin d’échanger avec vous.

Je cherche mes mots. Elle se mord la lèvre, fronce les sourcils. Ne me regarde pas en face.

— J’avoue ne pas comprendre, hésite-t-elle. Je croyais que vous aviez besoin de détails précis sur ce jour-là. Ou bien… vous pensez que je suis la coupable ?

Cette fois, elle se force à relever les yeux. Elle n’a pas vraiment peur de moi. Elle est juste incroyablement inconfortable en ma présence. Introvertie, probablement. Je prends mon temps pour réfléchir, quitte à faire attendre ma réponse, pesant chacun de mes mots. Je ne pense pas qu’essayer de la protéger à tout prix, soigner les apparences, l’aidera.

— Soyons honnêtes, tous les deux. Ce sera plus simple. Maxime vous faisait du mal. Oui ?

Ses yeux fixés dans les miens cessent de ciller. Elle ne répond pas, alors je poursuis.

— Et maintenant qu’il n’est plus là, il ne peut plus vous faire de mal. C’est mathématique.

— Je… je ne l’ai pas…

— Vous ne l’avez pas tué, je sais. Je suis en train de vous dire que ça n’a rien à voir. Vous pouvez être soulagée de son absence sans être la raison de sa disparition. Et vous n’avez pas à vous sentir coupable pour autant.

Son visage se durcit, elle ne dit rien. Ce n’est pas auprès de quelqu’un comme moi, un agent du temps, qu’elle admettra tout ça si facilement. Je suis pratiquement un flic.

— Je connais une autre femme, dis-je. Une autre femme à qui un homme fait du mal.

Une pause. Elle ne réagit pas.

— Bien sûr, sa situation est différente, expliqué-je. Son mari n’est pas mort. Je ne sais pas comment les choses se passent dans leur couple. Ni avec quelle régularité il prend l’ascendant sur elle. À mon humble avis, une fois suffit pour le considérer comme ce qu’il est. Vous savez très bien ce que je veux dire.

Elle s’affaisse un peu. Son regard parcourt les murs de la salle d’interrogation. Elle ne semble pas vouloir être ailleurs, mais elle ne sait pas où je veux en venir. Je ne suis pas sûr de le savoir moi-même.

— Je ne me permettrais pas de juger de leur vie et de leurs raisons d’être ensemble. De ses raisons à elle de rester avec lui. Mais en tant que tierce personne, je veux pouvoir faire quelque chose. Vous qui savez ce que ça fait d’être enfin libre de la tyrannie de votre mari, que diriez-vous à cette personne ? Pensez-vous qu’elle devrait fuir ?

— Je… ne la connais pas, je…

— Ce n’est pas une question piège, Lucile. Je veux juste savoir ce que vous ressentez. Pensez-vous qu’elle devrait fuir, qui qu’elle soit ? Pensez-vous qu’elle serait mieux sans lui qu’avec lui ? Malgré tous les obstacles à franchir pour lui échapper ?

— Oui, elle serait mieux sans lui. Mais si on m’avait dit de quitter Maxime… et d’ailleurs, on me l’a dit… je ne l’aurais pas fait. Pas forcément. C’est compliqué…

— Oui, mais si cette femme vient d’apprendre qu’elle est enceinte de lui ?

Lucile me fixe soudainement et ses yeux s’emplissent de larmes à une rapidité qui me sidère. Je n’avais pas l’intention de la faire pleurer. J’espère que je n’ai pas signé la fin de notre échange. Des sanglots se mettent à la secouer, elle se cache le visage dans ses mains. Merde.

Je me lève, contourne la table et m’assois à côté d’elle. Je la prends dans mes bras malgré son léger mouvement de recul. Au bout de quelques instants, elle se met à me serrer en retour, à s’agripper à moi. Elle essaie de s’excuser plusieurs fois, la respiration entrecoupée, mais je n’y comprends rien et je m’en fiche.

Lorsqu’elle se détache enfin de moi, elle s’essuie rapidement les joues et gémit :

— C’est de moi que vous parliez ?

Je hoche la tête et m’écarte, mais je reste à côté d’elle. Les larmes continuent de couler abondamment sur ses joues, mais elle ne sanglote plus.

— Je veux savoir comment vous vous sentez maintenant, Lucile. Je veux que vous me disiez que vous êtes libre, que vous ne voulez plus jamais le revoir. Que vous voulez protéger votre enfant, et que vous avez un plan pour la suite. Tout ça en imaginant qu’il ne reviendra pas… je veux que vous me confirmiez ce que je ne sais pas forcément. Que vous êtes convaincue que vous vous en sortirez sans lui, comme vous ne l’étiez pas la semaine dernière. Est-ce que je me trompe ?

J’ai l’impression que ce que je lui dis lui insuffle de l’énergie, plus que retrouver son mari vivant ne l’angoisse. Un sourire timide se dessine sur ses lèvres, elle ferme les yeux et elle acquiesce en silence. Lorsqu’elle les rouvre, elle me regarde sans complexe.

