Chapitre 1 - Temülün - Destinée

Notes de l’auteur : Ce roman appartient à une saga qui compte pour l'instant 12 tomes. Je revisite l'histoire, je m'amuse à travers le temps sur Terre.

Les tomes sont indépendants les uns des autres. J'hésite moi-même quant au meilleur sens pour parcourir cette histoire. N'hésitez pas à dire en commentaire l'ordre qui vous semble le meilleur.

Ce tome commence en Mongolie du XIIème siècle pour se terminer à la fin du XXème siècle. Cependant, des flashbacks vont nous ramener à l'époque Maya, à la découverte de l'Amérique en passant par l'époque gallo-romaine et les vikings. Un vrai voyage dans le temps et l'espace.

De nouveaux personnages apparaissent. Des anciens personnages principaux deviennent des personnages secondaires mais normalement, nul besoin d'avoir lu le tome 1 pour suivre.

Bonne lecture !

"Les femmes ne sont pas du gibier, ni de la viande dont on dispose à volonté. Elles ont les mêmes capacités que les hommes et méritent le respect. Va-t-en, voleur !"

Temülün fut éveillée par une voix à l'extérieur de sa tente. Encore embrumée, elle se leva et sortit, s'entourant d'un simple châle. Le campement silencieux se dévoila devant elle. Aucun mouvement, aucun bruit. Avait-elle rêvé ? Elle remarqua soudain sur sa gauche la présence de son frère aîné, sur le seuil de sa tente, paralysé, tétanisé, perdu dans ses pensées.

- Temüjin ? appela-t-elle. Un problème ?

- Non, Temülün, aucun. Retourne dans ta tente et repose-toi. Nous levons le camp demain. Il faut être en forme.

La jeune femme hocha la tête et retourna se coucher.

 

Temülün n'avait jamais assisté à une fête aussi imposante. Les noces imposantes, spectaculaires, indiquaient un mariage de haut rang. Son frère venait de s'unir à Borte du clan des Onggirats. Les temps de famine étaient derrière eux. Plus besoin désormais de courir, de fuir, d'avoir peur chaque nuit, de marcher chaque jour. Leur rang leur apportait sécurité, protection, assurance, bien-être, avenir. Temülün avait vécu en errance toute sa vie. Leur famille avait été bannie du clan qu'elle ne marchait pas encore. Elle ne se souvenait pas avoir pu appeler un endroit sa maison. Elle n'imaginait pas sa vie, elle la fantasmait.

Son frère profita de son nouveau statut le lendemain même de ses noces. Il ordonna une réunion à laquelle Temülün se vit inviter. Pourquoi donc son frère souhaitait-il sa présence ? En entrant dans la tente de commandement, elle se sentit mal à l'aise. Cet endroit n'était pas celui des femmes, destinées aux cuisines ou à la couture.

Temülün constata que Borte était également présente, tout aussi mal à l'aise qu'elle-même. Temüjin ouvrit la réunion, indiquant ses volontés d'unir les clans, de créer une unité, de faire cesser les luttes intestines afin de créer une nation puissante à même de s'épanouir et de gagner de nouveaux territoires.

Les hommes crièrent de joie, approuvant totalement les désirs de Temüjin, sans pour autant hésiter à le contredire sur des plans, des stratégies, des actions voulues. Aucune des femmes n'osa prendre la parole. Toutes se demandaient ce qu'elles faisaient là.

- Pourquoi les femmes sont-elles présentes ? finit par demander Qasar, un des frères de Temülün et Temüjin.

- Parce qu'elles ont une tête, comme nous, et que leurs idées n'ont aucune raison d'être plus idiotes que les nôtres, indiqua Temüjin.

- Aucune d'elle n'a proposé quoi que ce soit, fit remarquer Qasar.

- As-tu prononcé un mot à ta première réunion de commandement ? demanda Temüjin tendrement.

Qasar grimaça en souriant malgré tout. Il haussa les épaules et la réunion reprit. De nombreuses idées surgirent mais Temüjin annonça que certaines lois allaient devoir être mises en place pour que l'union entre les clans soit possible, fructueuse et durable.

- Je veux interdire les enlèvements de femmes. Dès que l'un d'eux se produit, continua-t-il malgré les grognements des hommes, une guerre est lancée entre les deux clans. Cela ne peut pas durer.

- Il faut bien trouver des femmes, répliqua Bo'ortchu. Je ne peux décemment pas épouser ma sœur ou ma fille.

- Et si, au lieu d'enlever la femme, tu discutais avec le clan pour l'obtenir.

- Je n'ai pas de quoi acheter une femme, répliqua Bo'ortchu.

- Je compte interdire l'achat et la vente de femmes, précisa Temüjin. Les femmes ne sont pas des bouts de chair dont on profite à volonté. Ce sont des êtres humains, avec des pensées, des volontés, des désirs. Je ne parle pas de vente mais d'alliances, d'échanges, de discussions. Je veux renforcer les liens entre les clans. Les femmes seront un formidable moyen d'y parvenir. Je nous veux unis, ensemble, un seul grand clan où chacun respecte l'autre. Mais ce n'est pas tout. Les femmes ont deux bras et deux jambes, qui n'ont aucune raison de ne servir qu'à la cuisine et à la couture. Elles sont capables de porter des épées, des dagues et des armures. Je compte donc leur ouvrir les portes de l'armée.

Les hommes clamèrent leur mécontentement.

- Lorsque nous partons en guerre, nos femmes et nos enfants se font massacrer dans notre camp, tout ça parce qu'ils n'ont pas d'arme ou ne savent pas s'en servir. C'est ridicule ! Je propose d'armer nos femmes qui pourront protéger nos biens pendant nos raids.

Les hommes soupirèrent d'aise et les femmes sourirent. Monter à l'assaut ne leur plaisait pas mais protéger le camp, ça, oui, elles étaient partantes !

