Chapitre 11

Par Ety

Trois jours plus tard, Vayne n’avait eu que très peu d’occasions de rencontrer sa mère ; et cela avait toujours été de manière très brève. Pourquoi ne lui demandait-elle pas de la voir aussi souvent qu’auparavant ? Certes, elle venait de traverser une période difficile de sa vie, mais il ne pouvait pas s’imaginer que cela signifiait qu’elle avait si peu besoin de lui. Il avait bien envie de comparer avec l’époque où lui-même était né, mais ni Eder-Cilt ni Phonmat n’avait été assez proche de Sentia Solidor pour soutenir une telle comparaison. Elle avait dû moins les voir, bien sûr, mais quelque chose lui disait que cela leur avait été bien égal. Sinon, pourquoi remettre en cause sa légitimité dans un tel moment et exposer des atrocités aussi énormes que celles qu’il avait entendues de leurs bouches ?

Cependant, dans les quelques instants qu’il avait eus pour la saluer, il avait noté que l’Impératrice se portait de mieux en mieux. Elle avait toujours l’air physiquement abattue, mais ses réprimandes envers les serviteurs devenaient de plus en plus retentissantes, et avaient presque atteint leur volume normal. En outre, elle s’était décidée à s’habiller, le climat rigoureux n’aidant pas.

 

En réalité, il était certain que sa mère était déjà debout pour de bon, mais elle restait introuvable. Bien sûr, il était retourné au vingt-deuxième, mais la salle d’accouchement improvisée avait totalement disparu. Au vingt-troisième, où il avait entendu dire qu’on avait transporté Son Altesse dans un premier temps, il ne vit rien d’autre que des couloirs, des bureaux, et des salons déserts. Quelque chose dans cet étage lui donna la chair de poule. Et évidemment, aucune trace au treizième. Pourtant, l’agitation y était de plus en plus présente, car on installait le nouveau-né de l’autre côté des appartements de Sentia Solidor. Mais tout ce qui importait à Vayne était que ces derniers étaient déserts. Cela le rendait littéralement fou. On n’avait tout de même pas pu la kidnapper... ? Même le seigneur Gramis, qui d’ordinaire ne passait pas une journée sans demander une visite de son épouse, n’avait pas l’air plus préoccupé que cela. Il savait qu’il demandait de ses nouvelles quotidiennement ; une telle attitude signifiait donc que Sentia était en vie et bien présente au Palais. Mais si tout allait bien, où pouvait-elle bien être ?

Il était en train de descendre les escaliers, d’abord avec sa hâte habituelle, puis d’un pas lent, à mesure qu’il prenait conscience de l’inexorabilité de la situation. Elle s’était déjà occupée à autre chose et n’avait pas envie de lui en faire part. Voilà ce qu’il devait retenir. Oh, et bien écouter son père, aussi, car malgré l’indifférence totale que celui-ci lui vouait, lui devait se montrer aussi docile qu’un agneau.

 

— Pourquoi ?

Vayne faillit s’étaler contre le sol. Ses divagations l’avaient amené au onzième étage, et il était précisément en train de penser qu’il donnerait très volontiers ses deux mains à couper si la voix qu’il venait d’entendre crier n’était pas celle de sa mère. Et celle de sa mère en pleine santé. Il se sentit si heureux de l’entendre si énergique, et surtout de l’avoir retrouvée, que l’espace d’un instant il décida de ne pas se rendre au couloir où il avait entendu la voix. Mais aussitôt, sa curiosité reprit le dessus, et il fit d’un saut un grand écart à gauche, atterrissant dans un hall principal si sombre et si morne qu’il eut peine à croire qu’il se trouvait réellement dans le Palais où tant d’invités conversaient et festoyaient. Du temps où il n’était qu’un tout petit garçon, sa mère avait condamné pendant la nuit l’accès aux quatre étages qui entouraient le treizième (soit du onzième au quinzième) ; ces interdictions furent levées au fur et à mesure, de telle sorte qu’on pouvait désormais rencontrer un valet au détour d’un de ces étages... cependant, ce onzième était foncièrement différent. Il réfléchit un instant et déduisit de ce qu’il voyait qu’il avait spécialement été aménagé pour déplaire à un visiteur ordinaire. Mais lui n’était pas un visiteur ordinaire, et ce n’étaient pas des meubles renversés sur le sol ou des traînées de poudre noire qui allaient freiner sa découverte. Il entendait de nouveau la voix, mais elle était bien plus discrète et il n’avait aucune chance de distinguer les mots qu’elle prononçait depuis une telle distance. Il se décida alors à avancer. Néanmoins, il prit la précaution d’enfiler un petit bracelet en tissu que Sentia l’avait habitué à mettre dans sa poche.

