Chapitre 10

Par Tizali

Lundi 17 mars 2064

 

Je grommelle en glissant les pièces une par une dans la machine. Je passe la carte. J’appuie sur le bouton du café. Je pousse un juron coloré, à la limite de secouer le tout comme un distributeur de snacks coincé.

— Wow, wow…, s’exclame Jensen en arrivant dans mon dos. On s’est levé du mauvais pied ?

— Moi ? Non. La machine, oui.

— Tu as mis quoi en premier ?

— Les pièces.

— C’était l’inverse. Je te montre. Elles sont dedans ?

Je hoche la tête. Il les fait recracher à la machine, pose ma carte sur le capteur et rentre les pièces, une à une. Le solde monte. Il attend un peu et la détache.

— C’est bon. Tu peux l’utiliser, maintenant. Tu la poses et tu choisis ton café.

Il me regarde faire comme un gamin qui pourrait encore se tromper. Je soupire, me frotte les yeux et lui obéis. Je me prends le café le plus chargé qui existe.

— Tu n’as pas dormi, cette nuit ?

— Mal. Ou pas du tout, remarque. Ça marche aussi.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Je hausse les épaules.

— La logique féminine, voilà ce qui m’est arrivé.

Jensen rit de bon cœur.

— Qu’est-ce qui te met de si bonne humeur, boss ? demande Iris en arrivant dans son dos.

C’est seulement là qu’elle me voit. Son sourire disparaît immédiatement et son regard devient aussi froid que le mien. Hier, j’étais encore gentil. Sidéré par son besoin de me fuir, par sa ténacité malgré toutes les révélations qu’elle me doit. Aujourd’hui, je suis juste énervé. J’ai envie d’envoyer un poing dans le mur, de hurler mon impatience. J’ai envie de l’embrasser sans me faire gifler et sans prise de karaté dans le processus. Bref, j’ai envie de me comporter comme un con.

— Je vois que vous avez quelques petites choses à vous dire, sourit Jensen.

Il me prend mon café et s’enfuit avec, non sans m’avoir gratifié d’un petit signe de tête pour justifier son vol. Je replace ma carte et fournis un immense effort pour demander :

— Tu veux quoi ?

— Déca.

— Tu as mieux dormi que moi, je suppose.

J’appuie sur le bouton et m’écarte pour m’adosser au mur.

— Non, je prends toujours des déca, dit Iris. C’est une chose de plus que tu sais sur moi.

— Ça ne me suffira pas.

— Tu ne vas pas lâcher ?

— Non. Aujourd’hui, je vais être chiant.

Elle me détaille avec attention. Je croise son regard, la mine sombre. Bizarrement, un éclat amusé se met à briller dans ses yeux.

— Tu boudes, fait-elle remarquer.

Je ne dis rien. Elle se met à rire très légèrement, presque soulagée. Comme si me voir dans cet état, moi, le type toujours joyeux et gentiment pénible, était rassurant.

— Je suppose que si tu en es là, je n’ai plus tellement le choix.

Elle doit savoir que personne n’a intérêt à travailler avec moi quand je suis fâché. Sans lui répondre, je prends son déca, le lui tends et frémis lorsqu’elle s’en saisit, touchant mes doigts au passage. Elle ne lâche pas le gobelet. Bon sang, on a échappé au pire. J’imaginais déjà le liquide brûlant sur mes chaussures et partout sur la moquette.

Je passe la carte une dernière fois et m’apprête à reprendre mon café noir.

— Prends pas ça, Gabin. Tu vas être excité comme une puce.

— Qu’est-ce que ça fait ?

— Ça fait que quand je t’aurai tout raconté, il ne vaut mieux pas que t’aies ça dans le sang.

Je soupire et change pour mon café habituel.

— Jensen en a pris un comme ça.

— Jensen peut. Il a un métabolisme adaptable.

— Eh ben merci…

Le café enfin prêt, je le prends et y trempe les lèvres aussi vite que possible. Iris tourne les talons et se dirige vers l’ascenseur. Sauf qu’elle n’y rentre pas et pivote dans une salle de réunion.

— Pas de vitre teintée, ici ?

— Non.

Je m’installe sur la table ovale, pousse la pieuvre qui permet de communiquer à distance. Je pose mon café que je regarde, promenant mes doigts sur le carton du bord. Pendant ce temps, Iris ferme la porte derrière elle. Elle fait quelques pas mais reste debout, raide. Sa main sur son gobelet tremble.

— Je t’écoute, murmuré-je.

Un silence de mort s’installe et s’étire. Je prends une gorgée de café. Souffle sur le liquide brûlant parce que je me suis décapé les papilles. Repose mon café.

— Alors ?

Je lève les yeux et découvre qu’Iris est à deux doigts de s’effondrer en larmes.

— T’as pas pris l’option théâtre à l’école, j’espère ? m’inquiété-je. Je ne peux pas te dire que je ne veux pas savoir. Je suis désolé.

— Tais-toi, Gabin, dit-elle avant de s’asseoir face à moi.

Elle expire longuement. Pose son café à son tour. Je vois la trace de ses lèvres sur le gobelet du déca. Un déca. C’est peut-être fait pour moi, ça. Je lui pique son verre et y goûte, exactement à l’endroit où elle a bu. Je la regarde, un rien provocateur, alors que je le lui rends. J’ai l’impression qu’elle n’arrive pas à détacher ses yeux de mon visage.

— J’ai enfreint la règle principale des agents du temps.

Mon cerveau carbure. La règle principale.

— Tu n’es pas orpheline ?

— Si…

Elle secoue la tête.

— Je suis revenue plus loin dans le temps… qu’une semaine.

— Okay.

— Très loin.

— Mais encore ?

— Des années.

Cette fois, c’est elle qui tend la main devant elle et se saisit de mon café. Elle avale plusieurs gorgées avant de le reposer. Elle frissonne comme si elle venait de s’enfiler un whisky cul sec.

— En 2060, il y a quatre ans… okay, attends. Ça ne va pas, je raconte tout dans le désordre.

— Tu n’as encore rien raconté, dis-je perplexe.

— Je… en fait, toi et moi, on travaillait ensemble.

— Je veux bien te croire.

— Tu avais postulé en 2054. Je suis arrivée à ma majorité, en 2057.

— Attends, tu veux dire que tu es arrivée trois ans après moi ? Et tu avais…

— Oui, on s’est rencontrés quand tu avais vingt-et-un ans et moi dix-huit. Jensen était déjà là depuis plusieurs années. Il est devenu le patron. L’opportunité s’est présentée assez vite pour lui, il a grimpé les échelons et il le méritait.

— C’est pour ça que tu l’appelles boss ?

— Ça m’a échappé une ou deux fois dans cette ligne de temps. J’ai dû donner le change en faisant semblant qu’il s’agissait d’un surnom.