- Enfin, lorsqu'un chef de clan meurt sans fils, ses terres laissées à l'abandon amènent des luttes pour leur revendication. Je souhaite diminuer les risques que cela se produise en permettant aux femmes de recevoir l'héritage. Une fois de plus, elles sont faites comme nous, deux bras, deux jambes, une tête. Elles sont capables autant que nous de tenir des terres. Je veux que tout cela soit mis en place. Cela va nécessiter des années et beaucoup de répression au début mais nous y arriverons et vous verrez, la paix interne permettra à notre peuple de s'élever plus haut qu'aucun autre.

Tout le monde hurla de joie dans la tente, hommes et femmes, ensemble, d'une même voix.

 

Temülün n'avait jamais vu une telle rage dans les yeux de son frère. Le clan Merkit venait d'enlever Borte. C'était prévisible. Après tout, leur père n'avait-il pas enlevé leur mère au clan Merkit, des années auparavant, lançant une revanche qui durait depuis lors ? Temüjin enrageait dans sa tente, tournant en rond, se sachant incapable d’attaquer ce clan bien trop puissant. Il voulait se battre, la ramener, répondre à cet affront.

- Nous ne sommes pas assez puissants, rappela Qasar, maussade. Moi aussi je veux la ramener, montrer notre puissance mais soyons honnêtes, nos réussites sont trop faibles pour le moment. Il va nous falloir réussir de nouvelles alliances avant de nous attaquer à eux.

- Et pendant ce temps, ma femme est entre leurs bras, maugréa Temüjin.

- Nous n’avons uni que quatre clans : les Qiyat, les Onggirats, les Qongqotan et les Keraïts. Ce n’est pas assez. Il nous faut davantage de forces, annonça Temüge.

- Je pense pouvoir rallier les Djadjirat, dit Temüjin. Djamuqa est un ami d’enfance. Il m’écoutera.

- Cela ne suffira pas. Son clan n’est pas très puissant. Il nous faudrait l’alliance d’un clan réputé, redoutable… commença Temüge.

- Pourquoi un tel clan voudrait nous rejoindre ? Nous ne sommes même pas capables de protéger nos femmes ! Cet enlèvement nous a privé d’une bonne partie de notre crédibilité, cracha Qasar de colère. Comment remonter la pente ?

- En nous alliant à la puissante tribu des Olkhun'ut, proposa Temülün qui parlait pour la première fois.

Tous les hommes se tournèrent vers elle. Une femme venait de parler. C’était inédit.

- Ils n’accepteront jamais, répliqua Qasar. C’est une tribu ! Un regroupement de plus de dix clans. Pourquoi voudraient-ils nous rejoindre ?

- Que comptes-tu leur offrir en échange d’une telle union ? demanda Temüjin avec douceur.

- Moi, indiqua Temülün.

Il y eut un silence complet quelques instants, puis certains hommes explosèrent de rire tandis que d’autres affichaient une mine grave et déconfite.

- Toi ? s’exclama Qasar son rire terminé. Sais-tu que tu es laide ?

- Qasar ! gronda Temüjin mais son frère ne se laissa pas démonter.

- Dites-moi le contraire ! lança-t-il en s’adressant à toute l’assemblée. Avec sa peau claire, ses yeux ronds et son corps fin, on dirait une étrangère. Elle est moche, c’est tout.

- Là n’est pas le problème, dit Nadra, la femme de Qasar qui intervenait elle aussi pour la première fois.

Tous se tournèrent vers elle, surpris qu’une autre femme ose parler après une telle rebuffade.

- Palchuk aime les femmes, continua Nadra. Il en a une différente chaque soir dans sa hutte, quand ce n’est pas plusieurs en même temps.

- Tout le monde le sait, dirent en même temps toutes les femmes dans la tente de commandement.

- Il refusera de s’unir sous la Yasa de Temüjin qui interdit l’adultère et ce même si sa promise était sublime, termina Nadra.

Les hommes hochèrent gravement la tête.

- Je vous en prie, insista Temülün. Laissez-moi essayer.

- Il va nous rire au nez. Nous sommes déjà peu crédibles. Inutile de risquer d’en rajouter ! lança Qasar.

Tous se tournèrent vers Temüjin pour entendre sa décision mais ce dernier ne prononça pas un mot. Il regarda gravement sa sœur, la transperçant du regard, tentant de lire en elle. Temülün ancra son regard dans celui de son frère et ne faillit pas. Temüjin baissa la tête. Tous furent surpris car il semblait se retenir de parler et ça n’était pas dans ses habitudes.

- La réunion est levée, annonça-t-il. La nuit porte conseil. Je donnerai ma décision demain matin à l’aube.

Tout le monde rejoignit sa tente. Temüjin savait se montrer prudent et réfléchi. Il venait de faire preuve de sagesse en repoussant sa prise de décision et tous l’admiraient pour cela.

Temülün réparait un vêtement lorsqu’un mouvement dans son dos attira son attention. Son frère se trouvait près d’elle. C’était surprenant car il ne venait jamais lui parler, surtout à cette heure tardive de la nuit.

- Tu risques ta vie, tu en es consciente ? lança Temüjin.

Temülün ne répondit rien, attendant que son frère continue.

- Je n’ai rien pu dire dans la tente de commandement car Kököeü était présent. Si notre shaman venait à apprendre… il te tuerait. Il ne supportera pas qu’une femme ose se réclamer de son engeance. Je travaille à faire changer les mentalités et j’espère les faire évoluer mais c’est trop tôt et probablement n’en profiteras-tu jamais.

- Je sais, indiqua Temülün.

- Tu as été prudente en cachant tes pouvoirs jusque-là. Te dévoiler au grand jour…

- Uniquement pour Palchuk, indiqua-t-elle. Personne d’autre ne saura.