« Bracelet d’acuité[Technique dans Final Fantasy XII, permettant de connaître des informations sur les ennemis et de repérer les pièges], dis-moi tout ».

Aussitôt, la présence de sa mère se confirma, et ce qu’il vit en tournant légèrement la tête acheva de le consterner.

« Pourquoi ? » répéta-t-il dans sa tête.

 

Ici et là, entre les meubles – au niveau de l’unique chemin que l’on pouvait emprunter, en réalité –, des dizaines de pièges avaient été dressés. Le passage était devenu tout bonnement impossible. Pourtant, il ne pouvait pas s’écarter de son objectif : il allait lui falloir user d’acrobaties pour atteindre la voix sans déclencher de piège. Il prit une grande inspiration et posa la pointe du pied gauche sur une chaise, miraculeusement à l’endroit. Dès qu’il reprit son équilibre, il lança sa jambe droite vers une table noire à terre, et ainsi de suite. La manœuvre lui parut aisée jusqu’à ce qu’il atteignît une vieille commode où un piège avait également été posé. Penché exactement au-dessus, il se concentra pour basculer en arrière de toutes ses forces, avant de poser le pied contre le rebord de la commode qui craquait, et de sauter vers le meuble suivant, le tout sans tomber. Il fut si étonné d’y parvenir qu’il faillit tomber de nouveau et oublier son objectif : il venait d’atteindre un point d’où l’on percevait très clairement la voix... ou plutôt les voix.

 

— De toute façon, nous ne nous occuperons pas de Nabudis pour le moment, disait la voix de Sentia.

Il ne pouvait pas la voir, comme dans la salle du banquet, mais son ombre transparaissait sur quelque chose qui ressemblait à un miroir opaque, orienté à mi-chemin entre l’endroit où il posait pied à terre et celui où elle était assise – puisque grâce à cette astuce, il distinguait très nettement qu’elle était assise sur une chaise, devant une petite table ronde, et qu’en face d’elle se trouvait une forme à la fois étrange et très familière.

— Ce n’est pas comme si nous avions le choix, répondit la voix du juge Zargabaath, et le cœur de Vayne se détendit avant même d’avoir eu le temps de se serrer.

Le garçon décida de rester contre le mur, le plus loin possible de la porte ouverte, et juste assez près pour distinguer les deux ombres immobiles.

— Certes... Mais j’ai pensé que cela pourrait toujours servir, même si à la base, je ne l’ai fait que parce que je m’ennuyais. Zargabaath, vous penserez à cacher ces plans lorsque je partirai.

— Madame, il n’est pas nécessaire de les cacher. Tous vos travaux sont parfaitement en sécurité là où ils sont, personne n’y a accès et personne n’y touchera.

— Vous avez raison, fit l’Impératrice, passant d’un ton autoritaire à quelque chose qui ressemblait à de la lassitude.

Il avait plutôt parfaitement tort ! Sa mère avait-elle oublié toutes les vilaines servantes qu’elle accusait de mettre et prendre ce que bon leur semblait dans ses appartements ? Si le document dont ils parlaient était d’une grande valeur, elle aurait mieux fait de le mettre en lieu sûr.