— Bon, tu permets…

Je prends nos deux cafés, et je les intervertis pour de bon. Elle sourit tristement.

— En 2060, toi et moi, on s’entendait plutôt bien. Tu étais fidèle à toi-même, un coureur de jupons, mais dans le cadre du travail, l’entente était parfaite.

Je lève un sourcil. Est-ce que c’est pour ça qu’elle me fuyait autant ?

— Si tu te poses la question, oui, j’ai connu la période où tu essayais absolument de me séduire pour me rajouter à ton palmarès. Je savais que ça reviendrait si nous nous rencontrions à nouveau.

— Donc tu m’as fui ?

— Non, ce n’est pas… ce n’était pas du tout mon intention.

Elle évite mon regard, fébrile.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé, en 2060 ?

— On a découvert que l’un de nos collègues, récemment employé, était un membre infiltré d’une secte. On a mené notre enquête, découvert l’existence du Sablier. Et on a trouvé quelque chose de vraiment inquiétant… ils avaient planifié sous peu, avec l’aide de Uguen, le père de Manon, la disparition complète de la chronoénergie sur la planète et l’obsolescence de la chronomachine. Uguen était un éminent scientifique qui travaillait depuis des années à contrer les actions des agents du temps dans tous les pays du monde. Et il avait trouvé une solution.

— Ça fait un peu magicien, ton histoire. Vous aviez une preuve ?

— De nombreux documents expliquaient les théories de Uguen. On n’a pas consulté les experts pour s’assurer de ça. C’était trop dangereux. La secte était déjà infiltrée, on savait qu’on avait peu de temps pour régler le problème.

— Vous… je veux dire, on s’est mis d’accord pour procéder à une annulation ?

Iris hoche la tête et finit mon café.

— On s’est surtout mis d’accord pour que j’y aille, moi.

— Je devais vraiment te faire confiance, dis-je impressionné.

— C’était le cas, confirme-t-elle. Et c’était réciproque.

Son expression me souffle qu’il y avait plus que cela.

— On était en couple ?

— Non ! Pourquoi est-ce que tu ne penses qu’à ça ?

— Parce que… tu m’aimais, non ?

Iris me dévisage farouchement. Elle ne nie pas.

— Et je n’ai jamais rien tenté ? insisté-je.

— Tu me respectais.

Je ne relève pas. Je pense surtout que j’étais intéressé par elle comme je le suis dans cette ligne de temps, et que j’avais patienté plus longtemps parce qu’un certain phénomène télépathique performant n’avait pas accéléré la relation.

— Et ça a mal tourné ? dis-je en pensant à son fameux retour dans le temps. Quelques années en arrière, il fallait s’y attendre, non ?

— Non.

Les larmes affluent aussitôt dans ses yeux.

— Je suis désolée, soupire-t-elle en se prenant la tête dans les mains.

Je réfléchis aux dates. Ça fait quatre ans qu’elle subit les conséquences de sa réécriture. Quatre ans qu’elle vit avec deux versions importantes de ligne de temps. Deux versions qui diffèrent énormément, puisque dans l’une, elle travaillait quotidiennement avec moi et son boss était Jensen. Goff était hors tableau. Dans l’autre, tout était à refaire. Jensen n’était qu’un collègue. J’avais disparu alors qu’elle avait des sentiments pour moi. Et pour couronner le tout, je me faisais assassiner régulièrement par ma psychopathe de voisine.

— Je suis retournée en 2054, explique Iris. C’est la date à laquelle Goff, l’ancien président de la secte, s’est fait assassiner. C’est également la date à laquelle Uguen a pris la tête de la secte et a réorienté son effort collectif vers la science de la chronoénergie, afin de trouver comment l’éradiquer.

— Comment est-ce qu’on… éradique un truc pareil ?

— La chronoénergie est apparue sans aucune logique. On a mis du temps à la détecter, mais on a pu prouver qu’elle n’a pas toujours été là. Elle n’était présente qu’à des endroits bien précis du monde. Aucune loi de la physique existante ne nous a permis de comprendre ce qui avait bien pu nous l’apporter, et comment l’utiliser ailleurs que là où elle a décidé de se développer.

— Tu penses que c’est si simple que ça, de trouver comment inverser le processus ?

— Je pense que Uguen a trouvé une stupide réaction chimique qui fonctionne, et quand je vois toutes les vies qu’on a sauvées, ça me fait mal. Comme maintenant, tu as mis du temps à assimiler le danger, mais tu as fini par être d’accord avec moi. Par penser qu’il fallait que je sauve Goff, qui était, d’après l’historique de la secte, un grippe-sou. C’était mieux qu’un type qui allait annihiler l’un des plus grands progrès de toute l’histoire de l’humanité, au détriment d’êtres vivants en détresse.

— Bon. Donc c’était nécessaire.

— Oui, mais… après avoir sauvé Goff, je suis retournée à la chronomachine, et là…

Quand j’y pense, je comprends presque ses regrets. J’imagine que son cerveau a implosé. Double ligne de temps, deux fois six ans passés dans sa tête. Sa version à elle, qu’elle pensait conserver. Et celle de la réalité, terrible à affronter, où nous ne nous connaissions pas, où elle devait garder son secret pour elle… où ce salaud de Goff était à la tête de l’organisation.

— C’est de ma faute…, murmure-t-elle pour elle-même. Si je n’avais pas laissé ce porte-clés m’échapper…

— Ce qui est fait est fait. Je suis là, maintenant.

En m’entendant, je me trouve un peu ridicule, mais elle acquiesce comme une enfant rassurée après un cauchemar. Alors je me lève, contourne la table et m’assieds à côté d’elle. Elle ne dit plus rien, les yeux perdus dans un passé qui m’est inaccessible.

J’hésite à lui tenir la main, à la serrer contre moi, bref, à être tactile, une fois de plus. Mais je me réfrène. Ce n’est pas de cela qu’elle a besoin dans l’immédiat. Juste d’une oreille amicale. Alors je croise les bras sur la table, et je me mets à réfléchir à cette situation et à ce qu’il conviendrait de faire.

Goff est à la tête de l’organisation à la place de Jensen. J’adore l’idée que ce dernier soit à l’origine notre véritable boss. Un type avec de l’humour mais aussi le sens des responsabilités, avec de l’expérience, un type bien. Ça se sent. Un type en qui Iris, visiblement, avait toute confiance.

Ensuite, Manon. Manon n’aime pas Goff, elle sait qu’il profite des agents du temps dans un but d’enrichissement uniquement et non pour réduire leur champ d’action. Goff n’a pas encore abattu toutes ses cartes. J’attends de voir quelle mission il va me confier. Mais d’ici là, Manon est le parfait petit élément perturbateur. Elle n’est d’accord avec personne, ni avec ses ennemis, ni avec son boss. Et le génie qui avait signé la perte des agents du temps n’est plus de ce monde. Elle ne sait même pas qu’il a eu son moment de gloire dans une autre ligne de temps, et ce n’est pas moi qui irai le lui dire.

