Chapitre 11

Les semaines s’enchaînèrent après cela sans qu’Eleanor parvienne à rattraper le temps qui lui filait entre les doigts. Lachlan et Samuel lui rendaient visite régulièrement et apprenaient à connaître Isobel, l’un en tant qu’oncle et l’autre dans son rôle de père. Kelpie commença à manger de la nourriture solide, puis atteignit l’âge du sevrage. La jeune femme savait qu’il était temps pour elle de commencer à lui chercher une famille pour la vie, mais sa fille et Archie adoraient la chatonne. Elle n’était pas sûre de pouvoir ou de vouloir s’en séparer.

Samuel passait régulièrement du temps à l’appartement – et Eleanor et Isobel du temps chez lui. La jeune mère en ressentait régulièrement une brève poussée d’angoisse, mais se sentait également de plus en plus à l’aise à l’idée de le laisser s’occuper de leur fille pendant de courts laps de temps. Elle parvenait également à lâcher prise avec Lachlan, au point d’avoir prévu de lui laisser la fillette une journée complète… pour la passer avec Samuel. Elle fit quand même promettre à son oncle de lui envoyer des messages très régulièrement, et de l’appeler au moindre problème.

— Tout se passera bien, lui promit le tatoueur pour la cinquième fois en moins d’une heure.

— Je sais. Merci de bien vouloir t’occuper d’Isobel.

— Chaton, tu mérites un jour de congé. C’est un dur travail d’élever un enfant. Repose-toi, profite. Où est-ce que Samuel t’emmène ?

Un petit sourire se peignit sur les lèvres d’Eleanor. Elle avait été surprise qu’il lui propose cette sortie – entre amis, comme autrefois, il avait insisté – et avait hésité avant d’accepter. Elle en avait longuement discuté avec Janet durant une après-midi de travail. Son aînée se montrait toujours de bon conseil, après tout, et elle en avait eu désespérément besoin.

— D’abord dans un salon de thé qu’il a repéré à Camden, et après ça, on ne sait pas trop, ça dépendra de la météo.

— Amusez-vous bien, tous les deux, et ne faites rien que je ne ferais pas !

Avec un ricanement amusé, Eleanor alla dire au revoir à Isobel puis se dirigea vers la porte d’entrée, le cœur battant à toute allure. Samuel avait proposé de venir la chercher, mais elle ne voulait pas attendre à l’intérieur. Elle craignait que Lachlan voie les millions de doutes qui défilaient dans ses pensées, tant à l’idée de laisser sa fille dans les mains de quelqu’un d’autre qu’à celle du rendez-vous amical qui l’attendait. Ils avaient insisté tous les deux sur cette dénomination, elle y tenait.

Elle sourit en voyant la voiture gris-bleu de Samuel tourner dans la rue. Il s’agissait d’un modèle qui avait une dizaine d’années ; avec son salaire de professeur, il ne pouvait pas vraiment se permettre d’acheter une nouvelle voiture tous les deux ou trois ans, et seules les personnes inconscientes gaspillaient de la sorte de toute façon. Eleanor ouvrit la portière passager quand il s’arrêta, s’assit à ses côtés et s’attacha. La ceinture de sécurité effleurait sa gorge, la sensation suffisante pour aggraver d’un cran son anxiété mais encore assez faible pour qu’elle parvienne à penser à autre chose.

— Tu vas bien ? demanda-t-elle pour se distraire de la vague nausée qui l’enveloppa dès qu’il démarra.

— J’ai eu du mal à m’endormir, confessa-t-il avec un petit sourire. Je n’arrêtais pas de penser à aujourd’hui.

Eleanor regarda par la fenêtre. Le ciel était encore clément, son étendue bleue seulement perturbée par quelques petits nuages blancs et rebondis, mais la météo virait parfois à un rythme effarant en Angleterre, et l’été ne garantissait pas un temps sec. Elle espérait tout de même qu’il continuerait de faire beau un peu plus longtemps.

— J’avais hâte et j’étais nerveuse aussi. Ça va mieux maintenant.