— Vous ne vous trompez pas, souffle-t-elle.

— Alors dites-moi comment la convaincre. Cette autre femme.

L’attitude de Lucile change alors du tout au tout. Elle pose ses avant-bras sur la table, inspire et se met à réfléchir. S’ensuit alors une conversation intelligente sur les problèmes posés par cette situation difficile dans laquelle Maxime existe bel et bien, la différence d’état d’esprit entre elle et celle qu’elle était avant le meurtre, la complexité de trouver le bon argumentaire quand déjà, lorsque l’interlocuteur faisait partie de la famille et des amis, ça ne l’atteignait pas.

— Vous devez parvenir à vous parler à vous-même, résumé-je sans trouver ça simple pour autant. Le fait de savoir que les mots viennent de votre vous du futur ne suffira pas.

— Je sais, vous n’avez pas idée. Et vous… vous allez me faire peur.

— Allons, souris-je. Je ne vous fais pas vraiment peur, si ?

— Non, mais… je ne serai pas en confiance.

— Vous n’avez pas un truc à me raconter que vous seule savez, qui pourrait faire office de… mot de passe ?

C’est maigre, mais ça pourrait suffire. Je ne sais pas comment elle fonctionne et si ça la rassurerait. Mais elle secoue la tête, ennuyée.

— Je sais comment j’étais, explique-t-elle. Rien ne pouvait m’ébranler. Je veux dire… ma mère, mes amis, et même certains de ceux de Maxime ont essayé de me persuader de divorcer. Mais je suis restée. Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est plus simple. Parce que c’est la seule réalité que je connais. Maxime a été mon premier compagnon. Je le connais depuis l’université. On est ensemble depuis si longtemps… Il n’était pas violent au début, c’est venu progressivement. Je l’ai aimé, je l’aime encore, je crois. Il a changé, mais c’est toujours lui, et je suis toujours moi. Il ne comprendrait pas. Et puis… je ne sais pas comment il réagirait si je le quittais. Surtout maintenant que je suis enceinte… Où est-ce que j’irais ? Ma mère pourrait m’accueillir, mais il me retrouverait, il sait où elle habite. Je n’ai nulle part où aller. Aujourd’hui, tout est plus simple. Il n’est plus là. Je n’ai pas à m’inquiéter de savoir où il se trouve. J’ai mis un peu de temps, mais j’ai fini par me rendre compte qu’un avenir est possible. J’ai surtout compris que jusqu’à ce que je perde Maxime, je l’avais oublié. Je ne pourrais plus revenir en arrière. Et ça… la Lucile du passé ne le comprendra jamais.

— J’aurais dû vous enregistrer, marmonné-je.

Quelle pression… Est-ce que je suis capable de trouver les mots justes ? Même elle semble hésiter. Vraiment, la meilleure solution serait… Non, je n’ai pas le droit de faire ça. D’un autre côté, si Lucile du passé me remercie pour le conseil de quitter son mari, mais me dit que ça ne me regarde pas, je serai bien embêté. Et investi comme je suis à ce stade, je me vois mal la laisser tomber.

— Il y aurait bien un truc que je pourrais faire, mais…

J’hésite. Lucile ouvre de grands yeux, intriguée et soudain pleine d’espoir.

— Oui ?

— Il ne faudrait pas perdre de temps, vous devrez m’obéir au doigt et à l’œil et surtout, c’est pas très légal.

— Comment ça, pas très légal ?

— Vous pourriez venir avec moi.

— Venir avec vous ? C’est-à-d…

Elle s’interrompt. Me dévisage cette fois comme si j’étais le père Noël.

— Vous feriez ça ?

— J’ai besoin d’une dernière confirmation, pour me rassurer. Si Maxime n’était pas mort, mais dans votre état d’esprit de maintenant… le quitteriez-vous ?

Lucile n’attend pas plus d’une seconde avant de répondre :

— Oui. Sans hésiter.

— Bon.

Je me lève. Fais quelques pas pour me dégourdir les jambes et assimiler pleinement dans quelle mouise je viens de me fourrer. Il n’y a que moi pour faire ça, non ? Iris me connaît. Ce n’est pas pour autant qu’elle me pardonnerait si elle en entendait parler.

— Je dois aller demander un truc aux experts en chronoénergie et on y va. On n’a pas le temps de faire ça plus tard, sinon, ça se fera sans vous.

Lucile hoche vivement la tête. Elle est motivée comme jamais. J’espère ne pas la décevoir.

M’assurant de ne croiser personne, je vais voir Bastien et Taric et leur demande un code pour le jour du meurtre, quelques heures avant que la mère et la fille n’arrivent au domicile après les courses. Je redescends ensuite voir Lucile, qui m’attendait avec impatience.

— C’est bon ? demande-t-elle. On y va ?

— Oui, mais il va falloir être discrets. Restez derrière moi. Si on croise quelqu’un et qu’il me demande ce que vous faites au troisième étage, je vais devoir être inventif.