— Ton silence m’inquiète, Gabin.

Iris semble se réveiller de son état de transe. Elle détaille les traits de mon visage avec mélancolie, semblant ne pas voir celui que je suis maintenant, seulement celui que j’étais dans un monde où dès mes dix-huit ans, les missions des agents du temps m’ont formé, m’ont façonné autrement. Cela me rend triste, quelque part.

— Tu es un pro des plans foireux, ajoute Iris. Parle.

— Mon « plan » n’en est pas un, c’est juste une idée. Je pense que je dois me rapprocher à nouveau de Manon.

Elle reste inexpressive mais parfaitement immobile, figée comme une statue à l’allure sévère. Je ne pense pas qu’elle avait prévu ça.

— Laisse-moi m’expliquer, soupiré-je. Manon est ce qui se rapproche le plus d’un obstacle pour Goff et sa quête de financement. Elle a essayé de me tuer alors que j’avais une mission de prévue pour lui. Elle ne réfléchit pas. Leur secte est pauvre et manque de fidèles prêts à faire ce que j’ai fait, s’infiltrer chez l’ennemi. Ils ont tout autant besoin d’argent que de scientifiques capables d’accomplir les prouesses d’Uguen. Tant que je n’ai pas de visibilité sur ce que Goff a l’intention de me faire faire, je miserais tout sur Manon et sur son historique avec le Sablier. Je pourrais en apprendre plus et essayer de déterminer à quel point ils se rapprochent du but.

— C’est ce que je dis, un plan foireux, grommelle Iris en secouant la tête, mâchoire contractée.

Elle dit cela tout en ayant l’air d’accord avec mes suggestions, mais elle paraît déçue. Jalouse ? Peut-elle vraiment être jalouse alors que je ne suis pas vraiment l’homme dont elle est tombée amoureuse à la base ?

— Tu sais, ça ne changera rien entre nous, essayé-je de la rassurer.

Iris se lève brusquement, attrape nos gobelets vides et se dirige vers la porte d’un pas raide.

— Évidemment, dit-elle, il n’y a rien entre nous.

— Où tu vas, comme ça ? demandé-je, faisant mine d’ignorer ce qu’elle vient de dire.

— Bosser. Il va bien falloir qu’on s’y mette un jour.

Je la suis jusqu’à la poubelle, puis l’ascenseur. Le silence est pesant. Vraiment, il n’y a rien entre nous ? J’ai beau savoir qu’elle dit ça à cause de son énervement, qu’elle ne veut pas me voir retourner à Manon, qu’elle craint toujours, bêtement, que maintenant qu’on a couché ensemble, elle n’a plus de valeur pour moi… J’ai beau le savoir, ça me fait un petit peu mal. Comme si une aiguille se plantait à la surface de mon cœur et grattait, du bout de sa petite pointe métallique, et grattait encore. Je n’avais jamais éprouvé de douleur physique suite à un commentaire blessant d’une femme. Je ne m’étais jamais senti concerné, ou bien cela ne m’avait jamais inquiété pour la suite. Je n’avais jamais eu peur de ne pas être bien vu par le moindre papillon de ma collection. Mais ce n’est pas ce qu’Iris représente à mes yeux. Elle n’est pas l’un de ces jolis insectes éphémères. Peut-être croit-elle qu’elle s’est fait attraper dans mes filets, mais elle a tort. Je crois que c’est l’inverse. Et à bien y réfléchir, ça me fiche en rogne, parce qu’elle ne semble pas déterminée à prendre ses responsabilités. Si elle n’est pas prête à me libérer, alors qu’elle assume. Parce que je suis sérieusement coincé.

— Pourquoi tu tires la tronche ? dit Iris en entrant dans notre bureau.

— Rien. Qu’est-ce qu’on fait ?

Je la vois prendre connaissance de mon agacement inexpliqué, mais elle ne dit rien. Elle ouvre le dossier du meurtre et cogne quelques phalanges sur un bout de texte.

— La fille et la belle-mère sont arrivées dans une voiture en bas de l’immeuble, mais la place était prise. Lucile nous a bien dit : « encore une fois ».

— Oui ?

— C’est ultra mince, comme supposition, mais… la seule raison pour laquelle elles sont arrivées aussi tard en haut, c’est que cette place qui leur est pourtant attitrée était prise. Je me dis que le meurtrier a pu vouloir gagner du temps pour s’enfuir, et qu’il s’est donc assuré que c’était le cas.

— Tu as une sacrée mémoire, jugé-je, impressionné.

— J’ai appris du meilleur, murmure Iris.

Elle referme le dossier et sort du bureau. Je lui emboîte le pas, réfléchissant à ses mots. C’est moi qui l’ai formée. J’avais une vingtaine d’année, elle était tout juste majeure. Elle n’avait jamais envisagé de postuler ici alors que moi, je me suis entraîné depuis tout jeune. Exercices de mémoire, apprentissage du vocabulaire, réflexion sur des cas extrêmes de voyage dans le temps que j’ai analysés, cherchant les failles de la chronomachine, voulant savoir tout ce qui est faisable ou non. À quinze ans, j’ai élaboré une technique impliquant de se rencontrer soi-même avec régularité et qui permet d’augmenter ses connaissances à une vitesse folle. Il faut juste être bon pédagogue. Bien sûr, je n’ai jamais envisagé de mettre de telles méthodes en pratique. À l’époque, je me suis même demandé si les agents du temps en place n’avaient pas les mêmes idées que moi, et s’ils ne profitaient pas un peu de la machine aux dépens du reste de la population. Je suppose qu’un tel degré de liberté est effrayant. Et le gouvernement nous laisse agir, dans l’ombre, sans se poser de questions. Mais comme on oublie la plupart des actions des agents du temps en changeant de ligne de temps, on les a vite enterrés sans réaliser l’ampleur de leur impact sur le monde. Je pense qu’il faut travailler ici pour comprendre, avoir accès aux rapports… ou être un gamin passionné qui croit à la magie. C’est un peu ce que j’étais, et la plupart du temps, j’ai bien cerné ce qu’est finalement la chronoénergie et ce qu’elle permet de faire. J’ai réfléchi à des possibilités que du haut de mon jeune âge, je considérais déjà comme dangereuses et que je n’ai divulguées à personne.

J’étais le scientifique fou. Celui qui a conscience qu’entre de mauvaises mains, cette technologie serait dévastatrice. Mais je voulais l’utiliser pour le bien, j’en rêvais de toutes mes forces. Alors je chassais de mon esprit toutes les pensées négatives et j’espérais qu’un jour, ce serait mon tour de m’amuser avec le nouveau jouet du monde.