Ils continuèrent de discuter durant tout le temps du trajet en voiture. Samuel se gara dans un parking souterrain à deux rues du salon de thé où il voulait l’emmener, là où sa voiture serait protégée du soleil. Eleanor se détacha et sortit du véhicule, puis le suivit à l’extérieur.

— Viens, c’est par là.

Il la guida à travers les rues, adaptant sa longue foulée pour qu’elle puisse marcher à sa hauteur sans devoir se mettre à courir. Il tournait fréquemment la tête vers elle et ne cessait d’initier un mouvement pour mettre ses mains dans ses poches. Elle aurait voulu lui prendre la main, mais ce n’était pas exactement un geste amical, pas vrai ? Elle se souvenait encore nettement de leur étreinte, des semaines plus tôt. Rien d’amical là-dedans, même si elle en avait eu besoin pour tolérer sa propre peur.

Le petit salon de thé dans lequel il la fit entrer se fondait parmi des enseignes plus tape-à-l’œil, malgré sa très large baie vitrée et sa porte peinte de rose tendre. L’enseigne en lettres manuscrites accrochée au-dessus de la vitrine annonçait Miss Tia’s Tea Room. Dès qu’elle entra, Eleanor fut happée par l’odeur qui imprégnait le lieu, à la fois fruitée et florale. Une adolescente en uniforme de serveuse les accueillit aussitôt.

— Une table pour deux ? Si vous voulez, vous pouvez vous installer à côté de la fenêtre ou je peux vous donner un coin plus discret !

Samuel se tourna vers Eleanor ; manifestement, la décision lui appartenait.

— La baie vitrée, s’il vous plaît.

Au moins, là, ils seraient à la portée du regard de tous. Elle maîtrisait toujours mieux ses envies et instincts devant témoins. Ces tables avaient l’air très petites, elle ne voyait pas comment ils allaient pouvoir s’installer tous les deux sans que leurs jambes se touchent. La proximité de Samuel ne la dérangeait pas, que du contraire, mais c’était aussi le problème. Elle ne savait pas où elle en était le concernant. Elle aurait aimé qu’il soit capable de le lui dire, d’étaler devant elle des vérités qu’elle ne parvenait pas encore à affronter seule – ou à ses côtés.

— C’est mon ami Matt qui m’a recommandé cet endroit, fit Samuel quand ils furent assis tous les deux.

— Il a bon goût, si j’en juge par l’odeur qu’on sent depuis qu’on est entrés. Tu l’as rencontré comment ?

Samuel se trémoussa sur sa chaise, cherchant sans doute une position qui lui permettrait d’étendre un peu ses jambes sans envahir l’espace d’Eleanor. Elle finit par couper court à son dilemme en tendant d’elle-même les jambes sous la table jusqu’à ce qu’elles touchent celle du professeur. Il s’immobilisa un instant puis rencontra son regard et se détendit.

— Je le connais depuis deux ans, quand il a commencé à travailler à l’université. C’est le professeur d’arts dramatiques, et aussi l’homme qui m’a prêté un rehausseur pour Isobel quand on est allés au musée.

Eleanor acquiesça en signe de compréhension. Elle réalisait soudain à quel point il était facile de se détendre en présence de Samuel – cela faisait partie des choses qu’elle avait oubliées en quatre ans loin de lui. Elle aurait pu l’écouter parler pendant des heures, sa voix grave et très légèrement rauque berçant ses sens comme peu d’autres voix auparavant, mais elle s’admettait aussi fascinée par la contemplation de son visage expressif, de ses yeux bleu pâle qui trahissaient chacune de ses émotions.

— Qu’est-ce que vous voulez commander ? demanda la serveuse quelques minutes plus tard.