Elle me suit jusque dans l’ascenseur, puis dans les couloirs du 3e. Je m’attends à tout moment à ce qu’on nous intercepte.

— Dépêchez-vous, entrez dans cette pièce.

Elle ouvre la salle de la chronomachine et s’y glisse rapidement. Je surveille l’extérieur une dernière fois avant de la suivre.

— Contournez par la droite. Ne touchez à rien.

Je reste derrière elle le long de la petite passerelle jusqu’aux empreintes au sol. Je rentre consciencieusement le code, le regard sautant de la porte aux chiffres, des chiffres à la porte, avant d’enfin activer le levier.

— Voilà.

— Comment ça, voilà ?

— Vous n’avez rien senti ? m’étonné-je.

— Ah, si… maintenant que vous le dites.

Je lui fais signe de bouger et retourne à la porte. L’ouvre prudemment et jette un coup d’œil dehors. Personne.

— Sortez et magnez-vous d’atteindre l’ascenseur. Je risque gros, si on vous trouve ici aujourd’hui.

Je la suis du regard alors qu’elle se hâte dans le silence. Elle appelle l’ascenseur, qui s’ouvre immédiatement. Il est vide. Je soupire et la rejoins sans perdre de temps. J’appuie sur le bouton du premier étage. Nous sortons, empruntons les escaliers de l’arrière du bâtiment. Sans croiser qui que ce soit.

— Si on était dans un film d’action, je vous dirais que c’est trop calme à mon goût, fais-je remarquer, nerveux. Trop facile.

Lucile lâche un rire léger.

— On a juste de la chance. Je suppose qu’il faudra revenir tout à l’heure ?

— Effectivement. Venez, on va y aller en voiture.

Je prends le volant et elle monte à l’arrière.

— Au cas où, se justifie-t-elle. On n’est jamais trop prudents.

— Vous avez raison.

Je démarre après avoir configuré le GPS. Le début du trajet se fait dans le silence, mais rapidement, Lucile, dont je crois bien avoir gagné la confiance, se met à me poser des questions personnelles.

— Vous êtes un homme bien, apprécie-t-elle. Vous avez quelqu’un dans la vie ?

— C’est… compliqué.

— Vous êtes amoureux ?

Je ris. Est-ce qu’on est encore à l’école primaire ?

— Ou bien vous êtes dans une situation comme la mienne ? Vous voulez rompre ?

— Non… disons…

J’hésite, puis je me résigne.

— La première option. Sans doute. Mais elle a ses raisons de me fuir.

— C’est vrai ? Je la connais ?

Je lui jette un coup d’œil dans le rétroviseur.

— C’est un interrogatoire ? demandé-je, mi-amusé, mi-gêné.

— Donc je la connais…, murmure-t-elle pour elle-même, ignorant ma question. C’est votre collègue ? Celle qui vous accompagnait ?

Je commence à regretter de l’avoir emmenée. Non seulement elle se souviendra de l’annulation, mais également de tout ce que j’accepte de lui raconter en cet instant. Qu’elle n’aille pas le mentionner à Iris après coup…

— Qu’est-ce qui est compliqué ? ajoute-t-elle. Elle a l’air plutôt réceptive.

— Ah oui ?

Je souris. Réceptive, ça oui, Iris l’est. C’est le reste qui coince.

— Vous n’avez pas essayé de l’inviter quelque part ? À boire un verre, ou pour un déjeuner, un dîner, un ciné…

— Dites donc, vous y allez. J’ai pas forcément envie d’en parler.

— C’est comme vous voulez, se renfrogne-t-elle. Je voulais vous aider, vu ce que vous faites pour moi.

— Malheureusement, vous ne pouvez pas vraiment m’aider. Ma situation est un peu particulière.

— Donc vous ne l’avez jamais invitée ?

— Si… une fois.

— Et ça s’est mal terminé ?

Je soupire et je réfléchis. Quand on y pense, non, ça ne s’est pas mal terminé du tout. Si je n’avais pas tout fichu en l’air avec mes questions, on aurait dormi l’un contre l’autre, et ça m’aurait bizarrement beaucoup plu. Je m’imagine me réveiller le matin avec Iris dans mon lit, encore endormie. Les cheveux en bataille… un peu de sa peau encore appuyée contre la mienne, sans qu’elle ne le sache, sans que sa conscience ne lui hurle de tout de suite interrompre ce contact. Ce serait sympa.

— Le feu est vert, dit Lucile.

— Ouais… pardon.

Je redémarre et oublie plus ou moins volontairement de répondre à sa dernière question. Sentant mon changement d’humeur, elle n’insiste pas et je lui en suis reconnaissant. C’est vrai que c’est contradictoire. Je suis en train de l’aider à quitter son mari, elle veut m’aider à me mettre en couple. Mais tout n’est pas si simple, dans la vie. Parfois, on pense connaître l’autre… mais il n’est pas exactement celui que nous avions imaginé. C’est comme cela qu’Iris doit me voir. Un genre d’inconnu. C’est moi, et il est probable qu’elle m’aime quand même. Mais je serais un véritable idiot d’en profiter. Je ne veux pas être un substitut.

