Chapitre 10 : La rivière

Une tornade nonchalante dévala une dune, traçant un sillon tortueux sur le sable oranger. Les gracieuses volutes qu’elle charriait sur son passage se délitèrent dans le ciel d’azur avant de retomber en poussière dorées.

Le paysage bichrome du désert, aussi magnifique que terrible, s’étendait à l’infini.

Ou presque.

— La mer ! s’exclama Fiona. Je vois la mer !

Lohan tendit le cou, l’espoir vibrant dans ses côtes. Une mince bande bleu sombre apparut à l’horizon. Il sourit sous son turban. Enfin.

Le convoi longea la ligne nacrée de l’écume, profitant de l’air frais qui les fouettait joyeusement. La mer, ou plutôt l’océan, les mena jusqu’à un petit village de terre cuite tapi sous une falaise.

— C’est celui-ci ? demanda impatiemment Fiona.

Zehara hocha la tête.

— Génial !

La jeune fille fit naître une bourrasque qui souleva son turban, elle le rattrapa juste à temps avant qu’il ne s’envole. Lohan renonça à la sermonner et talonna plutôt la monture qu’on lui avait prêté pour se mettre au niveau de Padparazil.

— Je vous remercie pour votre aide, elle nous a été précieuse, déclara-t-il solennellement. Vous avez fait preuve d’une bonté sans pareil envers vos ennemis.

Le Galate écarta son voile pour révéler un sourire indéchiffrable.

— Il n’y pas d’ennemis, juste des gens avec des intérêts différents. J’espère que vous en tiendrez compte quand vous croiserez la route de nos cousins.

Lohan hocha lentement la tête, pensif. Zehara profita de cet instant pour se mettre à sa hauteur. Ses prunelles brunes, intenses, étaient fixés sur le village dont les détails se dévoilaient peu à peu.

— Nous allons rencontrer le prince, dit-elle d’une voix sèche. Donc pour vous comme pour vos camarades : vous ne m’avez jamais parlée.

Il fronça les sourcils.

— Comment ça ? Il ne vous a pas autorisée à le faire ?

— Pourquoi donc aurait-il fait cela ?

— Eh bien… ça me parait plus pratique pour communiquer avec la Faction Étoilée.

— Il n’était pas au courant de mes contacts avec la rébellion. Je sais que ce n’est pas dans vos habitudes, mais ayez un peu de tact avec lui. Sinon, stupide comme il est, il risque de vous provoquer en duel. Et moi, de me faire brûler vive.

Lohan resta un instant muet face au regard tranchant de la jeune femme.

— Je pensais qu’il y avait au moins un peu d’amour entre vous deux…

— Mais dans quel monde vivez-vous ?

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre, d’un geste, elle ordonna à son garde du corps, qui tenait son dromadaire, de l’emmener en tête de convoi. Lohan se renfrogna. Elle avait raison, il s’était montré bien naïf. À croire que l’idéalisme niais d’Asha déteignait sur lui.

Une foule dense se massa autour des voyageurs lorsqu’ils arrivèrent au village, les accueillant joyeusement. Alors que les Galates posaient pied à terre pour exhiber leurs marchandises, Zehara mena le petit groupe de rebelles jusqu’à sa demeure familiale.

Elle se dressa face à la porte, semblant hésiter. Elle n’eut pas le temps de toquer, deux enfants ouvrirent et se jetèrent dans ses bras. Ils furent vite suivit par leurs parents, cousins et grand-parents. Lohan crut voir quelques larmes quitter les yeux silencieux de Zehara, étreinte de toute part par une famille qu’elle n’avait pas revu depuis son départ pour le harem.

Mais les retrouvailles chaleureuses ne durèrent pas. La petite tribu se figea lorsqu’émergea de l’embrasure de la porte un jeune homme richement vêtu. Il marcha jusqu’à la nouvelle venue, ses innombrables bijoux d’or et de pierres précieuses cliquetant à chacun de ses pas. La famille Sehed s’écarta, comme repoussée par son aura, et se prosterna. Le prince se dressa devant sa concubine qui baissa la tête, le regard de nouveau rigide.

Lohan n’avait que quelques notions de talien, mais il comprit clairement le mot que le futur empereur jeta à celle qui portait son enfant.

