Chapitre 10

Par maanu

"Julienne Corbier, s'il-vous-plaît", demanda nerveusement Claude au jeune homme qui était assis derrière le bureau de l'accueil.

    Le jeune homme lui fit un signe de la main, avant de recommencer à pianoter sur son ordinateur, qu'il n'avait pas lâché des yeux. Il termina patiemment ce qu'il était en train d'y faire, sans paraître se préoccuper le moins du monde des mains du vieil homme, qui serraient fébrilement sa casquette devant lui, ni de son regard affolé, qui retombaient par à-coups sur chaque recoin du hall de l'hôpital, tout autour de lui.

    "Je vous écoute", entendit-il enfin.

    Claude se tourna de nouveau vers le visage placide du jeune homme, et appuya son buste contre le bureau.

    "Julienne Corbier, répéta-t-il, avant d'épeler le nom. Elle est arrivée il y a un peu plus d'une heure, je crois."

    Le garçon consulta un instant son ordinateur, hocha la tête en trouvant l'information, et lui indiqua le numéro de la chambre. Aussitôt, Claude, marmonnant un vague remerciement, se retourna et arpenta le premier couloir qu'il trouva, regardant un à un les gros numéros qui ornaient chaque porte, cherchant deséspérément une logique à leur alignement.

    Une demi-douzaine de couloirs et quelques montées et descentes d'escaliers plus tard, il aperçut enfin la chambre qu'il cherchait. Ce ne fut pas le numéro qui lui indiqua qu'il avait fini par trouver, mais les uniformes des deux gendarmes qui se tenaient sur le seuil. Il marcha droit vers eux, se contorsionna pour passer entre eux – non sans leur adresser un salut au passage – , et fit irruption dans la petite pièce.

    Julienne était à-demi allongée dans le haut lit blanc, la tête enfoncée dans une superposition d'oreillers. Elle avait les yeux bien ouverts, la mine alerte, et mises à part sa chemise d'hôpital et l'attelle qui lui emprisonnait le bras gauche, elle semblait en parfaite santé. Elle adressa un sourire à son ami en le voyant entrer, et le laissa lui coller un baiser sur le front.

    Marianne, en revanche, qui assise de l'autre côté du lit posait deux mains possessives sur sa fille, l'une sur ses cheveux défaits, l'autre sur son avant-bras droit, lui lança une oeillade acerbe.

    "Ne vous inquiétez pas, lui dit Julienne, avec une moue confuse. Tout va bien. Héléna est arrivée à temps."

    Ce n'est qu'à cet instant que Claude s'aperçut de la présence d'Héléna Nevin, discrètement assise sur une chaise, dans un coin de la pièce. Sa vieille sacoche serrée contre son ventre, les genoux penchés l'un vers l'autre, elle semblait se demander comment elle avait atterri dans cette chambre. Il lui lança un regard interrogateur, mais elle n'eut pas le temps de lui expliquer la raison de sa présence. L'un des deux gendarmes, qui, à en juger par sa façon de se tenir en avant du deuxième et par la réserve de ce dernier, était le chef, s'adressa à Héléna :

    "En parlant de votre arrivée, fit-il, intrigué, vous pouvez nous expliquer pourquoi vous vous promeniez avec un couteau?"

    Héléna ne se démonta pas, et répondit aussitôt :

    "C'est pour mon herbier."

    Le gendarme haussa un sourcil sans comprendre. Héléna se saisit alors de sa vieille sacoche, plongea sa main à l'intérieur, et en ressortit un grand cahier, étrangement gonflé. Elle l'ouvrit au hasard, et leur montra les pages gondolées, recouvertes de feuilles d'arbres et d'annotations manuscrites.

    "Certaines tiges sont difficiles à couper à la main", expliqua-t-elle.

    Le gendarme hocha la tête, en gardant une moue dubitative. L'explication lui semblait visiblement recevable, mais un peu bizarre tout de même.

    "Qu'est-ce qu'il s'est passé?" demanda brusquement Claude, qui n'avait eu que peu d'informations jusque là.

    Julienne haussa les épaules.

    "Il n'y a pas grand-chose à dire, répondit-elle. J'étais dans les bois, sur le sentier, pour rentrer à la maison. Et puis j'ai entendu du bruit derrière moi, et quelque chose qui grondait. Quand je me suis retournée, j'ai vu une bête qui s'approchait de moi. Alors j'ai couru. J'ai trébuché sur une racine, et je suis tombée."