— Vous pensez que notre ligne de temps actuelle subsistera malgré tout ? demande Lucile pensivement.

— Celle où Maxime est mort ?

— Oui. Celle où j’étais certaine d’être heureuse, quoi qu’il arrive.

— Vous pouvez croire ce qui vous plaît. Mais dans la théorie, non. Il n’existe qu’une seule ligne de temps. Elle change lorsque nous la modifions, et remplace l’ancienne. Votre vous d’avant ne continue pas de vivre en parallèle de votre vous de maintenant.

— D’accord.

Elle paraît déçue en sachant cela. Je comprends ses regrets. Mais sa situation est loin d’être terrible.

— Lucile.

Je ralentis un peu en voyant que nous arrivons bientôt, m’arrête au feu orange.

— Quoi ?

— Vous vous apprêtez à faire exister le meilleur des deux lignes de temps. La survie de l’homme que vous avez aimé, aussi cruel qu’il puisse être à ses heures, mais aussi votre liberté. Et en plus de ça, vous êtes ici avec moi. Vous n’allez pas oublier, mais fusionner avec cette Lucile que vous vous apprêtez à rencontrer, dès l’instant où nous rentrerons de notre petit voyage. Que pouvez-vous espérer de plus ?

Ses yeux se mettent à briller et elle acquiesce avec émotion.

— Vous avez raison, c’est parfait. Je ne sais pas comment vous remercier.

— C’est très simple, dis-je tranquillement. Quand tout ça sera terminé, je veux savoir que vous vous en êtes sortie.

— Oui… je vous donnerai de mes nouvelles, sans faute.

Satisfait, je reprends la route dès que le feu vert s’allume et je me gare aussi tôt que possible, anticipant le manque de place devant chez les Simon.

Après être sorti du véhicule, j’ouvre la portière de Lucile mais la bloque alors qu’elle enlève sa ceinture.

— Je ne veux pas vous enfermer dans la voiture, dis-je, je vais devoir vous faire confiance. Je veux que vous restiez là jusqu’à mon retour.

— Quoi ? Mais… et le meurtrier ? Et mon moi du…

— C’est prévu. Mais sans vous. Si on vous voit, il peut y avoir d’énormes effets de bord. Je vais revenir avec Lucile. Votre boulot, jusque-là, c’est de ne pas vous faire voir. Si vous devez vous baisser, vous le faites. Est-ce que c’est clair ?

Elle hoche la tête. Elle semble comprendre combien c’est important pour moi qu’elle m’obéisse. Le plus dur reste à venir.

— Et ne vous inquiétez pas, ajouté-je en murmurant, craignant de l’avoir brusquée. Tout devrait bien se passer.

Sur ce, je ferme la portière et m’en vais d’un bon pas. L’appartement est à trois ou quatre minutes à pied et je dois intercepter la mère avant qu’elle monte dans l’immeuble, et la fille avant qu’elle parte chercher une place dans le parking souterrain.

Les mains dans les poches, je chemine en repensant à l’interrogatoire de fortune dans la voiture, à mon monologue intérieur dans la salle de repos. Je réfléchis trop, en ce moment. Ça ne me ressemble pas. D’un autre côté, si la seule chose que je faisais jusqu’à présent pour échapper à cette étape de mes questionnements existentiels, c’était m’envoyer en l’air, je comprends pourquoi Iris me considère comme un coureur de jupons, et Manon comme un obsédé du cul. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je peux faire en dehors d’aller au bar, poser mon derrière sur l’un de ces tabourets moelleux et attendre que Robin rabatte sur moi un joli spécimen après m’avoir laissé m’épancher trop longtemps sur ma pauvre petite vie monotone. C’est vrai, ça, tiens. Robin, c’est mon psy. Et Iris avait l’air de le connaître et de savoir où je m’assieds toujours. Dans mon bar favori. Est-ce que ça voudrait dire que dans cette autre ligne de temps, mon pote de toujours m’apportait une véritable écoute, plutôt que juste une aide pour pincer ? Intéressant…

Je m’appuie sur un arbre non loin de la camionnette voleuse de places de stationnement et guette les voitures qui passent en essayant d’échapper aux pensées qui virevoltent dans ma tête. Iris m’a épargné le pire en me laissant oublier. Je ne suis pas le plus à plaindre. Et pourtant, ma vie n’a jamais été aussi chamboulée que maintenant. La secte, les agents du temps, les meurtres dont j’ai été victime, ceux que j’ai annulés, Iris qui pleure sur le siège passager… Iris tout court. Bon sang, je n’arrive pas à me la sortir de la tête. Mais je reste sur ma position : si ce n’est pas moi qu’elle voit quand elle m’embrasse, à quoi bon ? Je préfère encore qu’on reste amis. C’est fou, ce que quelques années de vie font sur quelqu’un. Elles le forgent. Elles détruisent les espoirs d’une relation qui était vouée à fonctionner, à terme. Ce Gabin-là avait une chance avec elle, je le sais. Il n’avait plus qu’à se lancer. Je donnerais tout pour être à sa place, pour ne pas ressentir cette amertume.