 

*

 

— Par exemple, si vous décidez d’aller rendre visite à un proche, qu’une déviation allonge votre trajet en voiture de vingt minutes, qu’un accident sur l’autoroute crée un embouteillage d’une heure et que lorsque vous choisissez finalement de prendre une sortie et de continuer en train, trois d’entre eux sont annulés à cause d’un bagage oublié ; qu’en arrivant enfin à destination, vous apprenez le décès du proche en question… là, vous pourrez vous dire que c’est une très mauvaise journée. Et vous aurez raison. Mais vous pourrez également vous demander si d’autres forces que celles de la nature n’ont pas concouru pour vous empêcher d’atteindre votre objectif. Il est primordial que vous notiez tout, aussi pénible que ça puisse paraître. Votre itinéraire, les gens avec lesquels vous avez échangé, ceux qui vous ont éventuellement dévisagé, et que vous réfléchissiez à ce qui se serait passé différemment si vous étiez arrivé comme prévu auprès de votre proche. Lui auriez-vous apporté les premiers secours ? Seriez-vous sorti avec lui de son immeuble en feu bien avant que l’incendie ne se déclare ? Ou bien auriez-vous tout simplement évité de vous faire voler votre portefeuille dans cette quatrième rame que vous avez attendue si longtemps ? C’est un exercice très utile et qui peut se pratiquer à tout moment de votre vie. Réfléchissez-y. Je vous remercie pour votre présence.

Le petit dix pouces se referme dans un claquement, interrompant la présentation projetée sur le mur. J’ai haussé les sourcils et levé les yeux au ciel pendant tout son laïus. Les agents du temps ne fonctionnent pas comme ça. Si ces idiots du Sablier effectuaient un minimum de recherches, ils sauraient que notre métier est de savoir situer le meilleur moment pour intervenir dans une situation afin d’éviter un deuxième voyage. C’est complètement ridicule d’imaginer que nous planifions je ne sais combien d’obstacles pour un pauvre gars qui va d’un point A à un point B, alors que nous pouvons supprimer la raison de son trajet avant même qu’il ne décide de partir. Pourquoi Goff, qui est aux premières loges, ne leur a pas expliqué ce qu’il en était ? Alimente-t-il la haine pour l’organisation tout en sachant qu’elle fait son boulot et sert honorablement la population ? Est-il à ce point avide d’argent qu’il s’acharne à faire cavalier seul ? Il y aurait pourtant matière à se les mettre dans la poche, un peu mieux qu’en étant simplement le boss de l’agence de Paris. Il ne semble pas s’impliquer énormément.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Manon s’est levée du premier rang et, en se retournant, m’a aperçu au fond de la pièce. J’inspire un grand coup et je me lève, lui faisant face avec le plus de nonchalance possible.

— Je suis venu te voir. Ravi que tu aies pu être libérée, et sans rancune.

— Ce n’est pas mon cas.

Elle semble me détester. Je suis bizarrement rassuré par cette perspective. Je n’ai plus du tout envie d’elle et certainement pas l’intention de me prostituer pour rester dans ses bonnes grâces. Et puis, depuis l’épisode avec Iris, je ne me sens pas de repartir à la chasse au papillon. Ce serait trop fade, après elle.

— Tu as le droit de m’en vouloir, mais mets-toi à ma place. Tu m’as tué quatre fois, et la cinquième n’est pas passée loin. C’est moi qui devrais te faire la gueule.

— Je répète, qu’est-ce que tu fais là ?

— Je suis membre de cette organisation, tout comme toi. Je suis venu en apprendre un peu plus sur son fonctionnement. J’ai à peine été briefé, le premier jour.

— Ah, parce que maintenant, ce n’est plus une « secte », c’est une organisation ?

— Peu importe le terme, je m’intéresse à ce qu’elle fait. Goff aura bientôt une mission pour moi, mais je soupçonne que ça n’aura pas de réel impact sur les activités des agents du temps. C’est marrant deux secondes, de retourner dans le passé, mais il me semble que c’est ce qu’on essaie justement d’éviter, non ? S’il m’y envoie, où est la logique ?

— Il veut du fric, marmonne Manon en détournant le regard.

— Oui, c’est bien ce qu’il me semblait. Tu as une idée de comment on peut agir autrement ? En dehors de tuer des gens que mes collègues devront ressusciter, bien sûr.

Elle me toise quelques secondes, méfiante. Malgré sa hargne et ses capacités à aller particulièrement loin pour défendre ses idées, elle n’a rien à me proposer. Alors je tente le tout pour le tout. Ni elle ni moi ne nous souvenons de ce sang versé entre nous, des discussions qui y ont débouché. Je peux inventer tout ce que je veux.

— Il paraît que… tu m’as raconté que ton père avait tenu une piste, justement. Mais c’était avant la dernière annulation, donc je ne m’en souviens pas.

Manon fronce les sourcils, réfléchit.

— Je ne sais pas ce que je t’ai dit. Mon père étudiait la chronoénergie, il cherchait à rendre la chronomachine obsolète. Il en a toujours été très loin. Régulièrement, il criait son genre d’Eurêka à lui, il fêtait je ne sais quelle découverte au bar, et puis il se replongeait dans ses travaux et tout semblait recommencer. Ses avancées étaient minimes, inexploitables. Le lendemain, il n’était lui-même pas sûr qu’il avait vraiment progressé. Je me souviens que j’ai fini par ne plus y croire, je prenais tout ce cinéma pour une excuse pour aller picoler. J’en suis toujours un peu convaincue, mais qui sait, il était peut-être proche d’un truc. Tu veux y jeter un coup d’œil ?

Elle ne me fait pas particulièrement confiance, j’ai plutôt l’impression d’être testé. Je hausse les épaules.

— Pourquoi pas.

— Je ne te montre pas tout, ne rêve pas. Mais il y a bien quelques rapports qu’on pourrait se mettre sous la dent. Moi aussi, j’aimerais que les choses bougent. Et ça ne me plaît pas que tu sois là-bas.

— C’est toi qui m’as aidé à m’y infiltrer, pourtant.

— Oui, eh bien, je regrette. Je me rends compte maintenant que ce que je ne supporte pas, c’est les gens qui voyagent dans le temps, même s’ils le font sous couverture. Pourquoi crois-tu que je n’ai pas pris le job, depuis toutes ces années ? Et ce n’est pas faute d’avoir essayé de me raisonner.

Manon, agent du temps ? J’en ai la nausée. Le danger aurait été minime, puisqu’elle aurait rechigné à effectuer tout changement dans le passé, mais quand même.

Elle se dirige à l’arrière de la pièce, emprunte une porte et traverse une grande salle où les bureaux longent les murs, des piles de feuilles prêtes à être distribuées.