- Tu n’en sais rien, précisa Temüjin. Palchuk est un excellent négociateur. Et si, une fois cette information en sa possession, il venait nous faire chanter ? Si au lieu de s’allier à nous, il tentait de prendre l’ascendant en menaçant de tout dévoiler aux shamans ?

- Je n’y avais pas songé, avoua Temülün. Je comptais sur l’honnêteté et la fierté de Palchuk.

- Comprends-moi bien. Je ne laisserai pas Palchuk menacer ce que je suis en train de construire. S’il vient à menacer de te dénoncer, je ne céderai pas et si les shamans s’en prennent à toi, je n’interviendrai pas, précisa Temüjin gravement.

Temülün baissa les yeux puis hocha la tête.

- Maintenant que tu es pleinement consciente des risques, souhaites-tu toujours proposer cette union entre Palchuk et toi ? demanda Temüjin.

Temülün frissonna. Elle risquait sa vie pour aider son frère, pour sauver sa belle-sœur et l’honneur de son clan, pour permettre l’unification des peuples. Il lui semblait que ce n’était pas à elle de faire cela, que son destin n’était pas d’agir de cette manière. En même temps, ne rien faire lui semblait également envisageable. La jeune femme était perdue entre deux. Finalement, elle soupira et donna sa réponse à son frère, qui l’indiqua le lendemain dans la tente.

 

- Soyez les bienvenus chez les Olkhun'ut, lança Palchuk.

Temülün, en arrière, regarda avec appréhension l’immense étendue de tentes, les troupeaux paissant tranquillement, les feux, les femmes et les enfants courant en tout sens, les fiers guerriers à pied ou à cheval, armés d’arcs, de lances, de gourdins ou de lames courbes. Si tout se passait bien, cet endroit serait désormais sa maison, ces gens sa famille.

Pour cela, encore fallait-il convaincre Palchuk. C’était peu dire que le chef des Olkhun'ut était beau. Temülün avait pâli en le voyant apparaître. Comment pourrait-elle seulement le séduire, elle qui n’inspirait que le dégoût ? Ses pouvoirs suffiraient-ils à la rendre intéressante aux yeux de ce diplomate avéré ? La terreur montait en elle. Son ventre se tordait, ses mains devenaient moites, ses battements cardiaques accéléraient, ses joues rougissaient. Elle s'en rendit compte et cela accentua encore le phénomène.

Temülün avala difficilement le morceau de galette d'avoine mais elle se força car en la mangeant, elle devenait, comme tous les membres de la petite troupe, les hôtes des Olkhun'ut. L'honneur de la tribu serait à jamais entaché s'il venait à leur arriver du mal durant leur séjour parmi eux. Cela signifiait sécurité temporaire alors Temülün mâcha puis avala le petit morceau dur et sec.

Ils furent accueillis autour d'un feu, les hommes assis et les femmes debout un peu en arrière.

- Que me vaut l'honneur de votre venue ? demanda Palchuk.

- Je viens te proposer une union entre mon clan et ta tribu, annonça Temüjin.

Palchuk sourit doucement mais ne répondit rien. Il ne parvenait pas à cacher son amusement tant la proposition lui semblait ridicule.

- Tu n'ignores pas que j'essaye d'unifier tous les clans afin de nous renforcer et de créer une nation forte et puissante, continua Temüjin.

- Je n'ignore pas que ta femme s'est faite enlever par les Merkit et que tu n'as pas assez d'hommes pour aller la récupérer, répondit Palchuk. Je n'ignore pas que tu as unifié quatre clans et moi dix.

- Temüjin est prédestiné sur Terre, envoyé de l'éternel ciel bleu, intervint Kököeü. Il réunira toutes les tribus mongoles, faisant de notre peuple le plus grand de tous les temps.

- Merci de ton intervention, shaman, mais je préfère ce que je constate aux prédestinations, indiqua Palchuk. Je me base sur ce que je sais et non sur des hypothèses. J'accorde davantage d'intérêt à ce que je peux toucher qu'à des pouvoirs impalpables.

Temülün pâlit. S'il accordait davantage d'importance à son physique qu'à ses capacités surnaturelles, alors cet accord était terminé avant même d'avoir commencé. Kököeü fut outré d'une telle réponse. Les shamans étaient vénérés, adulés, respectés et leurs paroles prises en compte avec respect. Qu'il se fasse envoyer promener de la sorte était très inhabituel.

- Qu'as-tu à me proposer en échange d'une telle union ? demanda Palchuk, visiblement lassé de cet échange sans intérêt.

- Ma sœur, Temülün, indiqua Temüjin en la désignant de sa main tendue.

Palchuk ne prit d'abord même pas la peine de regarder sa promise. Il leva un sourcil interrogateur, soupira fortement puis daigna regarder Temülün. Il ouvrit plusieurs fois la bouche avant de la refermer. Il semblait chercher ses mots, ne voulant apparemment pas insulter ses hôtes mais ne trouvant pas quoi dire. Finalement, il se leva et dit simplement :

- Non.

Il s'éloigna en tournant le dos à ses interlocuteurs, indiquant par ce geste que la discussion était close et que ses hôtes pouvaient disposer. Les hommes grognèrent, grondèrent sous l'affront, crièrent, se levèrent pour discuter entre eux. Temülün se fraya un chemin parmi les tentes, tentant de rattraper Palchuk. Lorsqu'elle le retrouva, il discutait avec un homme habillé d'une manière étrange. Qu'il fut étranger était une évidence.

Elle observa la discussion et ne put s'empêcher de grimacer. Pendant tout l'échange, l'aura de Palchuk n'avait cessé de briller, prouvant sa totale honnêteté tandis que celle de son interlocuteur virait un peu plus au sombre à chaque mot prononcé. Il mentait totalement. L'échange prit fin et Palchuk fit mine de suivre l'étranger.

- Palchuk, appela Temülün.

Il se tourna vers l'appel et quand il la reconnut, détourna le regard pour s'en aller.