Devant moi passe une voiture. Alors que mon esprit torturé se morfond sur lui-même et que je suis en train de planifier mentalement une petite visite au bar de Robin, je réalise à retardement que c’était Fiona Weber qui me fixait à la fenêtre, sans me reconnaître.

Je fais un bond et cours derrière le véhicule qui avance lentement. Je tambourine sur le coffre, puis remonte vers l’avant lorsque Lucile s’arrête.

— Bonjour !

— Oui ?

Fiona, agacée d’avoir dû baisser la vitre, me dévisage. Elle ne me connaît pas, elle ne comprend pas ce que je fais là.

— Je suis agent du temps et j’ai quelques petites choses à régler avec vous avant que vous ne… montiez les courses, dis-je d’une traite.

Lucile paraît inquiète, mais sa mère, elle, comprend immédiatement.

— Montez à l’arrière. On va se garer plus loin. Lucile, trouve-nous une place.

— Mais Maman…

— Ne t’inquiète pas, je lui fais confiance.

La fille paraît plus angoissée que dans mes souvenirs. Elle tapote nerveusement le volant, conduit brusquement. Est-ce que c’est parce que je suis un agent du temps ? Lorsque je la vois consulter sa montre, je comprends que c’est autre chose. Elle a peur de perdre de précieuses minutes. D’arriver tardivement au domicile… que son mari s’agace, peut-être.

Dans le silence toujours, alors que Fiona me jette des petits coups d’œil à la dérobée, comme surprise que je n’aie toujours rien dit, nous remontons à la surface après que la voiture a été garée et nous dirigeons vers l’immeuble. Quand nous arrivons au niveau de la camionnette, je désigne la rue à emprunter.

— Je suis parqué là-bas. Suivez-moi.

— Euh, je ne préfère pas…, murmure Lucile. Déjà qu’il faut aller chercher les courses… on a perdu beaucoup de temps.

— Ne vous inquiétez pas, je vous rapprocherai avec ma voiture et vous déposerai en bas de l’immeuble. C’est l’affaire de quelques minutes, nous devons discuter.

— Vous n’avez rien à nous dire ? s’étonne Fiona, essayant de me tirer les vers du nez.

Elle croit que comme prévu, je suis venu parler avec Lucile. Moi, tout seul. Elle va être surprise.

— Madame Simon, commencé-je pour préparer le terrain, dans une autre ligne de temps, votre mari a été assassiné.

Lucile me dévisage, effarée, puis regarde sa mère, qui n’est pas plus étonnée que ça mais fait semblant de tomber des nues.

— En ce qui concerne le coupable, ce n’est pas important. Nous savons de source sûre qu’il ne va pas récidiver et que le meurtre est annulé au moment où je vous parle.

J’appuie un regard vers Fiona, qui hoche discrètement la tête.

— En revanche, il nous reste un problème à régler. Et il vous concerne, Lucile.

La jeune femme frémit en entendant son prénom prononcé par un parfait inconnu. Je me tais, autant parce que je ne sais pas quoi dire de plus que parce qu’il reste encore un petit bout de chemin à parcourir. Le silence s’installe, mais Lucile, intriguée et en état de choc, balbutie :

— Euh… je ne comprends pas. Vous pouvez m’expliquer ?

— C’est compliqué. Je n’ai pas les bons mots, mais j’ai l’interlocuteur parfait pour vous, nous allons la rencontrer. Et même si elle ne parvient pas à vous faire entendre raison, ce n’est pas bien grave. Ce que vous allez comprendre dans les prochains jours va être particulièrement révélateur.

Perdue par mes phrases énigmatiques, Lucile ne dit plus rien. Les deux femmes me suivent dans le silence jusqu’à ce que j’aperçoive la voiture des agents du temps.

Pendant un instant, j’ai un coup de chaud en voyant qu’il n’y a personne sur la banquette arrière. Et puis nous nous rapprochons, et je comprends que Lucile, obéissante, s’est baissée en nous apercevant.

J’ouvre la portière et lui murmure :

— Poussez-vous, elle va s’assoir.

Les yeux écarquillés, un peu effrayée, Lucile m’obéit. Je me retourne et avise l’autre Lucile.

— Entrez, asseyez-vous. Et ne craignez rien. Vous pouvez vous rencontrer sans risque.

Fiona regarde sa fille entrer dans la voiture. On entend un cri, puis des exclamations bruyantes. Je claque la portière et je détaille la mère avec un peu plus de froideur.

— Je ne pensais pas que vous iriez si loin pour elle, me dit-elle, reconnaissante. Vous croyez que ça va suffire ?