— Ce sont surtout des tracts ou des formulaires d’inscription, m’explique-t-elle. On va dans le bureau de Goff, il y a un tiroir d’archives avec les recherches de mon père.

Nous traversons encore plusieurs pièces comme celle-là avant d’arriver dans un genre de très grand placard. Un bureau jonché de paperasse accapare le peu de lumière issue des bulbes accrochés au mur du fond. Le reste n’est que meubles de rangement et tiroirs de classement.

— C’est petit, hein ? Goff déteste ce bureau, mais mon père y passait un temps fou.

Manon s’intéresse à l’un des meubles noirs et ouvre des tiroirs où s’alignent de nombreux dossiers.

— Je ne sais pas ce que je peux te montrer, marmonne-t-elle pensivement. Au hasard, disons ça… et ça… on verra ensuite.

Elle tire deux dossiers du tiroir et le referme. Nous ressortons, nous rendons sur la première table vide de la pièce d’à côté sur laquelle elle lâche le fin paquet de feuilles reliées par un trombone. J’approche une chaise, m’installe et les feuillette.

— Celui-ci date du 13 octobre 2053. L’autre du 2 août 2055. Deux dates auxquelles mon père, comme toujours, a cru découvrir quelque chose, l’a écrit ici, puis s’est allègrement imbibé d’alcool avant de rentrer s’affaler dans le canapé. À peine quelques jours plus tard, généralement, je lui demandais ce qu’il en était et il grognait comme un animal frustré en essayant de m’expliquer des choses que je ne pouvais pas comprendre. Je ne sais pas s’il s’était planté dans ses calculs ou s’il se rendait compte que ce qu’il avait trouvé était finalement inutile, mais le résultat était le même. Il repartait de zéro ou presque.

Je regrette presque de n’avoir pas étudié la chronoénergie. Je ne comprends rien à tous ces chiffres et ces démonstrations, ni à ce vocabulaire technique qui accompagne une explication enjouée et surexcitée, celle d’un type persuadé d’avoir percé un mystère. Quand je tourne la dernière page, je trouve le rapport qui suit la « découverte » : un petit paragraphe tristounet qui revient sur toute la théorie, mentionnant que les fluctuations de la chronoénergie mesurées par ses appareils, semblant indiquer une perte d’activité comme souhaité, n’auront duré finalement que quelques jours et ne sont pas significatives, qu’elles pourraient surtout être naturelles et ne pas avoir été déclenchées par ses tests, et qu’enfin, depuis, tout a repris son cours malgré ses tentatives de reproduire l’expérience. En somme, d’un jour à l’autre, les résultats différaient et il n’était jamais certain d’en avoir été la cause.

Les graphes me reviennent devant les yeux alors que je feuillette le dossier en sens inverse. Les courbes sont assez intrigantes, tout de même. Est-il normal pour la chronoénergie de plonger à un taux si faible ? J’ouvre le second dossier et compare les courbes. Elles ne sont pas identiques, mais atteignent l’une et l’autre un degré dangereusement bas d’activité. Pourtant, nous nous trouvons à Paris et Uguen a vraisemblablement effectué ses expériences ici, où la chronoénergie est présente en grande densité.

— C’est bizarre, hein ? fait remarquer Manon. J’ai moi-même toujours été fascinée par ces recherches qui ressemblent à quelque chose, mais qui n’aboutissent à rien. T’en penses quoi ?

— J’en pense que c’est effectivement très étrange, murmuré-je en comparant toujours les courbes. Il n’y a que ces deux dossiers qui sont comme ça ?

— Oh, non. Il y en a plein. Justement, je ne les sors pas tous. C’est à peu près pareil à chaque fois. Il teste des choses, il observe, il croit qu’il a réussi. Quelques jours plus tard, la même expérience échoue. On dirait que la chronoénergie se paye sa tête. S’il n’avait pas été seul, j’aurais soupçonné ses assistants de bidouiller les chiffres, mais Papa n’était presque jamais accompagné, et il s’en serait rendu compte bien avant moi. Non, c’est vraiment… juste un hasard.

— Et les courbes d’activité de la chronoénergie en temps normal ?

— Stables. C’est limite la ligne d’horizon, si tu les dessines sur le repère. Non, mon père faisait vraiment quelque chose, je ne sais pas quoi. Mais la retombée de son enthousiasme lui faisait dire qu’il n’était pas à l’origine du phénomène. Le plus étrange, c’est que le temps que mettait son expérience à cesser de fonctionner était variable. Ça pouvait prendre un jour comme une semaine, mais elle finissait par échouer, et définitivement. Il n’obtenait plus jamais les mêmes résultats. Tu penses bien qu’après tous ces essais à moitié fructueux, il continuait d’effectuer les mêmes tests que par le passé pour voir s’ils se mettaient à fonctionner à nouveau. C’est comme si…

Manon s’interrompt, grimace et ajoute :

— C’est comme si mon père cherchait un vaccin et qu’après avoir soigné trois malheureux patients avec succès, le virus mutait intégralement et le vaccin devenait cent pour cent inefficace. C’est comme si l’espace d’un instant, il avait vraiment trouvé la solution, tu vois. Mais que ça ne durait pas. C’est comme ça que je l’ai ressenti, en tout cas, quand j’ai lu tous ses rapports.

Comparer la chronoénergie à un virus, quelle drôle d’idée. Je hoche pensivement la tête, la voyant me détailler. Je ne fais pas semblant de réfléchir. Ce phénomène loufoque me paraît presque familier, même si je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. C’est probablement juste la métaphore de Manon, plutôt bien trouvée. La chronoénergie change, varie. Comme le Temps. Peut-être qu’à force d’avoir étudié toutes ces notions dans mon adolescence, je le vois comme un vieux pote qui n’a que peu de secrets pour moi. Et ce problème, même s’il ne pourrait en théorie être résolu que par un scientifique de la trempe d’Uguen, me fait l’effet d’un casse-tête chinois sur lequel j’ai juste besoin de passer quelques heures. Il me donne envie de plancher sur la question. Mais certainement pas devant Manon.

— Je vais y réfléchir, murmuré-je. C’est très curieux.

— Tu passes à la maison, ce soir ?

— Je ne sais pas, je dois retourner au bureau, j’ai lâché ma collègue en pleine enquête pour venir assister à cette réunion, j’ai inventé un truc bidon. Faut que je voie si je peux me libérer de mon taf pas trop tard et je suis crevé. Je pense que je vais rentrer dès que je peux et dormir.

— Okay.

Elle m’adresse un petit signe de main, fait glisser les dossiers jusqu’à elle pour les récupérer et s’éloigne vers le bureau de Goff. Pas de bisou, rien. Ouf. De toute façon, après sa cinquième quasi-récidive, elle a plutôt intérêt à me laisser tranquille.