- Attendez, écoutez-moi, juste deux mots, je vous en prie !

Palchuk stoppa puis se tourna vers Temülün. L'étranger s'éloignait toujours. Il avait presque disparu derrière l'amoncellement de tentes.

- Il ment, dit Temülün.

- Tu comprends le chinois ? s'étonna Palchuk.

- Non, répondit Temülün.

- Alors comment peux-tu…

- Il a menti, sur tout, absolument tout. Méfiez-vous.

Temülün se retourna et disparut rapidement derrière une tente. Elle rejoignit Temüjin qui lui annonça avoir réussi à obtenir l'hospitalité pour la nuit.

 

Temülün picorait, son appétit coupé. Les hommes échangeaient gaiement. Tous avaient prévu ce dénouement et ils n'en furent nullement surpris, ce qui leur permit de continuer à vivre normalement. Nul n'en voulait à Temülün. Ils profitaient de ce répit pour se distraire car ils ne pouvaient décemment pas discuter stratégie au milieu d'une tribu ennemie.

- Suis-moi.

Temülün regarda la main posée sur son épaule et remonta le bras jusqu'à la bouche ayant prononcé ces mots. Palchuk ! Sonnée, elle mit quelques secondes avant de réagir. En silence, elle se leva et le suivit, sous le regard brûlant de Temüjin.

Temülün suivit le chef des Olkhun'ut au milieu du campement et fut rapidement perdue. Seule, elle ne pourrait pas revenir à son point de départ. Ici, nul ne la protégerait. Les hommes étaient loin. Elle se sentit vulnérable et la terreur grimpa en elle. Il souleva une toile de tente et lui fit signe d'entrer. Elle obtempéra, terrorisée. Il la suivit à l'intérieur et referma derrière lui.

La tente était luxueuse et richement décorée. Des paniers de nourriture, des peaux de bêtes, des armes, quelques ornements d'or, Temülün comprit qu'elle se trouvait dans la tente du chef.

- Je n'accepte pas d'accord sans avoir vu la marchandise. Je veux savoir à quoi je m'engage. Déshabille-toi.

Temülün sursauta. Elle ne s'y attendait pas du tout. Elle tourna la tête vers Palchuk, dans son dos, avec un regard timide et apeuré. Il ne dit pas un mot, se contentant de la regarder et d'attendre. Elle détourna le regard, fixant un ornement comme si apprendre ses motifs changerait un jour la face du monde. Elle sentait son regard peser sur elle. Un homme la regardait, un homme s'intéressait à elle et pas n'importe lequel. Temülün avait attiré son attention. Après tout, n'était-ce pas ce qu'elle souhaitait ? Avec douceur, elle fit tomber ses vêtements et plaça ses mains le long de son corps afin de ne rien cacher.

Palchuk resta d'abord derrière et Temülün sentit son regard descendre ses cheveux, atteindre son dos puis ses fesses et enfin les jambes. Il commença à tourner lentement sans s'approcher. Elle sentit ses yeux caresser ses jambes, son sexe, son ventre, ses seins, son cou pour finalement s'ancrer dans les siens.

- Je n'ai jamais vu une femme aussi incapable de se mettre en valeur. Tu ne t'habilleras plus jamais de la sorte. Je ne veux pas qu'on pense que ma femme est laide alors qu'elle est tout l'inverse. Va dire à ton frère que j'accepte son offre.

Il sortit à ces mots, laissant Temülün seule, nue dans la tente, totalement soufflée par les propos. Elle n'en revenait pas. Elle lui avait plu. Elle ramassa ses vêtements, les remit puis se regarda. Elle avait appris à se cacher. On lui avait répété, encore et encore, qu'elle était laide. Elle voyait les regards méprisants des hommes. Elle entendait les remarques acides des femmes. Elle dut admettre qu'il avait raison. Elle se cachait sous des frustres ignobles.

Elle sortit et dut demander par trois fois son chemin pour retrouver les siens. Tout le monde dormait sauf Temüjin qui lui proposa d'un geste de venir le rejoindre devant le feu. Elle s'assit aux côtés de son frère.

- Tu rayonnes, fit-il remarquer. Je suppose que tu as réussi.

Temülün sourit en hochant la tête. Son frère fit de même.

- Je n'ai jamais douté, ajouta-t-il avant de se lever et de rejoindre sa tente.

 

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- Toujours à chercher ta place ? demanda Palchuk.

Temülün détourna son regard de l'horizon pour se concentrer sur son époux. Il avait vieilli sans s'enlaidir. Toujours aussi beau, aussi fringant, aussi doué. Son aide dans le développement de la nation mongole n'était pas à remettre en question, même si Temüjin était loin désormais.

- Je suis heureuse ici, tu le sais. Tu m'apportes tellement ! De beaux enfants, une vie riche et stable, la sécurité, la prospérité…

- Mais ton destin est ailleurs, dit Palchuk.

Ce n'était pas la première fois qu'ils avaient cette conversation, tant et tant de fois ressassée.

- J'ignore toujours où il est. Je cherche sans trouver. Je sais que j'existe pour davantage, pour plus grand, pour…

- Plus grand que permettre à la nation mongole de s'élever au-dessus de tous les autres peuples ? demanda Palchuk. Tu es consciente que l'alliance de ton frère avec ma tribu a été le déclencheur, que sans cela probablement serait-il à jamais resté dans l'ombre ? Rien n'aurait été possible sans toi.

- Je sais. Je ne dis pas que ma présence est inutile. J'aide ma tribu, à tes côtés, chaque jour en t'indiquant les honnêtes et les menteurs et cela me remplit de joie et de bonheur. Au fond de moi, je sens juste qu'il y a davantage, plus loin, ailleurs, que je suis attendue, désirée et que mon destin est au-delà. C'est indéfinissable et ça me ronge parce que je ne sais pas vers où me tourner, vers qui. Je ne comprends pas ce besoin d'aller ailleurs alors que je suis heureuse ici. Je ne veux pas partir. Je suis bien à tes côtés. J'aime mes enfants. J'aime ma tribu.