 

— Alors... enchaîna le Haut Juge, vous vous êtes décidée à partir ?

Il y eut un silence qui fut, il en était sûr, bien plus douloureux pour lui que pour les deux interlocuteurs. Fort heureusement, aucune tête ne se tournait vers la porte.

— Bien sûr... Où voulez-vous que j’aille ? Le docteur a dit qu’il fallait que je parte, et tout le monde veut me voir partir.

— Vous n’y êtes point du tout : vos déplacements doivent être indépendants de la volonté de quiconque, et le docteur est loin de détenir la vérité de ce monde.

— Peut-être, mais j’ai quand même envie de partir. Cela vous convient-il mieux ?

Elle avait de nouveau pris sa voix douce et mielleuse. Vayne n’en pouvait plus d’être heureux : elle avait vraiment l’air de s’être bien rétablie. Avec un peu de chance, elle dirait qu’elle désirait partir avec ses fils... Elle se remit à parler :

— Cela faisait si longtemps. La nourriture excellente de l’auberge, les promenades sur la terrasse Kaff et les rayons de soleil dans les nuages sous nos pieds.

— Bhujerba n’est pas une terre aussi sereine qu’on veut le faire croire.

— Peu importe, écoutez-moi... je viens de traverser une étape difficile, que vous n’aurez jamais à connaître ; alors s’il vous plaît, comprenez-moi. C’est bien plus dur que de faire la guerre, vous savez.

Jamais il ne l’avait entendue si sévère avec ce juge. Mais sa voix gardait quelque chose de gentil et de généreux.

— Oui, bien sûr, dit Zargabaath, qui devait chercher ses mots. Mais ce n’est peut-être pas le moment d’y aller. Cependant, si cela vous fait tant plaisir, vous le pourrez, évidemment.

— Depuis quand n’ai-je plus le droit de faire ce qui me plaît ? ironisa Sentia en prenant une pose sarcastique, levant démesurément une épaule avant d’éclater de rire.

Vayne ne comprenait pas très bien ce qui s’était passé ces derniers jours, mais si sa mère partait, elle avait intérêt à revenir bien vite.

 

— Je m’en irai dans les prochaines heures... je me donne encore cette journée et cette nuit, déclara-t-elle plus sérieusement.

— Dans ce cas, Madame, renchérit Zargabaath d’un ton déterminé, permettez-moi de vous accompagner.

Vayne attendit patiemment la réponse ; les secondes lui étaient insoutenables.

— Je partirai seule, Zargabaath.

Vayne remarqua que le Haut Juge était aussi choqué que lui, car il ne dit plus rien.

— Je sais bien que Gramis a toujours tenu à me mettre sous votre protection lors de mes voyages, mais celui-ci ne sera pas un voyage officiel. Des impériaux à Bhujerba, je peux vous dire que cela se remarque tout de suite.

— Officiel ? fit Zargabaath. S’il n’y a que cela qui vous gêne, vous pouvez l’arranger.

— Vous croyez réellement que j’ai besoin de voir Ondore[Marquis (et dirigeant) de la cité de Bhujerba] en ce moment ? appuya Sentia d’une voix agacée.

Le juge soupira.

— Certes, il est peut-être plus agréable de partir sans escorte militaire, mais en ce moment, vous êtes plus vulnérable que jamais. L’Empire tout entier a été au courant de votre grossesse, et dans les jours qui suivent il y aura une fête nationale pour célébrer la nouvelle naissance impériale. Il y a des chances non négligeables pour que l’un de vos opposants choisisse cette occasion pour... pour vous faire du mal, et je ne supporterais pas d’être absent à ce moment-là.

— Hé bien ! On veut jouer les héros, à présent ? dit Sentia en éclatant de rire.

— Il ne s’agit pas de cela, Madame, poursuivit Zargabaath toujours aussi préoccupé. Je sais bien que vous êtes à même de vous défendre de manière générale... mais ce moment précis de votre vie est sans doute celui où vous avez été la plus exposée au danger, et je doute fort que Gramis vous laisse partir sans un représentant de l’armée impériale.

