CHAPITRE 10

Par Taranee

PRESENT : NETHAN

 

            La fillette entra timidement dans la chambre où Elijah et Jio vaquaient à leurs occupations. L’un lisait tandis que l’autre regardait le défilé des nuages par la fenêtre. Elle s’éclaircit la gorge et les deux garçons se retournèrent. Elle hésita une seconde à parler, se demandant si c’était vraiment raisonnable de leur énoncer la proposition qu’elle avait en tête, et, finalement, prit une inspiration et dit :

- J’ai entendu dire qu’un cirque itinérant passait en ville, aujourd’hui.

- À Kerron ? demanda Elijah, dubitatif.

- Oui. Il n’y a pas d’autre ville près d’ici.

- Et tu veux qu’on y aille.

Nethan acquiesça puis s’empressa de continuer.

- Ils contrôlent tous les spectateurs à l’arrivée pour qu’il n’y ait aucun problème et nous ne devrions pas croiser la bande de la dernière fois… Et puis ça fait deux semaines depuis l’incident avec ces gens… L’eau a coulé sous les ponts, non ?

- Nous irons voir ce cirque, si c’est ce que tu veux. fit Jio d’un ton calme.

Sa voix était plus grave que d’habitude et dénotait d’’un certain ennui. Son regard brillant s’était quelque peu éteint et le noir diamant qui colorait ses yeux ressemblait maintenant aux ténèbres d’un puits sans lumière et sans fond. Il n’était pas las de la vie qu’il menait ici, au foyer. Nethan en était certaine. Et pour cause, elle le connaissait mieux que quiconque, mieux qu’il ne se connaissait lui-même. Jio était heureux. Il appréciait cette nouvelle vie que lui avait donné Nilt. Mais la jeune fille sentait qu’il lui manquait quelque chose. L’adolescent cherchait certainement ce qu’il avait perdu. Sa mémoire, son passé. Jio n’était pas complet. Et Nethan savait ce qui manquait à sa personne. Mais elle n’allait pas le lui dire. Pas encore. Ça l’aurait détruit.

- Il faut demander la permission de sortir à Nilt. Intervint Elijah, l’extirpant de ses songes.

Elle hocha rapidement la tête.

Obtenir le droit de sortir pouvait s’avérer compliqué, mais en utilisant les bons mots, ils réussiraient peut-être à convaincre Nilt de les laisser quitter le foyer. Après tout, ces deux dernières semaines, ils n’en étaient jamais sortis et ils avaient passé leur temps à aider au maintien de la résidence ou à jouer avec les enfants. Ils s’étaient montrés utiles, efficaces, et serviables. Ils n’avaient posé aucune question quant au Duc et à l’avancement de ses projets, ni au sujet d’Addal. Non. Ils avaient simplement attendu. Attendu quoi ? Que le temps passe ? Ils avaient mené une vie comme une autre. Une vie paisible comme tout adolescent, toute personne, tout être vivant, devrait mener. Et peut-être que c’était ce changement radical qui les rendait moroses, tous les trois. Ils n’avaient pas l’habitude, après tant d’années à courir, à se battre, de se poser, de profiter de leur vie, de leur jeunesse. C’était pour cette raison que la petite fille avait proposé d’aller au cirque. Quoi de mieux pour savourer sa tranquillité sans rester inactif ?

Un air décidé se peignit sur son visage. Elle fit signe à ses deux amis.

- Nous ferions mieux d’aller demander dès maintenant. Il faudra prendre un peu de temps pour nous préparer et pour aller jusqu’à Kerron, et… Vous m’écoutez ?

Elijah sursauta, Jio ne réagit pas. Elle soupira. C’était agaçant. Elle avait beau être vieille, très vieille, du fait de son apparence enfantine, elle peinait à capter l’attention de ses auditeurs. Elle aurait pu changer sa morphologie à tout moment, devenir une adulte, et même une vieille femme ! Mais qu’aurait dit Elijah s’il l’avait vu grandir à toute vitesse sous ses yeux ? Que n’avait-elle pas fait sa rencontre dans une « forme » plus crédible ! Elle croisa les bras, prit cette expression boudeuse qui ne manquait jamais de faire culpabiliser les adultes, et planta son regard dans celui des garçons.

- Je vous propose une sortie au lieu de rester cloîtrés ici et vous vous désintéressez aussi vite. Qu’est-ce qui vous trouble au point d’abandonner une conversation à laquelle vous venez de participer ?

- Ce n’est r… commença Elijah.

- Elijah a le mal du pays. coupa Jio : Son Jake chéri lui manque.