— Vu qu’elle est avec moi, elle se souviendra des deux lignes de temps. Patientez cinq jours, et vous verrez la différence.

Elle hoche la tête, mais mon ton un peu sec attire son attention plus que je ne l’aurais voulu. Elle me détaille longuement, sourcils froncés.

— Je vous ai fait quelque chose ? Ou vous m’en voulez d’avoir… commis le meurtre ?

— Vous avez séquestré ma collègue pendant plusieurs heures.

— Oh.

Rien que me le rappeler fait monter l’énervement en moi. J’essaie de me calmer, mais c’est difficile.

— Comme vous le voyez, ça n’a servi à rien, dis-je également. C’est moi qui procède à l’annulation. Ce serait bien que vous preniez sur vous, la prochaine fois, avant de décider de menacer d’honnêtes gens avec une arme.

Remarquant qu’elle ouvre la bouche pour se défendre, j’ajoute :

— Et ne me dites pas que c’était pour protéger votre fille. Si vous aviez touché à un cheveu d’Iris, je ne sais pas si je vous aurais accordé le dixième de ce que j’ai fait pour Lucile aujourd’hui. La bienveillance, ça marche avec tout le monde ou c’est poubelle.

Ça ne veut rien dire, ce que je raconte, mais j’avais besoin de vider mon sac. Fiona ne répond rien, reportant son attention sur les deux jeunes femmes dans la voiture, l’une pleurant, l’autre tenant son visage à deux mains pour la consoler. Elle l’embrasse sur le front. Effusions, câlins, belles paroles. J’ai bien fait de ne pas partir seul. Je n’aurais jamais pu la convaincre.

— Je suis désolée pour ce que j’ai fait à votre collègue. Elle s’en est remise ?

— Elle va oublier, grogné-je.

— Oui, mais…

— Non.

Fiona soupire.

— Il vous faudra mon arme ?

— Dans cinq jours.

— Est-ce qu’elle…

Elle désigne son autre fille, celle du futur.

— Est-ce qu’elle sait que c’est moi ?

— Non.

Je ne sais pas si j’ai le droit d’être aussi glacial, mais je ne peux pas m’en empêcher. Tant pis. Au moins, je fais passer le message. Fiona Weber, elle, va oublier ce qu’elle a infligé à Maxime Simon, et à Iris. Il fallait qu’elle sache qu’elle a été égoïste. Qui le lui aurait dit, sinon ?

La Lucile d’aujourd’hui sort enfin de la voiture, le visage inondé de larmes. Elle me regarde un instant, puis me serre dans ses bras. J’encaisse l’accolade aussi soudainement qu’un coup, surpris, les mains levées au-dessus de moi. Elle me lâche trop vite pour que j’aie le temps de la serrer en retour et rejoint sa mère, que la situation émeut un peu aussi.

— Merci beaucoup, souffle Lucile d’une voix rauque.

— Pas de quoi. Montez, toutes les deux. Je vous emmène au parking souterrain, puis à l’appartement. Il ne faudrait pas que vous arriviez trop tard.

La jeune femme semble se réveiller à la réalité et ouvre de grands yeux inquiets. Elle se précipite dans l’habitacle, rejoignant à nouveau son double. Fiona contourne rapidement la voiture pour s’assoir sur le siège passager.

Je reprends le volant et joue mon rôle de chauffeur de taxi. Conduite énergique, attitude taciturne, deux arrêts, emballez, c’est pesé. Quand on me parle, je réponds par oui ou par non. Ou je grogne. Les deux Lucile s’en amusent, même si l’une est plus tendue que l’autre. Fiona Weber sourit tendrement, comme si j’étais un bon gars qui ne le montre pas, bref, comme si elle pouvait se permettre de me juger après ce qu’elle a fait. Je hoche vaguement la tête lorsque toutes deux s’éloignent vers l’immeuble, leurs sacs de courses leur sciant les bras, m’adressant des signes de la main. Derrière moi, Lucile soupire de soulagement.

— Ça fait bizarre, murmure-t-elle pour elle-même.

Je ne réponds rien et redémarre pour retourner à la chronomachine. J’appréhende déjà notre séance de cache-cache.

Je me gare comme toujours sur la place en bas de l’organisation, fais attention que personne ne remarque Lucile qui en sort, et nous contournons le bâtiment de verre. Personne dans les escaliers. Personne dans l’ascenseur. Personne dans les couloirs du troisième étage… La situation est rêvée. Salle de la chronomachine vide. Nous nous y engouffrons, nous plaçons sur les empreintes. Petite sensation, presque rien. Sauf pour Lucile qui m’agrippe le bras, les yeux écarquillés.

— Maxime n’est pas mort ! souffle-t-elle comme si elle souffrait d’hallucinations.

— Dément, n’est-ce pas ?

J’ouvre la porte. Tombe nez à nez avec Iris.

— Oh, pardon, s’excuse-t-elle.