- Mais tu n'arrives pas à empêcher ton âme de vouloir aller ailleurs, compléta Palchuk et Temülün hocha la tête. Ton frère a un problème, continua Palchuk.

Temülün se tourna vers lui, surprise. Il ne lui parlait jamais du khan. C'était une première.

- Il prend de bien mauvaises décisions ces temps-ci, jusqu'à rejeter ses propres frères. Qasar en a vécu la triste expérience.

Temülün n'en revint pas. Elle ignorait tout cela.

- Moi, je pense qu'il est mal conseillé mais il ne m'écoutera pas. Et si tu allais lui souffler la voie de la raison ?

- Tu veux que j'aille à l'autre bout du monde ? s'exclama Temülün.

- Peut-être ta place est-elle là-bas ?

- Non, elle est à tes côtés, avec mon époux, ma tribu, mes enfants, ma famille, indiqua Temülün. Je ne veux pas y aller.

- Les détails du voyage sont déjà arrangés et ton frère s'attend à te voir arriver.

Temülün se sentit prise au piège. Son mari avait tout prévu.

- Profites-en pour réfléchir. Loin de nous, centre-toi sur toi-même et reviens nous l'esprit léger.

Temülün sourit. Elle hocha la tête.

 

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Dans la tente de commandement, que d'auras blanches ! Temülün en avait le tournis. Temüjin n'était entouré que de vrais alliés, désirant le soutenir, le guider de leur mieux, faire grandir la nation avec le khan.

Le soir tombé, elle n'avait aucune information à donner à son frère. Il ne lui en tint pas rigueur et fut simplement heureux de se savoir aussi bien entouré et d'avoir su si bien choisir ses alliés. Elle interrogea de nombreuses personnes pour connaître la source de la querelle entre ses deux frères. Ses soupçons grandirent de plus en plus et elle continua à chercher, posant les questions qui fâchent, osant braver l'interdit. Probablement n'avait-elle pas été assez discrète… ou bien avait-elle tout simplement sous-estimé la volonté sans faille de son adversaire pour obtenir pouvoir et puissance. Après tout, ne se considérait-il pas comme l'égal du khan ?

- Mon frère va savoir qui tu es réellement, dit Temülün.

- Je suis celui qui l'a mis au pouvoir, répondit Kököeü. Je suis le fils du nouveau mari de sa mère, ta mère. Je suis ton demi-frère, ton cousin. C'est moi qui suis allé trouver le qüriltaï pour le présenter. C'est grâce à moi qu'il est au pouvoir aujourd'hui. Je suis son allié, son guide, son conseiller, son égal.

- Mon frère ne l'acceptera jamais. Qasar l'avait deviné, n'est-ce pas ? C'est pour cela que tu l'as évincé en mentant à Temüjin.

- Bien sûr, répondit Kököeü et son aura blanchissante démontra totalement à Temülün sa culpabilité dans cette affaire.

Temülün enrageait. Les shamans étaient respectés et vénérés mais Kököeü ne méritait pas un tel honneur. Il se croyait au-dessus de tout et de tous. Il n'était pas digne de sa coiffe.

- Quand je dirai ta traîtrise à mon frère, il…

Temülün fut soudain incapable de parler. Elle s'écroula au sol et tout devint noir.

 

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Lorsqu'elle ouvrit les yeux, ce fut pour constater que son corps ne répondait plus. Elle était allongée sur une peau de bête à même le sol. Une femme à la peau mate se tenait à côté d'elle. Qu'elle fut arabe était une évidence. Temülün eut soudain très peur. D’autant que cette femme, qui qu’elle fut, n’appartenait à aucun camp. Elle n’était ni bonne, ni mauvaise, ni honnête, ni fourbe, juste rien.

- Qui êtes-vous ?

- Je m'appelle Malika, indiqua la femme avec une douceur et une tendresse extraordinaire. Cela va te paraître impossible mais je suis ta mère.

- Ma mère est Hö'elün de la tribu Merkit, cracha Temülün. Que se passe-t-il ? Pourquoi ne puis-je pas bouger ?

- Parce que le shaman Kököeü s'y connaît fort bien en poison et en fléchette. Il vient de te tuer.

- Je… je suis morte ?

- Pas encore car je suis bien meilleure que lui. Je t'ai administré un produit qui te paralyse, ralentissant ainsi l'avancée du poison. Ceci dit, ça n'empêchera pas l'inéluctable : tu mourras avant la tombée de la nuit.

- Pourquoi avez-vous fait cela ?

- Afin d'avoir la possibilité de te parler. Je veux te faire une proposition.

- Laquelle ? demanda Temülün, perdue et terrorisée.

- Ta vie humaine est finie. Tu es morte. Kököeü t'a tuée alors que tu t'apprêtais à le dénoncer à ton frère. Il a été plus fort que toi. C'est comme ça. Tu ne reverras jamais ton mari, tes enfants ni aucun membre de ta tribu.

Temülün sentit son visage se couvrir de larmes. Elle était partie pour trouver sa voie et elle ne reviendrait jamais. Elle s'en voulait tellement.

- Je peux cependant te proposer de continuer à vivre, ailleurs, dans un monde différent, à part, avec moi et tes sœurs.

- Mes sœurs ? répéta Temülün. Je n'ai que quatre frères.

- Je suis ta mère, répéta Malika, et tu as actuellement quatre sœurs. Tu peux, si tu le souhaites, nous rejoindre et vivre avec nous une vie différente, plus lointaine, plus éloignée du monde des humains, à part, au-delà.