— Imbécile.

Il se tourna ensuite vivement vers l’exécuteur, l’écrasant de toute la hauteur de son mépris impérial.

— J’ai reçu une lettre, récemment, dit-il en helmët. Elle contenait quelques surprises. J’espère que vous avez de bonnes explications à me fournir.

Le Calbien plissa les yeux, alors que ses ombres manquaient de jaillir de l’abris de sa cape.

— Je suis ici pour, énonça-t-il avec méfiance.

— Eh bien, commencez-vous par vous prosterner devant votre souverain légitime.

Lohan dut concentrer tous ses efforts à retenir son pouvoir enragé. Un instant d’inattention et le prince finissait en rondelles. Serrant les dents et les poings, il ploya le genou, vite imité par Fiona.

— Voilà qui est mieux, commenta Azad. Maintenant entrez, nous n’allons pas discuter sur la pas de la porte.

Il fit signe à la famille Sehed qui s’ébroua brusquement et se détourna des rebelles. Lohan se releva lentement et suivit l’héritier de Naotmöt dans une enfilade de corridors décorés de quelques tapisseries jusqu’à une coure ombragée. Une table basse s’y tenait, que les Sehed s’empressèrent de garnir de fruits et de boissons.

Les rebelles s’assirent en face du prince, Zehara à ses côtés. Elle se tenait raide, telle une statue pâle, les yeux constamment fixés au sol. Elle semblait vouloir y creuser un gouffre par la seule force de son regard. Le prince se saisit d’une coupe et but goulûment une gorgée avant de se vautrer sur un coussins.

— Alors, ces explications ?

Lohan prit une inspiration difficile, intimant le calme à son esprit comme à ses ombres.

— Je suis ici, Votre Altesse, pour vous proposer une alliance entre votre couronne et la Faction Étoilée, une organisation rebelle de Caèrne qui…

— Je sais ce qu’est votre faction, merci. Et donc, pour me convaincre de vous rejoindre vous avez décidé de trainer ma concubine dans un périple aussi long que dangereux alors même qu’elle est sur le point d’accoucher de mon enfant ?

— C’est… Elle était la seule à même de nous guider jusqu’à vous.

— Et comment pouviez-vous le savoir ?

— La dirigeante de ma faction est une femme, elles ont parlé ensembles.

Le prince resta un instant muet. Ses bijoux s’agitèrent quand il éclata de rire.

— Une femme dirige votre faction ? Mes aïeux, quelle stupidité ! Pas étonnant que votre rébellion s’enlise !

Lohan vit les épaules de Fiona trembler. Une rafale rageuse vint siffler au-dessus d’eux.

— Notre rébellion est loin de s’enliser, déclara-t-il. Au contraire, elle est à tournant décisif. Je peux vous assurer, Votre Altesse, que les jours de la Trinité sont comptés. À l’heure où je vous parle, les factions sont en train de s’unir sous une même bannière. Les royaumes du nord sont en passe de tomber sous notre joug. La guerre est proche.

En disant ces mots, il eut une pensée pour Asha. La guerre. C’était ce qu’il avait toujours souhaité. Jusqu’à maintenant.

— Je me fiche de vos affaires, je veux juste mon trône, répliqua le prince. Quel avantage aurais-je à faire alliance avec vous ?

— Une armée pour vous soutenir, un lieu sûr où vous baser pour organiser la reprise de Naotmöt. Et l’Empire d’Hek-Rê.

Azad se figea, les yeux écarquillés. Lohan retint un sourire.

— Adhara a obtenu de l’Impératrice, qui fait affaire avec nous de longue date, un accord entre vos deux pays. Si vous acceptez, vous vous marierez avec elle, et aurez donc la main mise sur ce que vous convoitez le plus.

L’héritier se redressa, fixant intensément son interlocuteur.

— Comment avez-vous pu faire cracher ça à cette catin arrogante ?

Lohan laissa flotter un silence. Les lèvres du prince se soulevèrent pour lâcher un ricanement apréciateur.

— Très bien. Passez-moi la paperasse, que je la signe, ordonna-t-il, enthousiaste. Nous partons dans une semaine pour Hekkora.