Eleanor se choisit un thé au litchi et à la fleur de lotus, tandis que Samuel demandait le thé frappé à la menthe et aux framboises, avec un supplément de sirop de canne pour le sucrer un peu. Il ne se montrait pas aussi difficile avec ses thés glacés qu’avec leur variante chaude, plus classique, sinon il ne l’aurait pas emmenée dans un tel endroit. Eleanor songea distraitement que, pour un homme aussi sélectif concernant les plantes dont il buvait l’infusion, il portait beaucoup de motifs floraux, comme ce jour-là sur sa chemise gris clair. Elle lui allait à merveille, bien entendu. Tout lui allait toujours à merveille.

— Je voulais encore te remercier de me laisser… Enfin, tu aurais pu choisir de ne pas me laisser passer du temps avec Isobel. Je ne t’aurais pas forcée…

— Je sais que tu ne m’aurais pas forcée. Tu n’es pas comme ça. C’est justement parce que tu n’es pas comme ça que j’essaye de te faire confiance la concernant. Je veux qu’elle ait la meilleure enfance possible, même si ses parents et son environnement ne sont pas parfaits.

Les traits de Samuel s’assombrirent. Quelque chose qui ressemblait à de la tension se posa sur ses épaules ; ses mains se crispèrent brièvement sur la table.

— Je ferai de mon mieux. Je sais que ton père était absolument merveilleux avec toi… Je ferai vraiment de mon mieux.

Il avait l’air angoissé, aussi Eleanor enveloppa-t-elle sa main droite, qui tremblait légèrement, de la sienne. Elle lui caressa le poignet du bout du pouce, se concentrant sur le contact incroyablement doux de sa peau sous la sienne. Elle ne savait pas comment il faisait pour avoir la peau aussi douce. C’en devenait presque absurde.

— Je sais, Samuel. Je te promets que je le sais. Tu as droit à l’erreur. Je le dis maintenant parce que  je sais que je risque de paniquer si quelque chose de mal se produit, mais je veux que tu le saches. Tu as droit à l’imperfection. Tu crois que je suis parfaite avec Isobel, moi ? Franchement, c’est un miracle que je m’en sorte.

Comme toujours quand elle parlait d’elle-même de cette façon, il se hérissa légèrement. Il voulait toujours la défendre contre tout. La plupart du temps, il se souvenait de lui laisser ses propres combats à mener, mais que faire quand l’adversaire se trouvait en elle ?

— Ce n’est pas un miracle. Je suis sûr que tu t’es renseignée sur la maternité et les enfants dès que tu as su que tu étais enceinte, même avec ton père qui avait besoin de toi à gérer en plus.

— Tu me connais beaucoup trop bien, ricana-t-elle affectueusement.

Il secoua légèrement la tête, mais le sourire sur ses lèvres débordait de tendresse. Leurs thés arrivèrent à cet instant : une théière et une tasse encore vide pour elle, un grand verre où l’infusion reposait déjà pour lui. Le rouge de sa boisson était si intense qu’il affectait même la dose généreuse de glaçons qui baignaient entre les framboises et les feuilles de menthe. Ils remercièrent la jeune serveuse presque d’une même voix. Eleanor réalisa qu’elle n’avait pas lâché la main de Samuel, mais elle n’eut pas d’autre choix quand il fallut se verser une première tasse de thé.

— Il sent bon, musa-t-elle en se penchant par-dessus sa tasse fumante.

— Matt m’a dit que si tu aimais le thé, tu aimerais sans doute ce qu’ils font ici. Ils ont plusieurs fournisseurs sur Camden Market, et d’autres à travers le monde entier apparemment.

Elle opina du chef pour signifier qu’elle l’avait entendu. Cette fois, ce fut lui qui lui prit la main. Interdite, elle se figea un instant, croisa son regard du sien et se détendit seulement en voyant son sourire doux, apaisant. C’était son tour à présent de lui caresser le poignet, les jointures, les phalanges de la pulpe des doigts avant de recommencer. Il savait sans doute à quel point elle bataillait pour ne pas frémir. Il s’était émerveillé de sa sensibilité tactile durant leur nuit enfiévrée – impossible qu’il ait oublié.

— T-tu lis des romans intéressants en ce moment ? articula-t-elle avec difficulté.