— Seriez-vous jaloux de mes vacances, Zargabaath ? dit Sentia en penchant sa tête sous la sienne, comme si elle cherchait à s’amuser.

— Si au moins il y avait la viéra guerrière, je serais bien tranquille... mais comme vous l’avez remarqué, elle est introuvable.

L’Impératrice cessa de rire et baissa la tête.

— Oui, moi aussi. J’avais justement l’intention de la compter au sein de la petite équipe qui partira avec moi, mais elle m’a tout l’air d’entamer un long voyage, elle aussi.

— Et... Pardonnez-moi d’insister, mais tenez-vous réellement à ne pas emmener le seigneur Vayne ?

Une fois encore, Sentia ne répondit pas tout de suite. Et une fois encore, Vayne avait hâte que cette réponse vînt.

— Vayne restera ici, vous m’entendez ? Il aura tout le temps de faire connaissance avec son petit frère. Je compte sur lui pour dénoncer Drace si elle ne fait pas parfaitement son travail, dit-elle enfin d’un ton de plus en plus inquiétant.

Ce fut au tour de Zargabaath de rire un instant, avant d’affirmer :

— Drace fera très bien son travail, j’en suis persuadé. Malgré son comportement envers Vayne, elle a toujours été admirative de la relation que vous entretenez avec votre fils et regrette de n’avoir pas pu posséder votre chance.

— Vous essayez de me dire que Drace va essayer de me voler mon bébé ?

— Non, rit une nouvelle fois le juge. Mais elle en prendra grand soin, n’ayez crainte.

— Elle en prendra soin, vous dites... très bien, alors, fit-elle d’une voix rêveuse en tournant sa tête vers la fenêtre.

 

Vayne, à ce moment, voulut éternuer, mais au moment où il réussit à se retenir, il faillit laisser échapper à la place un cri de terreur face à ce qu’ajoutait sa mère :

— Êtes-vous sûr que Drace aime bien mon fils ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Oui, c’est évident, répondit le juge. Je ne crois pas qu’elle éprouve pour lui tout ce qu’elle dit, ni qu’elle soit sincère dans ses railleries. Grâce à vos soins consciencieux, il est devenu un garçon très sage, à l’intelligence extraordinaire et aux manières remarquables.

« Tout à fait », pensa Vayne en riant intérieurement.

— Enfin, je connais Drace depuis maintenant trente ans, je connais votre fils, et... et je vous connais assez pour prétendre ne pas me tromper.

— Néanmoins je ne souhaite pas qu’il la fréquente trop souvent, déclara soudain Sentia avec autorité. Il ne faut pas qu’il devienne aussi aigri qu’elle. Il vaut mieux qu’il la laisse tranquille pendant quelque temps... même si cela signifie qu’il ne pourra pas voir son petit frère très souvent. Dites-moi, cela fait combien de temps que vous ne l’avez pas entraîné ?

— Eh bien... cela doit faire assez longtemps, répondit-il en levant la tête. Mais il me semble lui avoir appris tout ce que je pouvais en matière d’escrime.

— Pourtant il rechigne toujours à porter l’épée. Pourquoi n’a-t-il pu pas grandir comme ses frères, au moins de ce point de vue ? Il préfère toujours utiliser ses poings.

— Si je puis me permettre, je ne trouve pas que ce soit une mauvaise chose. Chacun possède sa propre façon de combattre, et aucune n’est mauvaise, tant qu’elle est maîtrisée. Et il se trouve que Vayne ne manque ni de technique ni d’adresse.

— Non, ce n’est pas de cela dont il manque, mais de la vie elle-même, comme dirait Drace. Zargabaath, enchaîna-t-elle en se tournant brusquement vers son interlocuteur, regardez mes yeux et dites-moi que vous savez pourquoi je vous ai fait venir ici, dans ce onzième étage désert et truffé de pièges pour que personne ne vienne nous déranger ?