Temülün eut l'impression d'entendre ses propres mots en échos dans ceux de cette femme. Était-ce vers là que son âme tendait ? Son destin était-il de rejoindre cette femme qui disait être sa mère ? Elle ferma les yeux et sentit son esprit se tourner vers l'étrangère et s'apaiser. Oui, c'était la bonne décision.

- J'accepte de vous rejoindre.

- Je ne t'ai même pas expliqué ce que cela impliquait, répliqua Malika. C'est…

- J'accepte, répéta Temülün. Je veux vivre avec vous et mes sœurs dans cet au-delà. Les explications viendront après. Faites ce que vous avez à faire pour que je vous rejoigne.

Malika ne cacha pas sa surprise mais hocha la tête. Deux aiguilles perçantes dans le cou de Temülün déversèrent des torrents de lave dans son corps. Pourtant, Temülün ne souffrait pas. Son âme s'élevait, criait sa joie et tout son être hurlait de bonheur.

 

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- Voici Mary et Emelyne, dit Malika. Elles te formeront. Obéis-leur comme à moi.

Temülün observait ses deux préceptrices tandis que Malika disparaissait en un claquement de doigts, le visage fermé de peine.

Les deux femmes n’affichaient elles non plus pas leur affiliation. Temülün regardait cela d’un air perplexe. Quatre femmes s’approchèrent pour découvrir la nouvelle venue. Contrairement à Mary et Emelyne, elles ne portaient pas de robe noire mais des habits disparates très différents les uns des autres. En revanche, elles aussi masquaient, d’une manière inconnue de Temülün, leur bonté. Toutes restèrent silencieuses.

Mary et Emelyne la jaugeaient en silence. Elles semblaient attendre que Temülün parle la première, ce qu’elle fit.

- Bonjour, dit-elle.

- Bonjour, répondit Mary.

Temülün trouva surprenant que cette femme à la peau blanche et aux yeux bleus parle sa langue. Pourtant, ce fut le cas.

- Bonjour, dit Emelyne.

Elle aussi s’exprimait avec aisance en khitan.

- Je m’appelle Temülün, se présenta-t-elle.

Anaïs, Shaël, Sarah et Émilie se présentèrent à leur tour, toutes dans un khitan impeccable. Pourtant, aucune d’elle n’appartenait au peuple mongole, cela ne faisait aucun doute.

- Qui êtes-vous ? demanda Temülün.

Un rire parcourut l’assemblée. Après tout, ne venaient-elles pas toutes de se présenter ?

- Nous sommes tes sœurs. Sois la bienvenue parmi nous, lança Emelyne.

Temülün grimaça. Impossible de savoir si elle mentait. Son pouvoir se refusait à elle. Temülün se sentit vulnérable. Elle craignait que les sourires ne cachent quelque sournoiserie.

- Mes sœurs ? répéta Temülün.

- De deux manières, précisa Emelyne. Tout d’abord, nous avons le même père, Chris et la même mère, Malika. Ensuite, nous avons été transformées par la même personne, à savoir Malika. Nous sommes donc doublement sœurs.

- Transformées ? répéta Temülün.

- Tu te rends compte de la différence, supposa Mary.

- J’ai perdu mes pouvoirs, maugréa Temülün.

À nouveau, la réponse des femmes fut d’exploser de rire.

- Mais non ! la rassura gentiment Emelyne. Tes pouvoirs sont toujours là, ne t’inquiète pas. Je…

- Qu’en savez-vous ? gronda Temülün.

L’instant d’après, Temülün était au sol, une violente douleur lui cisaillait la poitrine.

- On respecte ses aînées, indiqua Mary qui la maintenait avec force et puissance.

Temülün avait osé couper la parole à Emelyne et lever le ton sur elle. Elle se trouvait dans un lieu inconnu, entourée d’inconnues, dans une situation invraisemblable et pourtant, elle sentait, au plus profond d’elle-même, que le chemin vers son destin passait par ici.

- Excuse-moi, Emelyne, dit-elle humblement.

Mary s’éloigna. Toute douleur disparut mais Temülün commença à avoir faim, une sensation différente de d’habitude car elle venait de son visage et non de son estomac. Étrange… Elle décida de passer outre pour se concentrer sur l’échange en cours. Temülün se releva. Les femmes souriaient toujours.

- Je t’amènerai près des humains pour que tu puisses constater par toi-même que tes pouvoirs sont toujours là, la rassura Emelyne, parlant comme si rien ne venait de se passer. Et je le sais parce que j’ai le même pouvoir que toi, nous l’avons toutes. Vivantes, nous sommes des prêtresses du bien. Mortes, nous devenons des prêtresses du mal. Toi aussi, désormais, tu n’as plus d’aura.

- D’aura ? répéta Temülün.

- Je ne sais pas comment tu appelles ça, indiqua Emelyne. La lumière autour des gens qui s’illumine ou s’assombrit en fonction de leurs actes, tant physiques que parlés ?

Temülün fut alors convaincu de l’honnêteté de ses interlocutrices. Elles étaient vraiment ce qu’elles disaient être : ses sœurs. Temülün n’en revenait pas.

Mary et Emelyne, les deux seules prêtresses du mal à être au contrôle, formaient les plus jeunes. À travers des histoires, des discussions, tout le savoir était transmis.

Temülün apprit ainsi que son véritable père, Chris, était le premier Aar, des êtres presque immortels, surpuissants, se nourrissant du sang des humains. D’une morsure, le don pouvait être transmis et c’était ce que Chris avait fait, offrant à son frère, Baptiste, l’immortalité.

Baptiste avait ensuite transformé deux de ses frères, Paul et David. Paul étant le chef du clan humain de l’époque, il avait conservé ce titre malgré la transformation prévalente de Chris. Temülün ignorait pourquoi Chris avait choisi de laisser faire.