Elle se décale pour me laisser passer. Les poils dressés sur les bras, j’avance lentement, Lucile toujours accrochée à moi. Iris la voit enfin. Se raidit. Son visage se tend, ses pupilles se rétrécissent. Elle alterne entre moi et elle, elle et moi. Plisse les yeux. Pousse un long, très long soupir.

— On en reparlera, gronde-t-elle en posant ses pouces et index sur ses paupières fermées. Dépêchez-vous de déguerpir, personne d’autre ne doit vous voir.

Lucile me lâche et trottine prudemment vers l’ascenseur, prenant de l’avance sur moi. Je me retourne vers Iris, qui lève une main.

— Plus tard, insiste-t-elle. J’ai du boulot.

Elle rentre dans la salle de la chronomachine et me claque la porte au nez. Bon… ça ne s’est pas trop mal passé.

 

 

Goff - 20 mars 2064

 

J’ai toujours été le gamin qui dévore son bout de gâteau plus vite que les autres. Et puis qui louche sur le leur, qui le jalouse. Ils ont encore devant eux tout le plaisir de le savourer. Et pour moi, c’est fini. C’est pas juste.

Malheureusement, je n’ai pas changé. La différence, c’est qu’aujourd’hui, du haut de mes quarante-huit ans, ce n’est pas une part de cake aux myrtilles que je m’apprête à sacrifier. Ce sont des pans entiers de ma vie que je vais traverser en accéléré, de même qu’une splendide ascension de ma carrière. Du génie. Imaginer le résultat me fait monter l’eau à la bouche.

J’ai élaboré ce plan il y a dix ans maintenant. Comme un geek enfermé dans la petite cabine de la machine à voyager dans le temps factice qu’il aurait commandée sur internet, les yeux pleins d’étoiles, j’ai décrété qu’aujourd’hui serait le jour où mon moi du futur devrait venir me rencontrer si tout se déroulait comme prévu. Le 20 mars 2054, à 10 h 30 du matin. Pour moi, bien sûr, il ne s’est rien passé. Mais pour le jeune Tristan de 10 h 29 ce jour-là, figé dans l’attente de mon arrivée, tout est encore possible. J’ai noté dès que j’ai pu le code correspondant à cet instant précis après une discussion anodine avec des experts en chronoénergie, il y a si longtemps que je ne me rappelle même pas leurs noms. Après de longs entraînements chez moi, devant le miroir, pour m’habituer à expliquer ce que j’ai vécu tout ce temps, il ne restait plus qu’à attendre que les dix ans arrivent à leur terme. Dix ans de vie, dix ans de connaissances engrangées, dix ans de secrets de politiciens corrompus échangés au détour des couloirs. Dix ans d’une mine d’informations inestimables que le jeune Tristan rêve d’exploiter avant l’heure.

J’ai peur d’ouvrir cette porte. L’aura de la chronomachine arrive jusqu’ici, réduisant ma motivation en miettes, me déconseillant fortement de commettre mon méfait. Je ne crains pas l’arrivée d’agents. Ils ont bien trop peur de moi pour représenter un danger. Mais je pourrais oublier de restituer certains détails importants. Et si l’étape finale de mon plan n’est pas réalisable, puisque personne ne l’a jamais fait avant moi ou ne l’a documenté, alors ce sera du gâchis. Et je refuse d’affronter les regrets qui s’ensuivront. Tout doit être parfait.

Je pénètre dans la pièce et referme derrière moi. Mon carnet ployé par un séjour prolongé dans ma poche arrière, ouvert à la page du fameux code, est trempé de la sueur de mes doigts qui y laissent des empreintes sales. J’évite de les poser sur les chiffres et, tremblant, je rentre ces derniers un à un dans la machine avant de tirer sur le levier avec fébrilité.

Mon assurance revient sur le chemin de mon appartement. Tout va bien se passer. J’ai écrit ma propre histoire et je ne reviendrais en arrière pour rien au monde. Ce que je m’apprête à faire est juste l’ultime étape qui me permettra d’atteindre un statut d’intouchable. Même David Sevestre, à qui je dois tout, ne pourra plus me menacer et m’utiliser comme il le souhaite. J’aurai une longueur d’avance sur les plus dangereuses créatures que ce monde a choisi de couronner.

Lorsque je sonne à la porte, la tension qui envahit le couloir devient palpable et m’étouffe. Mais le jeune Tristan m’ouvre quelques secondes plus tard, essoufflé, et le nuage se dissipe comme s’il n’avait jamais existé. Sa bouche reste ouverte. Son visage plein et rond, dépourvu de rides, garde une expression de stupéfaction heureuse, de bête admiration, que dis-je… d’adoration aveugle. Avais-je l’air aussi idiot ? En vieillissant, je me suis amélioré. Comme un bon vin enfermé dans l’une de mes caves. Il est temps de sortir, maintenant, et de goûter le fruit de nos efforts.

— J’y suis arrivé… on y est arrivés ? s’extasie le jeune Tristan.

Je souris en plissant les lèvres et je m’invite à l’intérieur, puisqu’il ne me le propose pas.

