Chapitre 10

Par !Brune!

Malgré son échange un peu tendu avec Alberti, le commandant accepta de prolonger le bivouac afin de réfléchir, avec l’aide des scientifiques, au meilleur moyen de traverser la vallée. Il espérait qu’ils trouveraient rapidement un consensus, car il souhaitait reprendre au plus vite la route vers le nord que les dirigeants du cénacle leur avaient conseillé.

Les sages n’avaient pas choisi cette direction au hasard ; ils savaient, grâce aux témoignages que leur avaient transmis les premiers colons, que les bouleversements climatiques avaient provoqué une fracture entre les régions du nord et celles du sud. À la fin des années 2070, alors que trois nappes phréatiques sur sept alimentaient encore le bassin parisien, les réserves d’eau de l’Aquitaine et de la vallée du Rhône étaient, elles, presque toutes à sec. Profitant de la débâcle des pouvoirs publics, les nordistes avaient alors créé leurs propres règles pour garder les sources dont ils s’estimaient propriétaires. En l’espace de quelques mois, ils avaient délimité leurs frontières, s’étaient procuré des armes et avaient employé des milices qui surveillaient, nuit et jour, les kilomètres de barbelés derrière lesquels venaient se presser la moitié de leurs concitoyens.

Les membres du conseil étaient convaincus que la ligne de démarcation existait toujours et ils ne se faisaient aucune illusion sur le comportement des nantis : à l’instar de leurs aïeux, ils défendraient leur bien dans la lutte et le sang ! Or, le peuple troglodyte n’avait ni la volonté ni les capacités de mener une guerre ! Les sages n’envisagèrent donc à aucun moment la mission comme un plan d’invasion ; Charcot devait conduire l’expédition au nord non pour conquérir des territoires, mais pour tenter de découvrir d’autres espaces, des sols oubliés que seul Owen serait en mesure de révéler. Pour cette raison et après avoir minutieusement étudié les documents cartographiques que Krabb leur avait confiés, le commandant et les chercheurs avaient décidé de prendre la direction du littoral atlantique. Leur objectif était simple : sonder le lit asséché de la Garonne, un fleuve autrefois puissant, aux eaux couleur de boue, avec l’espoir d’y déceler, cachée sous les couches de sédiments entassés là depuis des millénaires, la nappe alluviale qui leur permettrait de fonder une nouvelle colonie et de s’établir de façon pérenne à la surface.

Toutefois, s’ils avaient réussi à concevoir un itinéraire, les quatre ne s’étaient toujours pas entendus sur le moyen de quitter la montagne. Cela faisait maintenant quarante-huit heures que le groupe bivouaquait sur les hauteurs d’Alhezte et le militaire brûlait de lever le camp. Les éclaireurs qu’il avait envoyés au fort villageois étaient revenus depuis longtemps, confirmant l’absence d’ennemi ; néanmoins, le chemin pour y accéder s’avérait extrêmement dangereux. Les chercheurs avaient suggéré d’attendre la pleine lune pour effectuer la désescalade en toute sécurité, mais Charcot estimait qu’ils avaient déjà perdu trop de temps ; il fallait trouver une autre solution ! 

Avec opiniâtreté, il s’obligea, une nouvelle fois, à étudier la carte, les yeux fixés aux relevés topographiques qui ondulaient comme des serpents de couleur sur le papier quadrillé. Après quelques minutes d’observation, il constata que malgré un premier dénivelé très marqué, le dévers situé à l’ouest s’amollissait en son milieu, descendant ensuite vers la plaine par paliers réguliers. Cet itinéraire était beaucoup plus long, mais, s’ils vidaient les traîneaux et transportaient les vivres à dos d’homme, ils auraient peut-être une chance d’effectuer le trajet sans se mettre en danger. « En partant avant le crépuscule, on peut atteindre le fortin en milieu de matinée ! » se dit-il, le regard luisant d’impatience.

— Vous vouliez me voir ! demanda le médecin à Charcot qui l’avait fait appeler.

– Oui, docteure. J’ai besoin de votre éclairage.

Il lui expliqua brièvement le plan qu’il comptait appliquer le soir même.

— Pourquoi ne pas attendre la pleine lune ?

— Trop long. Nous n’avons pas de temps à perdre.

— Dans ce cas… à combien d’heures estimez-vous notre équipée diurne ?

— Quatre ou cinq. Peut-être plus.

—  Il vaudrait mieux pour nous que ce soit moins.

—  Hum…

— Je sais que ma réponse ne vous satisfait pas, commandant, mais la déshydratation peut entraîner de graves déséquilibres : complications rénales, troubles de la conscience, convulsions. Dans le pire des cas, elle provoque même la mort. Êtes-vous prêt à prendre le risque ?

— Nous avons les combinaisons pour nous protéger, non ?