Lohan inclina la tête.

— Bien, Votre Altesse.

Il farfouilla dans sa besace abimée par le voyage pour tendre le pacte à Azad. Ce dernier bondit sur ses pieds et attrapa le paquet de feuilles sans quitter son sourire sardonique. Il parcourut rapidement les lignes, pensif, avant de se tourner vers Zehara.

— Nous aurons une discussion plus tard, tous les deux. Après tout ce cirque, tu as intérêt à me faire un fils.

Elle hocha placidement la tête tandis qu’il s’éloignait déjà, les yeux rivés sur le pacte. Lohan parvint enfin à capter le regard de la jeune femme, sa dureté résignée le glaça.

 

*

 

La troupe de Silvanctes s’était rassemblée dans la brume matinale. La moïa, Aghna, faisait grise mine sur son vieil étalon. Elle dardait sur Gwenladys des iris incisifs, mais la guerrière l’ignorait.

— Merci, merci pour tout. Votre aide m’a été précieuse, vraiment. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous.

Kurtis et Maig échangèrent un regard.

— Merci à toi, déclara cette dernière. Tu m’as ouvert les yeux. Ton… ton courage m’inspirera toute ma vie, je pense.

Un vague sourire souleva les lèvres de la Silvancte.

— Un… un jour peut-être nous nous reverrons, balbutia Kurtis qui luttait contre les larmes.

— Peut-être, oui.

— Gwenladys, viens-ici ! Nous partons ! cria la voix acariâtre d’Aghna.

L’intéressée baissa les yeux.

— Au revoir, souffla-t-elle avant de se détourner.

Les deux Arsalaïs la regardèrent monter en selle tandis que toute la troupe s’ébrouait. Bientôt, leurs ombres se fondirent dans le vert émeraude de la forêt qui s’éveillait.

Maig soupira.

— Je ne sais pas quoi faire… avoua-t-elle. Ça me semble injuste de continuer tranquillement ma petite vie maintenant…

— Moi non plus. Il faut faire quelque chose, mais quoi…

— C’est ça… Je me sens si ridicule face au monde…

Ils prirent le chemin de la hutte des Arsalaïs, marchant pieds nus sur l’herbe recouverte de rosée. La fraicheur vivifiante pénétrait leur peau, lançant des frissons le long de leurs jambes. Au loin, les Hekaours organisaient les patrouilles du jour, tandis que les Teacs achevaient de ranger leurs échoppes du Marché.

— Tu as pu parlé à Padraig de la potion de stérilisation ? s’enquit Maig.

— Non… je n’en ai pas pris… De toute façon, ce n’est pas comme si j’en avais besoin…

— C’est vrai…

Elle toussota.

— En parlant de Padraig, il m’a mise de corvée pour toute la prochaine lune.

— Ah bon ? Mais pourquoi ? Tu as fait quelque chose de mal ?

— Non, enfin pas que je me souvienne.

Elle fronça légèrement les sourcils.

— Quoique… je crois savoir pourquoi il fait ça. Il m’en veut.

— Pourquoi ?

— Parce que… ce n’est pas lui que j’ai choisi le soir de la Cérémonie de Maturité.

Kurtis s’arrêta brièvement de marcher.

— Attends… tu lui avais dit que tu le ferais ?

— Non, mais depuis des années, c’est lui que toutes les jeunes filles de la tribu choisissent, à de rares exceptions. Vu que c’est un Arsalaï, ça leur permet de s’élever encore plus. C’est… une sorte de coutume locale. Je pensais que tout le monde faisait ça avant d’en parler avec des apprentis d’autres tribus.

— C’est pas normal, non. Encore moins qu’il t’en veuille.

La jeune garçon chercha ses mots.

— Je… je trouve ça malsain, commenta-t-il.

Sa compagne haussa les épaules.

— Je ne saurais pas te dire. En tout cas, moi, je ne voulais pas. J’ai retardé l’affaire pendant toute la nuit. Puis, quand j’ai pensé à toi, je me suis sentie libérée. Même si… même si finalement rien ne s’est passé.

Le Laevi fourragea dans ses cheveux.

— Si jamais il…

Kurtis.

Il se figea, attirant le regard étonné de Maig.