Vayne avait décidément bien fait de s’essouffler autant pour voir où elle se cachait. Peut-être allait-elle enfin dévoiler ses plans...

— Je l’ignore, répondit le juge après un certain silence, mais j’aimerais profiter de la présente situation pour obtenir des explications de la venue de Cid céans.

— Ce n’est pas de cela dont il s’agit...

— Je veux que vous me répondiez.

 

Vayne remarqua avec effroi que sa mère respirait comme lors de son accouchement. Que lui arrivait-il ? Il avait en outre un mauvais pressentiment, mais refusait d’y croire.

— Je n’en sais rien, Zargabaath. Je vous l’ai caché car je ne voulais pas vous inquiéter.

— Votre sécurité ne m’importunera jamais ; cela fait partie de mes fonctions, dois-je vous le rappeler ?

Cette fois-ci, Vayne en était sûre : Sentia Solidor était au bord des larmes. Elle continua à haleter, avant de détourner la tête et répondre :

— Je ne sais pas ce qu’il est venu faire ici. Je n’en ai absolument aucune idée.

— Pourquoi l’avoir laissé entrer ?

— Je n’avais pas le choix, Zargabaath ! Eder et Phon me détestent déjà assez comme ça ! Si en plus je dois m’expliquer sur le fait que je n’ai pas envie de voir leur oncle...

Elle sanglotait, après avoir émis un cri de désespoir.

— Écoutez, dit­-il calmement. S'ils le reçoivent, c’est leur affaire. Mais vous, vous ne devez pas le recevoir sans raison valable, et personne n’a le droit de vous le reprocher.

Elle pleura encore quelques instants avant de répondre :

— Je ne veux pas être prise pour une lâche. Je n’ai rien à craindre de lui. Il dit qu’il a des projets et qu’il manque de moyens pour les mener à terme...

— Ce n’est pas à nous de l’aider.

— Je suis bien d’accord, et c’est pourquoi j’ai refusé sa requête. D’autant plus qu’il disait que Vayne serait intéressé...

— Vayne ? Mais pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Peut-être n’était-ce là qu’un argument en mousse pour m’amadouer.

— Je le pense aussi.

— En tous cas je suis désolée de ne pas vous en avoir parlé. Ça ne se reproduira plus.

Le casque du juge tourna furtivement vers l’endroit où le garçon était caché. Cependant, il revint bien vite vers son interlocutrice.

— Les menaces sont partout. Nous ne serons jamais trop prudents. Depuis qu’il a perdu sa raison de vivre, ce savant fou n’a plus aucun état d’âme. Il serait capable des pires atrocités pour se venger de l’existence, et il faut que votre famille en soit écartée le plus possible.

— Hélas ! Eder et Phon ont l’air de l’écouter attentivement, se lamenta l’Impératrice. Je ne sais pas ce qu’il leur raconte, mais je doute fort qu’il vienne pour une simple visite de courtoisie.

— De même.

Il y eut un silence, durant lequel Vayne craignit que la discussion fût finie et qu’ils se levassent sans transition.

— Alors, finit par demander Sentia Solidor, avez-vous deviné pourquoi je vous ai fait venir ?

 

Une fois encore, un mutisme s’installa de part et d’autre et ce fut sa mère qui le rompit. La tête de Zargabaath s’abaissa.

— Je pense qu’il est temps de lui dire. Mais je veux que ce soit vous qui le lui disiez, pendant que je serai absente.

— C’est impossible, répondit tout de suite le juge.

De qui pouvaient-ils bien parler ?

— N’est impossible que ce qui n’est pas envisageable. Pensez qu’en m’obéissant vous nous rendrez un service inestimable. Mon fils doit se poser toutes sortes de questions et il n’y a que cette vérité qui puisse lui faire ouvrir les yeux.

Le sang de Vayne se glaça dans ses veines.

— Je ne pense pas que les lui faire ouvrir sur ce genre de choses soit une nécessité, plaida le juge.