- Ce n’est pas vrai ! protesta le concerné : Je n’ai jamais dit que Jake me manquait !

- Ho, mais tu n’en penses pas moins, mon cher Eli.

Nethan leva les yeux au ciel. Quelque chose perturbait Jio, visiblement. Il avait l’air d’une humeur massacrante et, à la vérité, les cernes qui entouraient ses yeux devenaient inquiétants. Elle fronça les sourcils, curieuse, puis soupira.

- On va demander, alors ? fit-elle sans relever l’attitude agressive de Jio.

Ils hochèrent la tête, la suivirent à l’extérieur de la chambre. Elle espérait que ce petit tour au cirque allait les détendre un peu, tous les deux.

            Ils trouvèrent Nilt dans la salle à manger, entrain d’éplucher un livre sur la diplomatie. Les trois jeunes gens ne s’en étonnèrent pas ; l’homme se livrait souvent à ce genre d’activités. Ce fut Nethan qui l’approcha la première. Elle s’éclaircit la gorge, Nilt leva les yeux de son ouvrage, son regard bleu-violet passant sur ses trois visiteurs avant de revenir sur Nethan, attendant sa demande.

- Il y a un cirque itinétrant qui passe à Kerron… On pourrait y aller… Avec tous les enfants du foyer.

Oui, les enfants qui vivaient ici avaient aussi le droit de se divertir. Pourquoi ne pas les amener, après tout ? Ils étaient des mages, eux aussi. Ils n’étaient pas sans défense. Mais Nilt posa son livre et baissa les yeux, sa poitrine se gonflant pour pousser un soupir embêté.

- C’est que… commença-t-il : C’est un peu dangereux, ce que vous demandez. Avec ce qu’il vous est arrivé il y a tout juste deux semaines, je me dis que sortir avec autant d’enfant c’est prendre le risque de se faire accoster par d’autres bandes…

- Ils ne craindront rien ! assura la jeune fille : La représentation se déroulera en milieu d’après-midi, justement parce que Kerron est une ville dangereuse, pendant la nuit. Des gens seront là pour surveiller qu’il n’arrive rien aux spectateurs, et les enfants savent comment se défendre avec leur magie. Et puis, avec Jio et Elijah, ça fait trois adultes pour veiller sur eux… Les enfants ne sont pas si nombreux que ça…

- Jio n’est pas un adulte. fit remarquer Nilt.

- Non, mais presque. Et tu sais aussi bien que moi qu’il est le plus apte à nous protéger en cas d’urgence.

Nilt jeta un œil vers l’intéressé qui, passif, se contentait d’observer la salle dans ses plus petits détails, jusqu’aux éraflures qui avaient été faites sur un mur pour marquer la croissance des enfants. Il reporta son attention sur Nethan. L’inquiétude avait assombri son visage.

- Qu’est-ce qu’il a, Jio ? Il n’a pas l’air dans son état habituel.

- je pense qu’il est juste fatigué. Il a besoin de bouger, de changer d’air. De se rafraîchir les idées. Alors, le cirque ?

Le frère de Soö ne répondit pas immédiatement. Il pesait le pour et le contre, mesurait les risques. Ce n’était pas un homme méchant, bien au contraire, il s’efforçait de rester bon et juste, mais il avait une tendance quelque peu agaçante à couver les gens ; à prendre la responsabilité des erreurs d’un autre.

- Elijah et Jio sont d’accord ? demanda-t-il.

- Oui. Et, de toute façon, ils ont, tous les deux, besoin de sortir. Elijah nous fait une petite dépression.

- Je vois. D’ailleurs, Elijah m’avait dit qu’il ressentait une douleur atroce lorsqu’il utilisait son pouvoir, alors même qu’il était un mage blanc…

- Oui ? affirma Nethan, sans voir où il voulait en venir.

Au lieu de répondre à la question qui était sous-entendue dans la réponse de la fillette, Nilt en posa une autre, à l’adresse d’Elijah.

- Est-ce qu’on pourrait parler, quelques minutes ?

Le jeune adulte acquiesça, déconcerté, et Nilt revint à la conversation.

- C’est d’accord pour le cirque. Commencez à tout préparer, toi et Jio. On vous aidera quand on en aura fini, avec Elijah. Prévenez les enfants.

Nethan sentit un sourire lui chatouiller les lèvres. C’était gagné. Ils allaient sortir, tous ensemble. Avant de quitter la pièce avec Jio, elle jeta un regard par-dessus son épaule. Nilt s’était extirpé de sa chaise et il accompagnait Elijah jusqu’à son bureau.