Kurtis, viens.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est… c’est Hênora, elle m’appelle.

— Eh bien, qu’est-ce que tu attends, alors ?

— Mais tu…

— Je vais très bien, ne t’inquiète pas pour moi. On se retrouve toute à l’heure !

Viens.

— Oui ! À toute à l’heure.

Saluant son amie d’une main, il s’élança vers la demeure de l’Élue. La haute et sinistre bâtisse l’accueillit dans son silence oppressant alourdi par l’ombre du rocher qui la surplombait.

Entre.

Il obéit. Hênora se tenait assise en tailleur, à la place exacte qu’elle occupait lors de leur dernière rencontre. Les effluves d’encens saturaient la pénombre qui rehaussait le bleu vif de ses prunelles immobiles.

— Assieds-toi.

Kurtis s’exécuta, le cœur battant la chamade. Comme à chaque qu’il se retrouvait face à elle, il se sentait plus lourd.

— Tu as compris ce que je t’ai demandé la dernière fois, n’est-ce pas ?

— O… oui. Trouver dans le passé la réponse à l’énigme de l’Embryon.

— Bien résumé. Pour accomplir cette mission, il va te falloir un peu d’entrainement. Tu vas apprendre à naviguer dans le Silh. Mais avant, qu’est-ce qu’est le Monde Invisible ?

Il cligna plusieurs fois des yeux.

— Pa… pardon ?

— Tu as très bien compris.

— Je…

— Je t’écoute. Comment décrirais-tu le Monde Invisible ?

Kurtis prit le temps de s’humecter les lèvres, se demandant si l’Élue entendait les battements affolés de son cœur. Était-ce un test ? Un défi ? Que devait-il dire pour la satisfaire ?

— Eh bien ?

— Le… Le Monde Invisible est une rivière.

Le sourcil droit d’Hênora se souleva très légèrement.

— Plaît-il ?

Le jeune garçon s’éclaircit la gorge.

— Le Monde Invisible est comme une rivière, une rivière ronde. Le Silh est son courant, il va à la Source et en revient. À la surface, c’est le domaine des Idées, juste en dessous, celui des Esprits. Les Esprits, ce sont les poissons de cette rivière. Ils baignent dans le Silh, s’en nourrissent, et l’enrichissent.

Kurtis perdit ses mots, il essuya son front où perlait une sueur nerveuse.

— Et le monde tangible, dans tout ça ? relança Hênora.

— Le monde tangible… c’est le fond de la rivière. Ce fond est recouvert de vase. Sous la vase, il y a les objets inanimés qui ne sont pas en contact avec le Silh. Et agrippés au sol, il y a des escargots d’eau, qui ont une existence à la fois tangible et spirituel. C’est nous, les êtres vivants.

Hênora émit un bref son feutré. Kurtis mit du temps à se rendre compte qu’elle avait pouffé. Il se tut, voyant naître sur le visage de l’Élue un rictus presque invisible.

— Nous sommes des escargots d’eau ?

— Heu… oui… enfin, métaphoriquement bien sûr.

— Bien sûr. Continue, je t’en pris.

— Eh bien… certains escargots ne regardent que le fond, et n’ont pas conscience d’être dans la rivière. Ce sont les humains. Nous, nous levons la tête vers la lumière de la surface, mais à cause de la vase, nous n’en avons qu’une très vague idée. Nous ne pouvons pas nager, comme les poissons. Tout comme les poissons, enfin, les Esprits, ne peuvent pas marcher sur le fond et donc avoir une existence tangible. Lorsque nous mourrons, les poissons se saisissent de nous et nagent vers la Source pour nous y déposer. De la Source, nous naissons à nouveau, mais nous sommes contraint d’avancer encore et toujours dans le sens du courant. Les poissons eux, sont libres. Ils peuvent aller à contre courant s’ils le veulent. Ils ont accès à la surface, à la lumière du soleil. Aux Idées primaires, parfaites.

— Mais dans ce cas, que sont les échos ?

— Ce… ce sont des empreintes, celles laissés par nos inexorable avancée. Pour pouvoir les voir, il faut se retourner, et tenter de progresser à contre-courant. C’est pour ça que nous ne pouvons voir que celles qui nous sont proches, où celles qui sont bien visibles.