Après de nombreuses générations de vie, David était tombé amoureux, d’un amour si profond et si complet – nommé sine condicione - qu’il ne s’était pas senti capable de vivre sans sa bien-aimée. Paul avait donné son accord et Caly devint un Aar. Bien plus tard, Caly subissait elle aussi le sine condicione et transformait Seth mais ce dernier était aujourd’hui introuvable. Disparu ? Mort ? Nul ne le savait.

Paul tomba amoureux d’Oumou, une magnifique africaine qu’il transforma mais les sentiments du chef des Aar n’étaient pas réciproques et Paul se morfondait tandis qu’Oumou fuyait son créateur.

Baptiste donna naissance à Kol, un guerrier banal. Ni l’un ni l’autre n’acceptaient cette homosexualité non admise si bien que les deux hommes restaient cordiaux, distants et froids l’un envers l’autre, acceptant tout juste des signes d’amitié virile.

Bien plus tard, en Égypte au temps des pharaons, Chris rencontra Malika et complètement fou amoureux, lui donna la vie éternelle. Son rôle de créateur le ravissant, Chris transforma un prêtre égyptien moins d’un siècle plus tard dont il n’était pourtant pas amoureux, le tout sans demander l’autorisation à Paul. Il avait choisi de le laisser se débrouiller seul, apeuré que Paul ne constate sa présence près de lui et que l’harmonie installée depuis des centaines de milliers d’années ne s’effondre. Chris n’avait cependant pas pu cacher son geste à Malika, ses yeux voyant tout. Sous son insistance, il avait tenté de le retrouver pour l’empêcher de faire un massacre. Il avait été impossible de mettre la main dessus. Les traces ne menaient nulle part. Était-il mort ? Nul n’en savait rien. Chris avait préféré ne pas recommencer. Que son petit soit vivant loin de lui ou mort ne changeait rien : cela le faisait souffrir. Son petit lui manquait atrocement. Il décida de se concentrer sur Malika, enfouissant ses envies de procréer au plus profond de lui-même sous les yeux d’une Malika désolée.

Pour ne rien arranger, Paul considérait Malika et son pouvoir comme une menace. Il ne lui faisait pas confiance – à raison, puisque Temülün et ses sœurs étaient là sans son accord – et la surveillait, raison pour laquelle Malika n’élevait pas elle-même ses filles malgré son immense envie de le faire.

Ainsi, aucun Aar, pas même leur père, n’était au courant de leur existence. Il s’agissait de rester discrètes et de sans cesse faire attention lors des déplacements. Une seule erreur coûterait la vie à la sororité car elles ne feraient pas le poids face aux Aar, en tout cas pas encore. Malika espérait bien qu’un jour, les prêtresses du mal seraient suffisamment nombreuses et puissantes pour faire entendre leur droit de vie.

Pour le moment, les filles restaient recluses dans le sanctuaire où elles apprenaient à contrôler leurs pouvoirs. Temülün vivait mal cette réclusion. Appartenant à un peuple nomade, rester sur place la blessait. Elle obtint le droit d’aller rejoindre un monastère et d’y méditer proche des moines, invisible mais présente.

Anaïs obtint le droit de porter la robe noire. Malika était venue pour l’occasion. La cérémonie fut magnifique. Malika s’enfuit sans attendre dès les derniers mots prononcés. Le risque que Paul la surprenne était bien trop grand.

Malika reparut quelques temps après pour amener Elisa, une nouvelle sœur. Toutes l’accueillirent avec le sourire et beaucoup de bienveillance. La situation était déjà assez difficile comme ça : découvrir que nos parents ne le sont pas, qu’on est immortels, que notre aura a disparu mais que nos pouvoirs ont survécu. C’était assez dur pour ne pas en rajouter.

Au grand désespoir de Shaël, Sarah et Émilie, Temülün fut déclarée apte à porter la robe noire avant ses sœurs. Si ces trois-là se complaisaient dans la vie sans risque du sanctuaire, ce n’était pas le cas de Temülün qui s’y sentait en prison. Elle avait donc tout fait pour être libérée au plus vite.

À minuit sous la lune et les étoiles, à genoux devant Malika, Temülün récita les mots de soumission :

- La mère éternelle est ma source, mon origine, mon commencement. Elle est mon chemin, ma voie, mon objectif. Ses mots sont d'or et mon respect est complet. Je lui suis dévouée et soumise. J'obéis à ses lois. Je m'incline devant sa sagesse. Je lui promets obéissance, loyauté et fidélité.

Malika, ravie, lui remit sa robe noire avant de s’en aller. Temülün l’observa mais resta distante durant la fête qui suivit. « La mère éternelle est ma source, mon origine, mon commencement », se répétait Temülün. « Non », pensa-t-elle. « Ma source, c’est Chris. Sans lui, aucune de nous ne serait là, pas même Malika. » Elle observa ses sœurs toute la soirée. Elle ne pouvait pas leur révéler le fond de ses pensées. Elles la tueraient pour ça. Temülün grimaça et fit le dos rond, enfermant ses idées anarchistes pour suivre le groupe et survivre.

Temülün resta à l’écart. Elle se promenait parfois, sans jamais croiser aucun Aar qu’elle avait appris à reconnaître à leur aura de cendre – Mary l’avait emmenée près de l’un d’eux avec mille précautions dans le cadre d’une leçon. Lorsqu’elle se trouvait au sanctuaire, elle obéissait à Mary, prenant la tâche qui lui étaient confiées, animant des leçons aux petites, transmettant son savoir avec bienveillance et obéissance.

Cependant, elle ne parvenait pas à se sentir ici chez elle. Déjà avec Hö'elün, sa mère – sa mère de cœur puisqu’elle n’était pas sa mère biologique – et son frère Temüjin, elle avait vécu heureuse sans se sentir chez elle. Puis avec son mari Palchuk de la tribu des Olkhun'ut, elle avait connu des années merveilleuses, sans pouvoir pour autant y trouver racine.