 

PRESENT : ELIJAH

 

            Tandis que Nilt s’installait derrière le bureau, enlevant l’unique feuille qui s’y trouvait pour la ranger impeccablement à l’endroit où elle devait être, Elijah prit place sur une chaise, en face de lui, le cœur battant. L’homme s’était tout à coup adressé à lui sans qu’il ne sache vraiment pourquoi et l’observait maintenant avec un sérieux inquiétant. Il se tenait droit, les mains jointes sur la table, et annonça.

- J’ai fait des recherches par apport à ta magie, Elijah.

Une lueur d’intérêt alluma le regard du concerné qui se redressa un peu sur son siège.

- Et qu’avez-vous trouvé ?

- De nombreuses choses. La bibliothèque de Kerron est plutôt grande, comparé à ce qu’on pourrait penser d’une ville où plus de la moitié des habitants sont analphabètes. Les mages de soins sont relativement peu répandus, même sur notre face où la magie ne manque pas. Mais j’ai tout de même pu trouver de nombreux livres qui traitaient le sujet de la magie de soins.

- Et ?

- Et il n’y a aucun cas similaire au tien.

- Oui, je m’en doutais. Répondit le jeune homme dans un souffle.

Nilt ne lui apprenait rien qu’il ne savait déjà. Il avait conscience qu’il était certainement le seul mage blanc à avoir « le prix à payer » lorsqu’il utilisait sa magie. Mais si le frère de Soö l’avait amené ici, c’était parce qu’il avait découvert autre chose. Alors Elijah n’ajouta rien de plus, et attendit simplement que son interlocuteur continue ; ce qu’il fit après quelques secondes sans parler.

- J’ai fouillé d’autres livres, en me basant sur des hypothèses que j’avais élaborées à ton sujet. Et j’ai trouvé ce que je cherchais. Tu n’étais finalement pas l’unique cas de mage blanc qui souffrait à l’utilisation de son pouvoir. Et ce pour une bonne raison : tu n’es pas un mage blanc.

Le rire lui échappa avant même que Nilt n’ait pu s’expliquer. Pas un mage blanc ? Mais qu’est-ce qu’il racontait ?

- La magie de soin est une magie blanche. soutint Elijah : Tout le monde sait ça.

- Sauf que tu n’es pas un mage de soin. C’est aussi simple que ça.

Le jeune adulte commençait vraiment à s’agacer. Quelle était donc cette histoire farfelue ? Quels livres Nilt avait-il pu consulter pour en arriver à cette conclusion, et pourquoi lui annonçait-il cela avec tant de solennité, comme s’il s’agissait là d’une hypothèse plausible ? Elijah était un mage de soins. Il l’avait toujours été, il le serait toujours. Il avait le pouvoir de soigner les gens, même si sa magie ne lui obéissait pas toujours. C’est d’ailleurs ce qu’il fit remarquer à Nilt pour contrer sa théorie. Mais l’homme secoua la tête avec conviction.

- Tu n’es pas un mage de soins, encore moins un mage blanc. Et pour cause, tu es un mage noir.

C’était la meilleure ! Un mage noir !

- Et qu’est-ce qui fait que vous en êtes si sûr ?

- Le prix à payer, Elijah. Il est absolument impossible que tu sois un mage blanc car il y a le prix à payer.

- Je pourrais être une exception.

- Si fait. Et c’est ce que j’ai pensé au début. Mais en fouillant plus avant, j’ai fini par trouver le livre qui me fallait. Il y a bien des mages de soins qui devaient payer une contrepartie en utilisant leurs pouvoirs. Cela remonte à une époque assez lointaine et on croyait que ce type de mages avait disparu.

- Et vous allez me dire que ma magie descend de la leur.

- Exactement. Ces mages-là payaient une contrepartie ; tout simplement car ils étaient des mages noirs. Et ils n’étaient pas uniquement des mages de soins !

Elijah fronça les sourcils. Pas uniquement… Ils avaient donc un autre pouvoir ? Comme Jio qui en avait deux ? Et Nethan ? Il posa la question à Nilt mais l’homme fit non de la tête.

- Tu as bel et bien un seul pouvoir. Elijah, tu ne t’es jamais demandé pourquoi il arrivait que ta magie échappe à ton contrôle et vienne aggraver les blessures que tu essayais de soigner ?

Oui, évidemment qu’il s’était posé la question. Qui ne l’aurait pas fait à sa place ?

- Ton pouvoir n’es pas celui de soigner, mais celui d’influencer le corps.

- Hein ?