    Elle montra son attelle au vieil homme.

    "C'est à ce moment-là que j'ai entendu quelqu'un arriver en courant. C'était Héléna, précisa-t-elle avec un signe de tête en direction de la jeune fille, qui se ratatina un peu plus sur sa chaise lorsque l'attention se braqua de nouveau sur elle. Elle s'est précipitée sur le chien avec son couteau, et lui a donné un coup. Pas bien méchant, je crois, mais ça a suffit pour le faire détaler."

    Marianne adressa un regard empli de gratitude à Héléna, qui se mit à rosir.

    "C'est cette partie que j'ai un peu de mal à saisir, intervint le premier gendarme. D'après ce que je comprends, vous vous êtes toutes les deux trouvées très près de... l'animal, en question. Pourtant vous le décrivez très différemment. Vous, mademoiselle Corbier, vous avez parlé d'une "bête", et juste après ce n'était plus qu'un simple "chien". Alors que vous, mademoiselle Nevin, vous nous avez plutôt décrit une sorte de loup, n'est-ce-pas? Vous aviez même l'air de dire qu'il s'agissait d'un véritable monstre..."

    Héléna confirma d'un mouvement de tête.

    "Il était énorme, dit-elle avec un frisson, en serrant un peu plus sa sacoche contre elle. À peu près haut comme ça..."

    Elle leva la main loin au-dessus de sa tête. Chacun dans la pièce resta silencieux, essayant d'imaginer, non sans une pointe d'horreur.

    "Ça me paraît un peu haut, non? fit le deuxième gendarme, qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Je veux dire... Je ne suis pas un expert, mais un loup ça ne fait pas cette taille. Si?

    _Non, confirma son chef. Un loup ne fait pas cette taille. Mais certains chiens sont plus grands qu'un loup.

    _C'est ce que c'était, intervint alors Julienne, depuis son lit. C'était un chien."

    Héléna lui lança un regard décontenancé, tandis que les deux gendarmes reportaient leur attention sur Julienne.

    "C'était forcément un chien, reprit-elle. Qu'est-ce que ça aurait pu être d'autre? Il n'y a pas de loups dans la région. Et si un... monstre se baladait dans les bois, ça se saurait."

    Le jeune gendarme haussa les épaules.

    "Pas forcément. Personne n'y va jamais. À part vous deux, évidemment... Et puis on raconte tellement d'histoires sur ces bois, allez savoir."

    Son chef lui jeta un coup d'oeil impatient en secouant la tête.

    "Non, dit-il. Je préfère l'hypothèse du chien, elle est bien plus crédible.

    _Ce n'était pas un chien, insista Héléna. J'en suis certaine. Il était immense, avec une fourrure très épaisse, et très sombre...

    _Il y a des chiens très grands, très gros et très noirs, vous savez.

    _... et ses yeux étaient rouges."

    Il y eut de nouveau un silence. Claude se cramponna un peu plus à sa casquette et Marianne au bras de Julienne, tandis que les deux gendarmes fixaient Héléna. Le plus jeune déglutit, effrayé, mais le plus âgé se contenta de hausser un sourcil sceptique.

    "Rouges? répéta-t-il."

    Héléna hocha la tête.

    "Oui, rouges. Et je ne parle pas seulement de ses iris. Les yeux tout entiers étaient rouges."

    Elle laissa passer un petit silence flottant, puis reprit, la voix plus assurée :

    "Je vous assure que cette chose, que ce soit un loup ou non, n'était pas normale. Et elle n'essayait pas seulement de se défendre ou de faire fuir Julienne, elle l'a vraiment pourchassée."

    Le gendarme grisonnant se tourna vers Julienne, lui demanda d'un haussement de sourcils si elle confirmait.

    "C'est... c'est vrai qu'elle s'est mise à me courir après sans vraiment de raison. Je ne la menaçais pas, j'étais simplement en train de marcher sur le sentier. Je lui tournais le dos, même. Et elle m'a quand même bondi dessus au lieu de rester cachée dans les fourrées.

    _Et pour cette histoire d'yeux rouges? Vous confirmez aussi?"

    Julienne se montra plus hésitante. Elle jeta un coup d'oeil à sa mère, qui la dévisageait, totalement effarée. Claude, quant à lui, contractait tant ses paupières que ses yeux n'étaient plus qu'à peine visibles.