— Bien.

Hênora se leva et marcha pesamment jusqu’au panier où reposait l’Embryon. Figé, Kurtis la vit soulever l’impressionnant œuf qui semblait luire d’une couleur bleuâtre dans l’obscurité rance de la demeure. L’Élue posa l’objet sacré face à son nouvel élève.

— Touche-le.

Il obéit, posant une main tremblante sur la surface lisse. Elle était chaude. Il déglutit. Quelque chose parcourait la coquille, il le sentait. Comme une onde électrique.

Il sursauta.

— On dirait un cœur qui bat, souffla-t-il.

Elle hocha la tête.

— Très peu de personnes peuvent le sentir.

Elle reprit l’œuf géant.

— Ce qu’il y a à l’intérieur, il faut le faire sortir. Qu’en pense-tu ?

Il opina, tendu.

— Ce serai tout pour aujourd’hui. Viens me voir demain, à la même heure.

Kurtis s’inclina, un peu déçu de s’arrêter là. Il sentait encore le cœur spectral de l’Embryon battre dans sa paume. Il se leva, les jambes tremblantes, et sortit de la maison.

— Au revoir, petit escargot, entendit-il dans son dos.

 

*

 

— Eh bien, tu as teint tes robes au charbon ?

Adhara jeta une œillade agacée à son père adoptif.

— Ce moment est plus que crucial, je ne peux pas me permettre la moindre étourderie. Cette tenue est comme mes mots, elle me sert d’arme.

Bénen détailla la robe ciselée dont la forme était inspirée de la tenue traditionnelle réoroise.

— Tu cherches à plaire au prince ?

— Oui, mais pas seulement.

Elle fit voler la noirceur de l’étoffe rehaussée par des bijoux en argent. Les couleurs de la rébellion, par opposition au blanc et or de la Trinité.

— Le clin d’œil à l’étendard c’est pour flatter Bathilda, énonça-t-elle, le décolleté c’est pour Verrès, et pour Nuniq, il y a ceci.

Elle désigna ses boucle d’oreilles.

— Ce symbole que tu vois est censé signifier « courage » en ibérnien. Elle-seule sera en mesure de remarquer ce détail.

Bénen soupira.

— Ce n’est pas qui te fera gagner.

— Non, mais ça ne pourra pas me faire perdre. Rien ne doit être laissé au hasard.

À cet instant, on toqua à la porte de la chambre.

— C’est l’heure, déclara lourdement Adhara.

Flanquée de son père, elle marcha lentement jusqu’à la porte qu’elle ouvrit, le menton haut. Une servante rebelle la guida le long des corridors souterrains jusqu’à un escalier de marbre. Là, en haut, une lumière coloré se faufilait derrière un lourd battant.

Elle gravit les marches, sa robe susurrant sur le sol laqué. Les battants s’écartèrent, elle fut inondée de lumière. Elle dut plisser les yeux, alors que son pouls s’accélérait. Elle se trouva dans une grande salle circulaire au centre de laquelle trônait une table de marbre. Loin au-dessus, le plafond de la tour s’ouvrait en un dôme de verre soutenu par des ogives. C’était dans une salle semblable que le premier Ogival avait eu lieu, presque trois cent ans plus tôt.

— Comme au commencement, murmura la princesse.

Bénen posa une main sur son épaule. Ce fut bref, mais elle sentit un regain d’énergie la prendre.

Au fond de la pièce, l’artrion du temple frappa le sol avec son sceptre.

— Prenez place, je vous prie, lança-t-il.

Adhara s’assit sur le siège qu’on lui avait attribué, son second toujours à ses côtés. Elle détailla ses homologues qui s’installaient. Le prince du Réor, Wilhelm, prenait sa place usurpée. Nuniq, représente du peuple des Ibérniens que la Trinité comme les royaumes du nord persécutait, siégeait elle-aussi pour la première fois. À côté d’elle, Verrès, chef de la Faction d’Alerem dont le territoire s’étendait dans tout le sud des Triétats, dut se faire soutenir par ses hommes pour s’asseoir tant la vieillesse l’avait affaibli.