— En effet, mais ce n’est pas terminé. Le plus dur reste à venir. Tu te souviens ?

— Bien sûr. C’est moi qui ai élaboré ce plan, tout de même.

Il a l’air drôlement fier de lui. Avec l’âge, je suis devenu plus doué pour dissimuler mon égo imposant lorsque je parle.

— David Sevestre a tenu sa promesse ? interroge Tristan, avide de bonnes nouvelles.

— Oui, mais nous devons effacer cette dette au plus vite avec lui. Il nous tient d’une main de fer.

— Ça va de soi.

Il lève un doigt pour me faire attendre et va chercher un grand cahier.

— Je t’écoute. Raconte-moi tout.

— Il ne vaut mieux pas noter quoi que ce soit. Il va falloir que tu retiennes ce que j’ai à te dire.

Tristan fait une tête que je n’avais pas anticipée. J’oubliais que j’avais toujours rechigné aux études et qu’il allait avoir du mal à apprécier cette séance de « rattrapage ». Mais après tout, ce n’est plus moi. C’est lui. Et il a intérêt à faire un effort s’il veut qu’on y arrive.

Pendant plus d’une heure, je lui explique ce que je sais. Je me rends compte que j’étais agaçant au possible, il y a dix ans. Immature, incapable de focaliser mon attention deux minutes sur ce qu’on me disait, un peu sourd sur les bords.

— C’est qui, lui, encore ?

Et rebelote. Je lui répète les noms, les rôles dans notre histoire, je lui raconte dix fois les mêmes anecdotes cruciales. Et soudain, il craque. Il s’effondre dans notre canapé, manquant renverser le vase chinois sur la petite table, et il se met à geindre qu’il n’y arrivera pas.

— Écoute, fais un effort. Si on a de la chance, ce qu’on est en train de faire ne servira à rien et tu auras tout dans la cervelle sans avoir à remuer le petit doigt.

— C’est vrai ?

Il se redresse. J’ai son attention.

— J’ai étoffé un peu ton plan. Il manquait quelque chose, et je suis certain de l’avoir trouvé. Si ça marche.

— Oui ?

Il est impatient. Je souris de toutes mes dents.

— Tu pourrais emprunter la machine à ma place.

Ses yeux se plissent. Il me dévisage et réfléchit. Il ne comprend pas.

— La chronomachine, expliqué-je, reconnaît la signature d’une personne lorsqu’elle revient du passé après une annulation. C’est ainsi qu’elle la ramène de là où elle est venue, au moment exact où elle est partie, et que des agents peuvent se croiser sans souci. De la sorte, si je retourne à la chronomachine dans une heure, je serai de retour en l’an 2064… et les nouvelles choses que tu as apprises, ainsi que ce que tu seras parvenu à en faire, s’enregistreront là-dedans.

Je pose mon doigt sur ma tempe et le regarde alors qu’il réfléchit, ses yeux oscillant dans le vide.

— Tu crois que la chronomachine pourrait confondre nos signatures ? murmure-t-il d’un air sérieux.

— Je pense que c’est très probable. Tu sais ce que ça signifie ?

— Si ça ne crée pas le premier paradoxe de l’histoire du voyage dans le temps, ça ferait de toi mon passé. Et je deviendrais ton futur.

— Oui. Et tout ce que je sais…

— … serait donc clairement imprimé dans ma mémoire depuis ce jour. Mais alors… Je saurais même à quoi ressemblent les gens dont tu m’as parlé à l’instant ? J’aurais dix ans de plus à mon actif ! C’est génial !

Je ferme les yeux et esquisse un petit sourire. Je sais. Cette idée est la preuve de notre intelligence hors du commun.

— En revanche, je ne suis pas prêt à laisser tomber tout ce que j’ai effectué jusqu’à présent pour revivre les années cinquante. Je te demande donc de revenir me voir dans quelques minutes pour que l’on échange à nouveau nos places. Ainsi, je rentre chez moi et tu as deux fois plus d’informations pour nous aider à gravir les échelons de la société.

Je lui offre un sourire éclatant, mais il hésite.

— Il faut qu’on reprenne nos places respectives dans la ligne de temps, insisté-je, on ne sait pas ce qui pourrait arriver sinon. Ce serait risqué.

Je ne suis pas très honnête, mais le jeune Tristan est trop idiot pour réaliser que je lui sers des arguments auxquels je ne crois pas. Il acquiesce, essayant de se donner du courage.

— Okay, déclare-t-il avec détermination. Termine ton exposé au cas où la chronomachine n’est pas dupe. Je reviendrai alors ici et tu pourras rentrer en 2064.

Je hoche la tête.

— Dans le cas contraire, je t’attendrai, dis-je en levant ma montre devant moi. Il est bientôt midi. À l’heure pile, sonne à la porte. Je t’ouvrirai avec plaisir.

Toute trace d’angoisse a disparu. Ne reste que l’excitation de notre expérience prometteuse qui nous emmènera en haut, tout en haut.

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