Elle voulait rompre le silence et toutes les douceurs qui y planaient, de peur de se laisser emporter. Ce n’était pas la première fois, ces dernières semaines, que Samuel la tentait de la sorte, parfois sans le réaliser. Elle-même n’était pas innocente en la matière. Elle était persuadée qu’ils ne parvenaient pas à s’en empêcher, ni l’un ni l’autre. Leur amitié cinq ans plus tôt avait été strictement platonique jusqu’à la dernière nuit, mais ils savaient désormais ce qu’ils manquaient. Le corps d’Eleanor se languissait de retrouver ses bras, sa peau, ses épaules. Elle fut forcée de détourner le regard, laissant ses yeux gris se perdre plutôt dans la rue que parcouraient quelques passants.

— Un seul, en fait. L’histoire d’une jeune fille qui décide de reprendre le royaume qui lui a été enlevé quand elle était enfant… C’est classique, mais ça fonctionne. La plume de l’autrice est vraiment belle.

Un élan de nostalgie serra le cœur d’Eleanor. Samuel avait été son premier lecteur. Il ne lui avait pas parlé d’écriture depuis qu’ils s’étaient retrouvés. Heureusement : elle aurait sans doute fondu en larmes s’il avait abordé le sujet. Tant qu’elle ignorait le manque, le vide dans sa poitrine, elle pouvait faire comme s’il n’existait pas.

— Mon thé est bon ! s’exclama-t-il avec une surprise manifeste au bout d’une gorgée. Le tien ?

Arrachée à ses tristes pensées, elle baissa les yeux sur sa tasse et réalisa qu’elle pouvait désormais boire sans se brûler. La première gorgée, douce et florale, lui arracha un petit grognement satisfait.

— Très, oui. Tu veux goûter ?

Il sembla hésiter mais acquiesça avant de lui tendre son verre. Elle le saisit, lui donna sa tasse et trempa ses lèvres dans le breuvage sucré et fruité qu’il s’était choisi. Elle le trouva délicieux également, mais Samuel ne sembla pas apprécier sa propre expérience : une petite grimace se peignit sur ses traits et il lui rendit son thé avant de récupérer le sien.

— Non, toujours pas fan de thé. Je dois vraiment être trop difficile.

Après cela, la conversation s’égara sur des terres plus sécurisées et apaisantes. Ils finirent leurs boissons, ravis de constater que le ciel ne s’était pas chargé de nuages, et sortirent après avoir payé. Cette fois, Eleanor passa son bras dans celui de Samuel. Il semblait ravi de ce geste pourtant si simple ; elle, elle luttait pour garder une expression neutre, comme si son cœur ne s’était pas légèrement emballé.

— Alors, tu m’as dit que tu voulais qu’on aille promener des chiens. On y va ?

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Notsil
Posté le 27/08/2020
Coucou !
J'adore comment ils essaient, chacun de leur côté, de s'en tenir à une stricte amitié, parce que voilà quand même hein ^^, alors qu'ils crèvent d'envie (et de peur ^^) d'aller plus loin ^^

J'espère qu'un appel de Lachlan ne pas interrompre cette journée a priori idyllique ^^
_HP_
Posté le 27/08/2020
Azsdnjfiefgrgfdikjfn 😬😍😭
C'est beaucoup trop choooouuuuuuuu !!
Rien que le "rendez-vous amical", je sentais bien que ce ne serait qu'AMICAL, bien sûr... 🙄😏
J'ai juste une petite remarque, un truc qui m'a dérangée, trois fois rien. C'est quand Samuel s'est exclamé "Mon thé est bon !", je sais pas... Je trouve que cette phrase sonne un peu "fausse" 🤔 Les gens disent plutôt "Ce thé est bon !", ou alors avec un adjectif, "Ce/Mon thé est super/très/vraiment... bon !". C'est vraiment rien du tout, mais ça m'a paru un peu bizarre alors j'en parle 😅
Encore un très bon chapitre, j'adooooore ton histoire, vraiment 😄
Je lirais la suite avec plaisir (et impatience 😝🤭) ! ♥
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