En sortant du restaurant, je me rends aussi vite que possible dans les bureaux de l’organisation. J’ai hâte de revoir Iris et son air buté, de deviner ce qu’elle pense de mon escapade en tant qu’agent double et d’entendre ce qu’elle a découvert sur cette histoire de place de parking occupée.

Arrivé en bas de l’immense bâtiment de verre, je passe par derrière et grimpe les marches quatre à quatre. Je croise Jensen qui descend en manteau sans se presser.

— Ah, vous n’êtes pas ensemble ? s’étonne-t-il. Je rentre chez moi, j’ai enfin bouclé toutes mes urgences.

— Super. Bonne journée.

Je regarde ma montre. Il est dix-sept heures passées.

— Par contre, je ne comprends pas ta question. Iris n’est pas rentrée ?

Jensen s’immobilise dans les escaliers et se retourne. Une infime gêne, qu’il parvient presque à dissimuler derrière son expression confiante, se mêle à ses traits détendus.

— Oui, tu ne sais pas où elle est ? Vous ne travaillez ensemble que depuis peu de temps, je ne m’attends pas à ce que tu la connaisses suffisamment pour deviner si c’est normal ou non, ça viendra.

— Euh… elle est probablement encore en train d’interroger les voisins au sujet d’une… place de parking. Pour le meurtre de Maxime Simon.

— Okay. Dans ce cas, tout va bien. Tu peux toujours l’appeler et lui proposer de la rejoindre, mais il y a de grandes chances qu’elle soit en chemin pour rentrer, me rassure Jensen.

— Oui, c’est vrai. Merci.

Il me tapote l’épaule et s’en va. Je m’apprête à poursuivre mon ascension des marches, mais je ne parviens pas à me défaire du léger ton inquiet qu’il a essayé de masquer derrière ses paroles réconfortantes. À ma place, je suis convaincu qu’il ne serait pas rassuré.

En soupirant, je me retourne et décide de descendre. Je sors mon téléphone et appelle Iris. Je prépare déjà ce que je vais lui dire. « Hey, je reviens du Sablier et j’ai un peu de temps. Tu veux que je te rejoigne ? ». Ou bien, plutôt : « Salut, j’ai fini, tu as du nouveau ? ». Je réfléchis. Est-ce que je lui demande si elle est en route pour ici ?

À force de refaire les phrases dans ma tête, je réalise qu’Iris n’a pas décroché et que d’ailleurs, son téléphone est éteint. Pas bien grave, elle m’avait bien dit que je ne devais pas l’appeler pour un rien. Je tombe sur sa messagerie, que j’écoute jusqu’au dernier mot, un peu trop accro à sa voix. Puis je range mon téléphone et je prends la voiture.

Oui, elle est censée être réservée à nos moi du futur, mais bon… J’ai une bonne excuse : je suis en train de flipper. J’en trouverai une encore meilleure quand je retrouverai Iris et qu’elle m’engueulera.

J’appuie sur le champignon autant que j’y suis autorisé et traverse Paris en direction de l’immeuble des Simon. Je ne trouve pas de place où me garer. C’est malin. Je fais le tour des pâtés de maison, plusieurs fois, jusqu’à remarquer, non loin de la voiture de Fiona Weber, une petite camionnette garée maladroitement sur un bout de trottoir qui n’est pas fait pour ça. Je note mentalement son gabarit, sa couleur et un bout de sa plaque d’immatriculation avant d’aller chercher plus loin un parking souterrain pour mon propre véhicule.

Après une petite marche pour revenir dans le quartier, je sonne à l’interphone, chez Lucile. En entendant ma voix, elle s’empresse de m’ouvrir. Je monte, le bruit de mes pas amorti par le tapis vert foncé épais sur les marches. En haut, j’avise la porte ouverte et la jeune femme, glissée timidement dans l’entrebâillure.

— Bonjour, dit-elle poliment. Vous avez d’autres questions ?

— Bonjour. Non, je suis simplement à la recherche de ma collègue. Quand est-elle passée ?

— Oh, il y a plusieurs heures, maintenant. Je n’étais pas là, ma mère lui a répondu et elle est repartie. Vous n’arrivez pas à la joindre ?

— Ne vous inquiétez pas, la rassuré-je, c’est probablement normal. Je voulais juste la retrouver sur place, on va bien finir par se croiser. Vous dites que votre mère lui a parlé. Est-ce qu’elle est toujours là ?

— Non, je ne sais pas bien où elle est allée. Je pense qu’elle a dû sortir faire quelques achats, elle ne devrait pas tarder. Vous voulez l’attendre ?

— Non, ça ira, merci. J’ai une dernière question. La camionnette blanche qui se trouve en bas de l’immeuble, à qui est-elle ?

— C’est probablement celle de monsieur Vidal. Celle qui se trouvait sur notre place, le jour où…

Je hoche la tête, voyant qu’elle ne parvient pas à terminer sa phrase.

— Très bien, merci beaucoup. Je ne vous ennuie pas plus. Bonne journée !

— Merci, murmure-t-elle. Bonne journée.

Toujours aussi sensible au moindre mouvement. Ses yeux ne cessaient de tressauter, elle ne me regardait pas en face, ses mains se tortillaient l’une dans l’autre. Introvertie, peut-être. Ou autre chose… les amis de Maxime ont été plutôt clairs sur les tendances violentes de leur pote. Ça vous change un comportement avec les hommes, non ? Ça m’embête qu’elle soit aussi mal à l’aise en ma présence. Raison de plus pour retrouver Iris.

Je descends les marches lentement, lisant les noms sur les portes. Monsieur Vidal, à l’étage inférieur. Je sonne. J’entends rapidement un frottement et je suis convaincu qu’on m’observe par le judas. Puis la porte se déverrouille. Un homme d’une soixantaine d’années me détaille des pieds à la tête.

— Oui ?

— Bonjour, monsieur Vidal ? Je suis agent du temps, je voudrais savoir si c’est bien vous qui étiez garé sur la place de monsieur et madame Simon jeudi dernier.

L’homme se renfrogne, puis fronce les sourcils comme s’il ne comprenait pas quelque chose.

— Ouais, ça m’arrive de m’arrêter là quand j’ai nulle part où me mettre. Mais vous allez pas me dire que je pouvais pas, ce jour-là, madame Weber m’a dit que si.

— Comment ça ?

— Eh ben, elle m’a dit que je pouvais, répète-t-il. Elle m’a dit : « Aujourd’hui, on fait de grosses courses, vous pourrez vous garer sur notre place si vous en avez besoin ». Truc comme ça. Je lui ai répondu que c’était bien gentil de sa part, surtout qu’elles m’en veulent quand je la prends sans demander. Et sur le trottoir, là, je me prends des amendes de temps en temps. Vous en mettez pas, des amendes, vous, si ?

— De grosses courses, dis-je d’un ton dubitatif.

— Quoi, c’était pas vrai ?