— Il n’y a nécessité que lorsque ça vous arrange, à ce que je vois.

— Il ne s’agit pas de cela. Vayne est très jeune et il est impensable d’arrêter son existence maintenant avec cette information.

— Au contraire, dit la mère avec fierté, l’apprendre lui permettra d’aller de l’avant et de construire sa personnalité.

— Je ne pense pas... Il a déjà une idée très précise de certaines choses et tout remettre en question à cet instant n’est pas la meilleure stratégie à adopter pour son avenir. Vous avez l’air d’oublier à quel point sa sensibilité n’a rien à voir avec la vôtre ni avec celle de Gramis... En réalité, je ne sais pas s’il survivra à une telle nouvelle.

— Cessez de sous-estimer les compétences de mon fils ! Je vous dis qu’il comprendra tout à fait ce qui s’est passé et qu’il en tirera les conclusions nécessaires, bien mieux que nous tous. Il est temps qu’il sache qui je suis et la raison de sa présence.

— Non, Madame, il n’est pas encore temps. Je vous le répète : cela le tuerait.

— Dois-je comprendre que vous ne m’obéirez pas ?

— Je peux obéir à tous les ordres que vous voudrez me donner, je pourrais aller au bout du continent et vaincre cent mille guerriers, mais si je puis formuler un seul souhait, j’aimerais ne jamais avoir à annoncer cette chose à Vayne.

Sentia baissa la tête à son tour. Elle croisait les bras sur ses genoux et ne disait rien. Qu’était-il censé savoir ? Sa mère avait sans doute ses secrets, mais aucun qui pût le concerner ; en tous cas aucune information importante qui eût pu lui échapper. Ou alors... s’était-il passé quelque chose dans les jours précédents qu’ils ne voulaient pas lui communiquer ?

— Vous me décevez profondément, finit par dire l’Impératrice d’une voix dont la colère avoisinait le mépris. De toute manière, si vous ne le faites pas, vous savez très bien que ce sera Drace qui le fera.

Zargabaath soupira.

— Oui, je sais qu’elle le pourrait, dit-il. Mais elle n’osera pas le faire, pour les mêmes raisons que moi.

— Alors quoi ? cria-t-elle soudain. Croyez-vous que je puisse vivre tranquille alors que ce secret me laboure les entrailles ? Croyez-vous qu’un fils puisse être digne sans savoir ce que d’autres ont parcouru comme épreuves ? Et vous-même, êtes-vous tranquille alors qu’il ignore tout ?

— Je suis tranquille avec la situation actuelle, répondit-il sur un ton légèrement supérieur à ceux qu’il avait employés jusque-là.

Sa mère commençait à trembloter. Pourquoi ne lui disait-elle pas elle-même son secret, puisque cela pouvait la soulager ?

— Vous dites ça parce que vous croyez qu’il va se mettre en colère, dit-elle d’une voix qui montait en puissance. Vous pensez sans doute qu’après avoir su cela il va me détester et tous nous maudire. Et surtout, vous vous dites fermement que cette découverte l’empêchera de grandir et d’être heureux. Eh bien je vous dis que non : en écoutant ce que nous avons à lui dire, il sera justement enfin accompli car il saura alors le réel sens du bonheur.

— Malheureusement, reprit le juge d’une voix calme après une courte pause, dans le même temps, d’autres en seront privés à jamais. J’ai juré fidélité à l’Empire, je suis prêt à me sacrifier en combattant ses ennemis, mais pas encore à aller au-devant de la mort elle-même de mon plein gré.

— Je vous protègerai, signala tout de suite Sentia Solidor. Il ne vous arrivera rien. Il ne peut rien vous arriver, puisque vous ne ferez que dire les mots que je n’ai pas le courage de prononcer moi-même. Il n’y a qu’une coupable, et c’est moi.

« Coupable ? » pensa Vayne. Sa mère n’était coupable de rien. Il aurait tant aimé pouvoir la consoler et lui dire qu’il se moquait bien de tous ces secrets tant qu’elle se sentait bien, mais elle lui avait interdit d’écouter aux portes et risquait de ne pas très bien réagir s’il décidait de se manifester.