    "Ça... Je ne saurais pas trop vous dire... C'est allé tellement vite, et j'avais tellement peur. C'est un peu flou..."

    Le gendarme secoua plusieurs la tête de haut en bas, satisfait. Le terme "un peu flou" lui convenait bien mieux que "monstre aux yeux rouges", et il allait visiblement garder celui-là.

    "Très bien, dit-il en faisant signe à son jeune collègue. On va faire en sorte de prévenir les gens de ne pas trop s'approcher des bois tant qu'on n'aura pas retrouvé ce chien. En attendant reposez-vous. Et félicitations à vous, mademoiselle Nevin. Vous allez sûrement passer pour une héroïne."

    Héléna lui répondit par un sourire mince. La perspective ne semblait pas l'enchanter.

    Claude se redressa à son tour, et fit signe à Héléna.

    "Viens, lui dit-il. Je te ramène chez toi."

    Elle se leva d'un bond, avec une moue reconnaissante, et le précéda dans le couloir. Claude, en sortant à sa suite, vit Marianne quitter la chambre à son tour, sans un mot, et se diriger vers un bureau, une liasse de papiers à la main. Il vit le bureau s'ouvrir, assista de loin à la brève conversation, et regarda Marianne remettre la paperasse à l'homme en blouse blanche qui lui faisait face.

    "Attends une seconde", dit-il à Héléna, avant de marcher droit vers Marianne, qui venait de quitter le médecin.

    En le voyant arriver vers elle, Marianne prit un air d'une telle hostilité qu'il en fut un instant décontenancé.

    "C'est de votre faute, fulmina-t-elle à voix basse, aussitôt qu'il fut suffisamment proche pour l'entendre. Je vous avais demandé de la ramener, de ne pas la laisser rentrer seule. Vous savez bien qu'elle rentre toujours par le bois, bon sang!

    _Les bois sont sûrs ! répliqua-t-il. En temps normal, en tout cas..."

    Elle eut un rire dénué de tout amusement.

    "En temps normal, oui! Et en temps normal je la laisse passer par là, vous le savez bien. Mais vous savez aussi ce qui s'est passé la semaine dernière, non? Cette fille? Elle aussi, elle a eu beaucoup de chance!

    _Ce n'était pas de la chance. S'il avait voulu la tuer, il l'aurait fait.

    _Alors qu'est-ce qu'il lui voulait? Et qu'est-ce qu'il voulait à Julienne?"

    Sa voix mourut dans un sanglot mal réprimé. Elle déglutit, le fixa une seconde.

    "Vous savez comme moi que ce n'était pas un simple loup. Et encore moins un chien, ajouta-t-elle avec un rictus. Pourquoi maintenant? Qu'est-ce qui se passe?"

    Il poussa un soupir, s'efforça de se calmer, puis attrapa les deux épaules tressautantes de Marianne. Il la força à le regarder dans le blanc des yeux.

    "Je vous assure que j'ai la situation sous contrôle, lui dit-il, tandis que Héléna les observait de loin, intriguée. Ne vous inquiétez pas."

    Il la regarda, hésita, puis ajouta:

    "Je sais ce que vous avez fait. Il y a quinze ans. Juste avant de venir ici."

    Marianne leva des yeux effarés vers lui.

    "Si j'étais vous, reprit-il. Je ne remettrais plus jamais un orteil à Delsa. Si quelqu'un apprend ce qui s'est passé, je ne donne pas cher de votre peau."

    Il lâcha ses épaules, remit sa casquette en lui adressant un salut de la tête ainsi qu'un sourire navré, puis se détourna et marcha vers Héléna, en laissant Marianne tremblante au milieu du couloir.

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Claire May
Posté le 03/07/2022
Hey !
Oooh quel mystère rôde dans ce bois ! La scène est très réaliste, on se la représente parfaitement. J'aime bien la timidité d'Helena, elle est très touchante, cette jeune fille avec son herbier. Et les deux attitudes inverses des policiers aussi sont intéressantes.
Une seule coquillette repérée :
- demanda brusquement Claude, qui n'avaient eu que peu d'informations jusque là." =>n'avait
A très vite !
maanu
Posté le 06/07/2022
Merci pour ton commentaire ! Et merci pour la coquillette, je vais rectifier ça de ce pas ;)
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