— Oui, mais à leur retour, vous étiez toujours là.

— Ah ben ça… je pouvais pas savoir, moi. Je dois pas payer quelque chose ?

— Non, non. Merci d’avoir répondu à mes questions. Bonne journée.

Monsieur Vidal hoche la tête d’un air bourru et referme la porte sans dire au revoir. Je descends les marches lentement, en pleine réflexion. Je sors mon téléphone et j’envoie un message à Iris. « Hey ». Je surveille l’apparition des petits V des accusés de réception et de lecture. Son téléphone est bel et bien éteint. Ou alors…

C’est idiot, comme intuition, mais je décide de la suivre. Arrivé au rez-de-chaussée, je continue de descendre : la porte qui mène à la cave n’est pas verrouillée. Dans le couloir frais, je me déplace aussi silencieusement que possible. Le son d’une soufflerie, celle d’un ascenseur, de gouttes d’eau qui tombent résonne. Puis des voix au loin. Je me laisse guider avec prudence. Je tourne à une intersection et passe devant de nombreuses portes récemment changées, avec de belles serrures argentées. Je m’arrête devant l’une d’elles. Pose ma main sur la poignée. Je réfléchis à toute allure. Il ne reste que Jensen pour nous tirer d’affaire si je fais une connerie. D’un autre côté, je suis dans les caves d’un immeuble où un meurtre a été commis. Si Iris et moi sommes tués ici et si mon intuition est correcte, le coupable sera rapidement découvert. Dans le cas contraire, si le meurtre de Maxime est annulé, nous serons sauvés par la même occasion.

Je ne sais pas si mon raisonnement est sensé, mais imaginer qu’Iris n’est plus de ce monde est si incohérent avec mon idée de la réalité que j’actionne brusquement la poignée de la porte et entre dans la pièce.

Je devrais être plus étonné par la scène qui se dévoile à moi. Iris, assise sur une chaise au fond, vraisemblablement attachée. Quelques cagettes en bois sont posées contre les murs ici et là. Des bouteilles de vin sont alignées à l’opposé, pour satisfaire l’assoiffé mari.

Et puis, juste devant moi, qui se retourne surprise et un peu embêtée, madame Weber. Elle tient maladroitement un pistolet pointé sur Iris, qui me dévisage avec stupéfaction et horreur.

— Gabin ! Qu’est-ce que tu fais ici ! s’exclame-t-elle.

— Je te cherchais, dis-je bêtement.

Je détaille la pièce, allant jusqu’à lever la tête pour regarder le plafond. Puis je ferme la porte tranquillement. Je ne suis pas super fier, à l’intérieur, mais je n’arrive pas à réaliser pleinement la situation. J’ai surtout l’impression d’être lucide, suffisamment pour comprendre que Fiona n’a aucun intérêt à nous tuer et qu’elle ne peut que discuter avec nous.

— Qu’est-ce qui vous arrive, madame Weber ? demandé-je posément.

Un peu perturbée par mon attitude calme, elle cligne des yeux et soupire.

— J’expliquais à votre collègue pourquoi j’ai tué mon gendre. Vous avez bien fait de nous rejoindre, ça vous concerne tout autant.

— Je vous écoute. Par contre, ça vous dérange si je détache Iris ?

— Ne touchez à rien, j’ai déjà bien assez à gérer avec vous.

Je hoche la tête et m’adosse à l’un des murs frais. J’entends sur ma gauche la respiration saccadée d’Iris. Je serre la mâchoire et me retiens d’aller l’aider.

— Allez-y.

— Mon gendre bat ma fille.

Elle émet une pause, fronce les sourcils en voyant que je ne réagis pas.

— Je sais, madame Weber. Enfin, je m’en suis douté. Mais vous étiez bien consciente qu’on allait devoir annuler son meurtre. À quoi ça sert, tout ça ?

Je désigne son pistolet, les lieux en général.

— Je veux que ma fille comprenne les risques qu’elle encourt et qu’elle le quitte. Et il n’y a qu’une manière de faire ça. Je veux qu’elle sache comment elle a réagi en découvrant qu’elle en était libérée, après que je l’ai tué. Je veux qu’on lui dise, que vous lui disiez, ce qu’elle a ressenti lorsqu’elle a compris qu’elle n’aurait plus à le subir.

— En d’autres termes, vous voulez qu’on lui rapporte ses propres pensées en découvrant que son mari était mort. Et vous croyez que ça va changer quelque chose ?

— Il faut que ça change quelque chose. Il le faut !

— Qu’est-ce qui vous fait croire que vous n’en êtes pas à votre cinquième récidive, madame Weber ?

Elle me toise avec dédain.

— Je viens de découvrir que ma fille était enceinte. L’idée m’est venue très vite et l’action a suivi, vous ne me tromperez pas.

Je me redresse, frotte ma barbe naissante et jette un coup d’œil rapide à Iris. Les cheveux dans les yeux, elle évite de s’attarder sur le canon pointé sur elle. Elle fixe plutôt le sol, le regard noir.

— Ça fait combien de temps que vous êtes dans la cave avec ma collègue ? Il serait peut-être temps de la libérer, non ?

— Elle ne semblait pas vouloir coopérer. Je n’ai pas eu d’autre choix que de forcer une discussion avec elle, pour lui faire comprendre les enjeux de mon plan.

J’ai les poils des bras qui se hérissent, le cœur qui bat à tout rompre. Mais elle ne doit surtout pas s’en rendre compte. Ça lui donnerait trop d’ascendant sur nous.

— Utiliser cette arme ici et maintenant serait complètement idiot de votre part et compliquerait toute l’affaire pour rien. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— J’espérais que vous comprendriez l’importance de ce que je vous demande, répond-elle froidement.

Agacé qu’elle admette ouvertement qu’elle a traumatisé Iris uniquement pour faire passer le message, je déclare :

— Eh bien, vous voyez, c’était inutile. C’est moi qui vais annuler le meurtre, et j’ai bien l’intention de dire à votre fille ce qu’elle a besoin de savoir. Ce que vous avez fait à Iris ne tiendra pas dans le temps, elle ne mérite pas ça et vous auriez dû y réfléchir avant. Donnez-moi ça.

Dans un coup de bluff impulsif, je tends la main pour récupérer l’arme de Fiona. Du coin de l’œil, je remarque la panique d’Iris qui pense que j’agis sans réfléchir.

Fiona parle dans sa barbe tout en changeant son arme de main pour me la tendre par la crosse, avec prudence.

— Je n’aime pas du tout avoir à vous faire confiance, se plaint-elle, je préférerais encore y aller moi-même.