— Vous connaissez mes réserves à ce sujet.

— Ces vêtements ne sont peut-être pas aussi efficaces que vous l’espériez, mais c’est tout ce que nous avons ! Ne peuvent-ils faire l’affaire pour quelques heures ?

— Possible… mais il faudra s’hydrater régulièrement et organiser des pauses.

— Nous le ferons.

— Je persiste à croire que le meilleur moyen d’éviter l’accident est d’attendre la pleine lune.

— Encore une fois, docteur, nous manquons de temps ! Mais, ne vous inquiétez pas, nous reprendrons la marche de nuit dès que nous le pourrons.

— Très bien, puisque votre décision est prise, soupira Estelas s’apprêtant à partir tandis que Charcot ajoutait avec une reconnaissance pudique :

— Merci Marguerite.

En fin d’après-midi, on répartit, ainsi que l’avait ordonné le commandant, les vivres et le matériel entre les membres de l’expédition, pour permettre aux plus agiles qu’on avait délestés de leur paquetage de porter les traîneaux ; constitués d’un alliage d’aluminium et de magnésium, ceux-ci, à défaut d’être peu encombrants, avaient la particularité d’être légers. À la tombée du jour, la petite colonie amorça la descente, empruntant des voies escarpées qui se transformèrent bientôt en chemins tapissés de cailloux sur lesquels elle marchait avec précaution. L’atmosphère était fraîche, mais en l’absence du vent, le froid ne mordait plus et la plupart des randonneurs avaient choisi de ne pas endosser leur vêtement de survie. Ils progressèrent ainsi durant de longues heures, concentrés sur leurs pas, inquiets, mais vigilants, soucieux d’éviter la chute. Seul, l’écho de leurs halètements résonnait au cœur de la montagne, accompagné parfois, par le cri acéré d’un oiseau de nuit.

Ils atteignirent le plancher avant l’aube. Charcot ordonna une halte au pied d’Alhezte le temps de charger les luges et de revêtir les combinaisons. Marguerite remarquant les traits tirés et les gestes maladroits de ses compagnons jugea qu’il était nécessaire d’entrer en jeu. Avec l’accord du commandant, elle fit préparer un feu afin de confectionner une boisson chaude ; elle savait qu’en les faisant transpirer la décoction les aiderait à lutter contre l’hyperthermie. À l’eau bouillante, elle ajouta quelques extraits de thym, un stimulant naturel, qu’elle avait emporté avec un certain nombre d’autres plantes provenant d’un carré d’herbes médicinales que les premiers colons avaient réussi à aménager sur les contreforts d’Entias. Du jardin initial, il ne restait malheureusement plus rien, à part quelques essences exotiques qui parvenaient à survivre malgré la chaleur extrême, cependant, la docteure estimait avoir assez de ressources à l’intérieur de sa besace pour faire face aux vicissitudes du voyage. Après avoir concocté la tisane, elle demanda à ses camarades d’en remplir leur gourde et leur conseilla de ne pas attendre d’avoir soif pour se désaltérer. Puis, ce fut l’heure de partir. Le commandant rassembla ses troupes et les hommes se mirent en marche en direction du fort abandonné, tandis que le soleil pointait à l’horizon. Owen jeta un œil au thermomètre qu’il portait au dos de sa boussole. Il affichait déjà vingt-cinq degrés.

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Eska
Posté le 14/01/2023
Je me suis régalé !

J'apprécie vraiment que tu poses le rythme et que tes enjeux soit mis en place avec soin : le trajet s'annonce difficile, et rien ne garantit que tous y survivront.
Je me trompe peut être, mais j'ai presque par moments l'impression de voir "La Horde du contrevent" d'Alain Damasio dans la façon dont tu décris cet environnement hostile.
Le fait qu'on navigue entre les personnages est aussi une très bonne idée, ça permet de leur donner corps et de s'y attacher, ce qui pourrait s'avérer douloureux au regard de ce qui les attend !

Hâte de lire la suite !
!Brune!
Posté le 15/01/2023
Comme c'est enthousiasmant de lire tes commentaires ! Encore merci pour ces retours qui me réjouissent autant qu'ils me réconfortent.
Je ne connaissais pas Damasio (inculte que je suis !!), mais après un tour sur le net, j'ai vu que la référence était très flatteuse. Je ne suis pas certaine de la mériter !
Eska
Posté le 15/01/2023
Si tu ne connais pas son travail, je t'invite fortement à jeter un oeil à "La horde du contrevent" ou éventuellement "Les furtifs". Vous avez des thématiques et une façon de construire vos personnages qui sont similaires sur certains points. Je pense que tu pourrais glaner quelques idées dans ses œuvres . Du reste, je crois que se hisser à son niveau requiert pour quiconque des décennies de pratique. Tu n'as pour autant pas à rougir de ta prose !
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