— Pourquoi refusez-vous d’attendre ? demanda Zargabaath, soudain curieux. Il n’y a aucune urgence. Certes, d’ici dix ou vingt ans, le nouveau-né sera en mesure de comprendre ce genre de discours, mais je fais confiance à Vayne pour garder les choses à leur juste mesure ; je sais qu’il sera très bouleversé mais beaucoup plus lucide que maintenant. En tous cas assez pour n’avertir personne de ce passé.

— Pourquoi refusez-vous de croire qu’il en est capable dès à présent ? Vous ne l’avez pas assez côtoyé, vous n’imaginez pas à quel point c’est un vrai petit homme. Il a encore beaucoup à découvrir, mais cela ne l’empêchera pas de comprendre et de m’aimer toujours autant. Le lien qui nous unit est si fort...

— Cependant vous lui faites bien peu d’honneur en décidant d’y jeter ce trouble alors même que votre fils s’apprête à profiter de sa jeunesse parfaite. Je ne vous savais pas si égoïste.

— Et moi, je ne vous savais pas si cruel. Qu’avez-vous à perdre dans mon bonheur ? Vous avez toujours promis de faire tout ce qui est nécessaire pour que ma famille et moi soyons satisfaits et en sécurité.

— C’est précisément pour votre sécurité – et accessoirement, la mienne et celle de Drace – que je refuse. Vous n’imaginez pas les conséquences.

 

Alors qu’ils se turent et que le garçon fut persuadé qu’ils allaient changer de sujet, elle éclata violemment en pleurs.

— Non, je ne les imagine pas, dit-elle si tristement que le cœur de son fils se serra à vouloir éclater. Tout ce que j’imagine, c’est sa réaction, afin que je sois fixée une bonne fois pour toutes et que j’arrête de me tourmenter. Tout ce que je veux, c’est savoir s’il me pardonnerait... Quant à moi, si vous voulez vous montrer si rude avec moi, peu m’importe ; je vous pardonne tout, je ne me souviens de rien de malheureux, je n’arrive à voir que les félicités du passé, ce jour où je me suis enfin sentie moi-même, et j’ai envie de les partager... Je ne veux que cela, je ne veux plus rien d’autre !

Zargabaath ne trouva rien à dire. Pourquoi Vayne devait-il pardonner à sa mère quoi que ce fût ? N’avait-elle pas été une parente exemplaire pour lui, gérant personnellement à la fois sa santé et son éducation, alors même que ses passions, ses amis, et surtout ses fonctions l’appelaient à mille autres choses plus importantes vu le nombre de gens à son service ?

— Je ne peux plus attendre, Zargabaath, je sens que je suis arrivée au bout...

Ses pleurs étaient si rares et si touchants que Vayne eut envie de partir. Pourquoi cette brute de juge ne la prenait-il pas dans ses bras, ou tout au moins ne lui disait-il pas qu’elle n’avait rien à se reprocher ? Pourquoi devait-il se montrer si distant alors que l’Impératrice était proche de la détresse ?

— Ressaisissez-vous, je vous en prie, finit-il par dire avec déférence. Si cela peut vous rassurer, je peux lui en parler dans plusieurs années, lorsque je m’en sentirai moi-même le courage. Mais ne me demandez pas de commettre l’impossible aujourd’hui, s’il vous plaît. Il est encore tout heureux d’avoir un petit frère... je l’ai vu dans ses yeux lorsqu’il l’a porté. Il ne peut pas concevoir de trouble dans ces instants de paix.

Cette fois-ci, le silence – hormis les sanglots – fut si long que Vayne se sentit terriblement nerveux en attendant le moment où ils quitteraient la salle, et qui ne vint pas.

— À présent, si je puis me permettre, dit le Haut Juge, j’aimerais à mon tour vous demander quelque chose.

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