Enfin, Bathilda, cheffe de la Faction du Roc dont le territoire s’étendait dans presque tout le nord du continent, se laissa sèchement tomber sur sa chaise. Tout en elle semblait avoir été asséché : sa peau râpeuse, ses cheveux grisâtres qui menaçaient de s’émietter, ses vêtements usés qui ne tenaient que par miracle. Les nombreuses cicatrices qui couturaient son cuir rêche témoignaient des années passées à servir la rébellion, tout comme ses muscles noueux prouvaient qu’il lui restait encore de la force.

À peine assise, elle jeta un regard mauvais à Adhara. Elle aurait préféré que son ami Claudius, feu le dirigeant de la Faction Argentée, puisse la soutenir lors de ses réunions. Malheureusement pour elle, c’est l’Étoile qui régnait désormais.

— Que le vingt-sixième Ogival commence, déclara l’artrion en faisant de nouveau résonner son sceptre. Que chacun énonce ce qui a été accompli durant ces dix dernières années. Bathilda le Roc, commencez.

La rebelle se leva sans cacher son mépris envers les autres participants. Elle fit la liste des sabotages exercés sur les installations de Triliance, du nombre d’hommes qui avaient intégré ses factions, et de tout un tas de banalités qui ennuyait déjà Adhara. Verrès ne fut pas plus intéressant, au contraire. La liste de ce qu’avait accompli ses factions était bien maigre — à son image. Au moins fut-il bref. Les choses devinrent un peu drôles lorsque Wilhelm dut expliquer posément qu’il n’avait rejoint la rébellion que deux ans plus tôt, et que son seul fait d’armes était d’avoir réservé la salle où ils se tenaient. Adhara retint un rire, conservant un visage de marbre. Bathilda, elle, ne se priva de soupirer bruyamment.

Nuniq, quant à elle, exposa son accent cancanant en déclarant que son peuple se battait tous les jours contre l’envahisseur, comme toujours. Elle ne voulait pas entrer dans les détails, et Adhara, au vue du supplice auditif qu’elle lui infligeait, ne put qu’approuver.

Enfin, son nom résonna sous la coupole. Elle se leva lentement.

— Je pense que vous savez très bien ce que je vais vous dire. En dix ans, j’ai monté moi-même une nouvelle faction, je lui ai offert une ville clandestine, la plus grande du continent, et j’ai rallié à ma cause toutes les factions de la région. Après ça, j’ai établi une alliance avec l’Empire d’Hek-Rê, et récemment avec celui de Naotmöt. Les Empires Jumeaux sont désormais acquis à notre cause, aujourd’hui plus que jamais.

Elle laissa filer un silence, tandis qu’en face d’elle les visages s’efforçaient de rester impassibles.

— Mais ce n’est pas tout. Il y a maintenant deux ans, j’ai capturé une Sylvienne. Peut-être en avez-vous entendu parler, je peux vous assurer que ce ne sont pas des rumeurs.

— Que lui avez-vous fait ? demanda Nuniq d’un air anxieux.

— Nous l’avons exécutée, bien sûr.

— C’est tout ? Vous n’en avez pas profité pour ramasser des informations ? siffla Bathilda.

— Nous n’en avons pas eu besoin. Dans les mois suivants, ses congénères nous ont attaqués. Nous avons réussi à les repousser, et nous avons contre-attaqué. Il y a quatre mois, je me trouvais sur le champ de bataille, aux côtés de mes soldats. Nous avons infligé une cuisante défaite à ces démons.

Sa voix se perdit en échos jusqu’au lointain plafond.

— Bien sûr, tout est consigné dans ces rapports.

Bénen lui passa une liasse de feuilles qu’elle brandit.

— Je vous laisserai, si vous le souhaitez, en prendre connaissance après cette réunion. En attendant, j’aimerais vous faire une proposition. Ai-je la permission de lancer un sujet, Votre Éminence ?

L’artrion opina, gentille marionette.

— Bien, je vous demande toute votre attention.

Elle repoussa sa chaise en arrière, produisant une vibration grave.

— Voyez-vous, j’ai la certitude que nous sommes parvenus à un tournant dans l’Histoire de notre mouvement.

Elle commença à marcher à pas lents autour de la table.