— Sauf que vous ne pouvez pas, dis-je en m’emparant de l’arme et en activant le cran de sûreté. C’est mon métier, je sais ce que je fais. Je planifierai un entretien avec votre fille afin de saisir pleinement son état d’esprit et le lui transmettre dans le passé. Sachant qu’il est tout de même altéré par la notion que Maxime reviendra tôt ou tard d’entre les morts… dites-vous bien qu’elle n’est pas si rassurée que cela.

Je pose le pistolet dans un coin de la pièce, me dirige vers Iris, figée comme une statue, et défais les nœuds serrés qui l’immobilisent. Ses mains sont glacées.

— Votre arme vous sera confisquée, madame Weber. Il faudra également que vous nous disiez comment vous vous l’êtes procurée.

La femme ne répond rien. Iris, enfin détachée, se lève d’un bond et se masse les poignets. Sur sa peau irritée, de grosses traces rouges lui dessinent d’épais bracelets. Nous partons sans plus de cérémonie, dépassant Fiona qui, plantée dans cette grande pièce froide, ne prononce plus un mot. Iris, devant moi, marche d’un bon pas. Elle court presque dans l’escalier, pousse avec humeur la porte de l’immeuble et s’apprête à se diriger vers la bouche de métro, mais je la retiens au niveau du coude. Elle se dégage vivement.

— J’ai pris la voiture, mais il faut marcher un peu vers le parking souterrain, lui expliqué-je.

Je pars devant, sentant bien qu’elle n’est pas en état de parler. Nous nous y rendons dans le silence, prenons l’ascenseur, et je dois encore la retenir lorsqu’elle veut conduire, lui indiquant d’un geste ferme de me laisser le volant. Alors, nous sortons dans la lumière du jour. Je roule tranquillement et je pousse de longues expirations pour libérer toute cette angoisse. Iris a le bras collé à la fenêtre, le coude sur le rebord, les yeux dans le vague. J’hésite à lui parler.

Son téléphone vibre et sonne. Elle le sort fébrilement de sa poche et s’y prend à deux fois pour le déverrouiller. Ses doigts tremblent. Sur l’écran s’affiche mon sms.

« Hey »

Le temps semble s’arrêter. Puis, au bout de longues secondes d’immobilité, un souffle bruyant s’échappe de ses lèvres serrées. Ses épaules se mettent à tressauter. Je crispe les mains sur le volant et guette la file de voitures garées sur le côté, cherchant une place libre. À la première occasion, je me parque. Iris ne réagit même pas.

Je tire le frein à main un peu bruyamment, détache ma ceinture.

— Iris.

Elle se contracte. Genoux serrés, pieds collés sous le siège, l’une de ses mains se crispe sur son téléphone et l’autre cache son visage. Du bout des doigts, je lui prends les épaules et l’attire à moi. Elle se laisse faire sans rien dire. Elle se retrouve nichée contre mon torse, secouée de soubresauts incontrôlables. Je ne sais pas ce que ça fait, ou plutôt je ne sais plus. Croire que je vais mourir, penser que ça va faire mal, refuser de voir la vérité en face. Vouloir à tout prix être ailleurs, même si je sais que ma mort sera annulée, que tout ça sera perdu dans le néant des lignes de temps oubliées. Je devine que c’est traumatisant. J’ai déjà rêvé que j’allais mourir. Mais la réalité est différente, elle est crue. Elle nous change. Si je doutais encore, l’état d’Iris me confirme que j’irai seul annuler la mort de Maxime, qu’elle soit d’accord ou non.

Petit à petit, elle se détache de moi, se redresse et se tourne vers la fenêtre en s’essuyant les joues. Dans le silence, je rattache ma ceinture, attends qu’elle fasse de même et je redémarre la voiture. Le trajet paraît long. Je n’ai pas l’intention de parler en premier. Les rues de Paris défilent et les nuages jouent avec le soleil pour filtrer ses rayons avec autant de subtilité qu’une lampe halogène manipulée par un enfant joueur. J’abaisse le pare-soleil pour mieux voir. D’un coup d’œil sur le téléphone d’Iris qu’elle a rallumé, je vois qu’elle sort de notre fil de conversation et le verrouille sur l’écran d’accueil. Est-ce que c’est vraiment mon message qui l’a fait craquer ? Qu’est-ce qu’un simple « hey » peut bien avoir à faire avec cette aventure malencontreuse ? Est-ce qu’il lui fait penser au Gabin qu’elle a connu ? Je me demande s’il était si différent de moi et si je peux espérer lui arriver à la cheville un jour.

Je me gare enfin devant la tour et retiens mon souffle. Ce n’est pas moi qui bougerai le premier. Qui parlerai le premier. Qui sortirai le premier. Je suis coincé, mais je ne suis pas pressé. Ça ne me dérange pas d’être coincé, quand c’est pour elle.

— Je me dis souvent…

Sa voix est chargée de sanglots retenus. Rauque, humide, émue.

— Tu connais ce bouquin ? murmure-t-elle sur un ton presque plus léger. J’ai voulu appeler maman pour lui dire… ma mère est morte.

— Ça ne me…

Je m’éclaircis la voix. Je n’avais pas anticipé qu’elle serait aussi chargée que celle d’Iris.

— Ça ne me dit rien.

— Je ne l’ai pas lu, me dit Iris. Mais c’est le titre… Tout est dit en une phrase.

Silence. Je détourne le regard pour ne pas voir les sillons de ses larmes sur ses joues et ses yeux rougis. Je vois bien qu’elle est gênée d’avoir craqué devant moi. Elle est toujours si fière. Et pour si peu, n’est-ce pas ? C’est ce qu’elle doit penser. Elle savait que Fiona n’allait pas tirer. La peur a fait le reste. Cette satanée peur.

— Parfois, moi aussi, ajoute-t-elle, les sanglots revenant dans sa voix. J’aimerais appeler Gabin pour tout lui raconter.

Je me fige. Elle croise ses bras et se les frotte énergiquement tout en poursuivant :

— « Tu te rends compte de ce qui m’est arrivé ? Je suis partie comme on avait dit. Et quand je suis rentrée, tu m’avais oubliée ».

Je sens que ses larmes sont prêtes à couler à nouveau. Pour ne pas les y encourager, je me retiens de la prendre dans mes bras une fois de plus, ou de l’embrasser. Je la regarde dans les yeux, happant son regard qui s’accroche au mien.

— Mais tu es là, finalement, n’est-ce pas ? souffle-t-elle comme si elle n’y croyait pas vraiment.

Je lui souris, j’appuie un poignet sur le volant dans une pose confiante et je la couve du regard. Oui, je suis là. Est-ce que tu me vois ?

Lentement, Iris me détaille et ses lèvres s’étirent peu à peu. Elle hoche la tête avec douceur et pose une main moins tremblante sur la portière.

— Ça reste entre nous, m’avertit-elle sur un ton plus assuré.

Et elle sort, droite, le visage levé vers le ciel, comme si rien de tout ça ne s’était passé.

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