Il n’avait strictement rien compris. Influencer le corps. Il avait l’impression d’avoir affaire à un mystère insolvable, une énigme. Il se serait trompé sur la véritable nature de son pouvoir depuis tout ce temps ? Nilt continuait de parler, Elijah se perdait dans ces explications.

- Oui, influencer le corps, l’âme. En vérité, tu ne « soignes » pas. Tu donnes un peu de ta magie à la personne sur laquelle tu l’utilises et, selon ton état d’esprit et ta volonté, cela peut guérir la personne de ses blessures ou aggraver son état. Est-ce que tu as déjà essayé de soigner une personne que tu détestais ? Une personne à qui tu voulais du mal ?

Oui. Le médecin. Il hocha la tête et répondit d’une voix pâle.

- Un médecin du LERM.

- Même si tu t’étais donné pour mission de soigner ce médecin, au fond de toi, tu voulais le détruire, non ? Tu voulais qu’il souffre.

Elijah se rendit compte que c’était vrai. Ce jour-là, il avait profondément haï chaque médecin du LERM. Il avait voulu que celui-là meure de sa maladie.

- Ta magie a juste obéi à ton désir profond. Et elle a aggravé la blessure ou la maladie.

- Mais c’est un pouvoir horrible ! s’exclama le jeune homme avec une note terrifiée dans la voix.

Ce pouvoir était dangereux, imprévisible ! Il n’obéissait qu’aux désirs profonds et cachés, des désirs qu’Elijah lui-même ne soupçonnait même pas ! Et il devait faire confiance à ça ?! C’était ça, son pouvoir ? Une magie destructrice et dangereuse, qui se jouait sur un coup de hasard ? Une magie qui pouvait détruire quelqu’un ?

- La magie est un arcane obscur que personne ne comprend réellement. reprit Nilt : La magie noire, tout particulièrement.

Elijah ne répondit pas. Il réfléchissait. Il posa un regard sur les étagères immaculées, avec tous ces livres qui y étaient parfaitement rangés, il se rappela toutes ces fois où il avait utilisé son pouvoir, et un souvenir lui revint en mémoire. Il fronça d’abord les sourcils, puis plissa les yeux. Non. Quelque chose n’allait pas.

- Il y a quelque chose d’illogique, commença-t-il d’une voix lente, oui, quelque chose ne va pas. Quand j’étais au repère des Libellules, j’ai essayé de soigner un vieil homme qui avait attrapé la maladie. Je n’ai pas réussi. Il est mort sous mes yeux. Tout ça à cause de ma magie. Mais cet homme, je ne le détestais pas. Je ne l’avais jamais rencontré. Je suis certain que mon désir profond n’était pas de le tuer. Alors pourquoi ? Pourquoi est-il mort, comme ça ? Pourquoi est-ce que je n’ai pas pu le sauver ?

Il baissa la tête pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux à l’évocation de ces souvenirs. Il n’avait pas voulu tuer cet homme. Il avait seulement essayé de le guérir. Et ça n’avait pas marché.

- Peut-être que ton état d’esprit ne te permettait pas de le soigner. Tu étais encolère, de mauvaise humeur ? Tu avais des doutes quant à ta capacité à le soigner ? Avais-tu envie de soigner cet homme en sachant qu’il y aurait une contrepartie à payer ? Prends tout ça en compte.

Pas de réponse. Nilt avait raison. Cependant, l’homme avait l’air hésitant, comme s’il regrettait d’avoir dit tout ça. Au bout d’un moment, il rompit le silence.

- Dis-moi que j’ai bien fait de te dire tout ça. S’il te plaît. Je ne veux pas que tu souffres à cause de ça, à cause de moi. Je n’aime pas faire du mal aux gens.

Il balbutiait presque. Il s’inquiétait réellement. Alors Elijah le rassura.

- Non, je suis soulagé d’apprendre ça. Vraiment. Si je ne l’avais pas su, j’aurais pu faire encore des victimes inutiles. Et même si c’est un pouvoir terrible, même s’ile st dangereux, même s’il fonctionne uniquement grâce à mon ressenti, je vais faire de mon mieux pour qu’il puisse aider les personnes que je veux protéger. Et je vais m’entraîner à supporter le prix à payer.

Il sentit que l’atmosphère devenait moins lourde. Le poids d’un secret avait été enlevé. Elijah se sentait mieux. Il avait peur, mais il préférait avoir peur qu’ignorer sa véritable nature. Finalement, Nilt se leva. Un sourire fatigué s’étira sur ses lèvres et il s’avança vers la porte avant de l’ouvrir.

- Allons aider les autres à préparer la sortie. fit-il.

Elijah hocha la tête, les deux hommes sortirent du bureau.

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