— Nous avons le soutien des empires du sud, celui du Royaume du Réor (elle jeta un coup d’œil vers le prince) et bientôt, sans doute, celui d’Elrande. Triliance se trouve désormais fragile, face à nous, plus vulnérable que jamais. Quant aux démons qui nous tourmentent, leur puissance parait soudain toute relative. Ils sont faits de chair et de sang, comme nous. Ils sont faibles comme des humains, et peu nombreux. Oui, je peux vous le dire, nous sommes plus près que jamais de la victoire.

Elle acheva un premier tour, marquant une légère pause pour balayer l’assistance du regard.

— C’est pourquoi nous devrions réformer notre système de commandement. Jusqu’à présent, nous nous sommes contenté de petites actions éparses. Ce temps-là est fini ! Désormais nous pouvons, nous devons, frapper plus fort. Il est l’heure, mes amis, de s’unifier.

Elle stoppa sa tirade un sort instant.

— Comme le Vénérable l’a fait, dans ces temps reculés d’obscurantisme, nous devons réunir toutes les factions sous l’égide d’un seul et même chef. Ainsi, unis, nous serons en mesure de renverser la Trinité.

Adhara revint à sa place, laissant le silence se faufiler entre les sièges.

— Et ce chef, ce serait vous, évidemment, grinça Bathilda.

— Seulement si vous m’en jugez digne.

La princesse se rassit dignement.

— Je propose que dès demain, nous votions pour désigner l’unificateur de la rébellion. Qu’en pensez-vous ?

Ils la dévisageaient, se demandant s’il était bon de sauter à pieds joints dans son piège. Ils se doutaient bien qu’elle avait préparé sa propre intronisation, il était périlleux de lui laisser la possibilité de l’obtenir. Mais ils voulaient aussi cette place de chef absolu.

Ils hochèrent la tête.

— Bien, c’est décidé, donc.

Adhara s’adossa confortablement dans son siège. Au-dessus d’elle, les ogives concentraient les rayons du soleil dans sa direction.

 

 

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Alice_Lath
Posté le 22/06/2021
"— Je suis ici pour, énonça-t-il avec méfiance." -> Pour quoi ?
J'ai trouvé l'immersion dans ce chapitre très plaisante, j'étais bien dans les environnements et la différence d'ambiances est très agréable ! Simplement, j'ai du mal à comprendre comment la concubine (trop de prénoms, désolée haha) pouvait penser que le prince verrait pas sa disparition et son voyage de l'autre côté de la mer, ça me semble un peu étrange comme calcul quand même. Et je ne vois pas pourquoi elle n'aurait pas pu envoyer un guide les chercher pour les mener à elle, ça aurait été plus logique et moins dangereux
Je suis également moins convaincue par le move politique d'Adhara. J'ai trouvé sa proposition de vote un peu trop directe et elle laisse trop de possibilités aux autres de ne pas la choisir, ça manquait de subtilité dans son approche, elle risque juste de les braquer et de les allier contre elle si elle fait ça
Voilà, ce sont mes deux suggestions d'amélioration pour ce chapitre, je ne sais pas si cela peut t'aider :')
AudreyLys
Posté le 23/06/2021
Hey !
Bah, pour donner des explications, c'est pas clair ? 🤔
Cool ! Tu t'es sentie moins confuse pour ce chapitre ?
Bah en fait elle n'a pas eu trop le choix, elle a fui seule, c'est après qu'elle a su qu'elle devait retourner à son village pour le prince. J'ai pas voulu expliquer toute l'histoire parce que je me suis dit que ça ferait trop, qu'est-ce que tu en penses ?
Pour ce qui est d'Adhara, je ne dis rien, tu verras dans les prochains chapitres ^^
Merci, c'est très important que tu me dises ce à quoi tu penses !
Bizzzzz
Alice_Lath
Posté le 23/06/2021
Mmmh, non, la confusion demeure, trop de noms et d'intrigues qui, mises au même plan, ont dû mal à être mises dans un ordre de priorité dans mon petit cerveau
Je sais pas si raconter l'histoire est nécessaire, mais en tout cas, il faut vraiment une bonne justification à sa présence, oui, d'une manière ou d'une autre
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