Le cycle infernal reprenait. Pourtant, Temülün le sentait : elle touchait au but. Son destin était là, à portée de main. Il lui suffisait de le saisir ! Il lui échappait. Temülün méditait pour calmer son esprit dément, caresser la trame de l’univers pour y dénicher sa voie.

Son esprit se vida, son âme s'éleva. Elle entendit Malika arriver mais ne bougea pas pour aller la saluer. Cela était inutile. La mère éternelle passait toujours en coup de vent. Elle craignait sans cesse d'être observée par Paul et tremblait que ses filles soient découvertes puis exterminées.

Temülün reçut l'illumination. Elle ouvrit les yeux, déplia son corps apaisé et rejoignit le sanctuaire. Malika prenait des nouvelles auprès de Mary. Il s’agissait d’être rapide et concise car la mère éternelle souhaitait son passage aussi court que possible. Elle se trouvait, à sa demande, entourée de toutes ses filles, au contrôle ou non. Ainsi, Emelyne, Anaïs, Shaël, Sarah, Emilie, Elisa, Sophie et Abigaël se trouvaient dans l’atrium central du sanctuaire.

- Temülün ! s’exclama Malika en la voyant arriver. Ta présence me réchauffe le cœur.

Temülün sourit. Savoir sa créatrice heureuse lui faisait du bien. Savoir qu’elle allait la combler de bonheur lui apporta un plaisir proche d’un orgasme. Elle avait trouvé sa voie. Elle en était certaine.

- J'ai trouvé, annonça Temülün.

Un silence accueillit cette phrase, que Malika rompit en premier.

- Tu connais ton destin ! Tu as enfin trouvé ton rôle, ta place, ta mission. Mais c'est extraordinaire ! Explique-nous !

- Je vais devenir toi, indiqua Temülün. Prendre ta place.

Les sœurs se raidirent. Un coup d’état ? Venait-elle vraiment de proposer cela ? Mettait-elle la mère éternelle au défi ?

- Au sein du cercle des Aar, précisa Temülün.

Des regards incrédules s’échangèrent. Personne ne comprenait. Temülün modifia son apparence pour devenir un clone parfait de sa créatrice. Elle imita non seulement son corps, mais également sa posture, ses gestes instinctifs et lorsqu’elle parla, sa voix, ses intonations, ses tics de langage.

- Je te libère, mère éternelle. Paul n’y verra que du feu. Il me suivra, moi et tu pourras enfin rester ici, près de tes filles, comme tu l’as toujours voulu.

L’assemblée s’en figea de stupeur. Malika manquait d’air – dont elle n’avait pourtant pas besoin pour vivre.

- Tu cours un risque énorme. S’ils découvrent la supercherie…

- Je connais ta vie par cœur, assura Temülün. Je l’ai entendue puis répétée. Il s’agit d’une rencontre par siècle. J’assurerai.

- Moi, en tout cas, je suis convaincue, annonça Emelyne. J’ai vraiment l’impression d’avoir deux mères éternelles en face de moi. C’est bluffant.

- C’est brillant, sourit Malika.

Au même instant, Mary gronda :

- C’est débile.

Tout le monde se tourna vers l’aînée des sœurs.

- Tu crois que je n’y ai pas pensé ? grogna Mary. Tu te crois plus maline que tout le monde ?

- Moi, je n’y avais pas pensé, murmura Anaïs et d’autres hochements de tête confirmèrent.

- C’est parce que vous avez un bulot à la place du cerveau, gronda Mary. Bien sûr que ça ne marchera pas.

- À cause de Chris, dit Temülün.

Mary se raidit. Elle avait cru pouvoir moucher la petite impertinente parvenue au contrôle six fois plus vite qu’elle. L’assemblée ouvrit de grands yeux ronds. Nul ne semblait voir le problème que Chris poserait.

- Il est en sine condicione avec toi, mère éternelle, pas avec moi. Et même sans cela : tu es son petit. Je ne le suis pas. Le lien entre un créateur et son petit est immense. Il constatera la duperie au premier instant.

Tout le monde grimaça sauf Mary dont le regard lançait des éclairs car il était évident que Temülün avait la solution qui lui échappait à elle.

- Que proposes-tu ? demanda Malika, avide de la solution.

- Chris est notre père. Il est le premier. Il mérite d'être le chef, de gouverner, de commander, de contrôler. Son rang de quatrième Aar ne lui correspond pas. De plus, mère éternelle, autant tu adorerais nous élever, autant je suis persuadée que tu détesterais nous gronder, nous punir si besoin.

Malika grimaça. Temülün sut qu'elle avait touché juste.

- Tous les enfants ont besoin de leurs deux parents et il est injuste d'obliger quiconque à élever seul sa progéniture.

- Tu veux que Chris vienne vivre ici, avec nous ? s'exclama Mary. C'est du suicide ! Lorsque Chris connaîtra notre existence, il nous tuera, voilà ce qui se passera !

- Je veux lui proposer de gouverner et pas n'importe quoi ! Une puissance forte et grandissante !

Sur le visage de ses sœurs, Temülün vit de l'incompréhension.

- Nous sommes onze. Ils sont sept.

- Seules sept d’entre nous sont au contrôle, la contra Mary.

- Si Chris nous rejoint, cela fera huit contre six. Imaginez que Paul donne l’assaut. Oumou le suivra-t-elle ?

Les filles grimacèrent. L’africaine détestait son créateur.

- Les autres agiront-ils contre Chris ?

- Certainement pas Baptiste qui est son petit.

- Donc pas David qui est le petit de Baptiste, et pas non plus Caly. Ils sont puissants mais divisés là où nous sommes soudées, unies. Si Malika nous donne l’ordre de les tuer, nous le ferons sans réfléchir.

Toutes hochèrent la tête. Malika sourit.

- Et si par hasard j’avais tort, il nous suffirait de disparaître, de devenir invisible, de nous fondre dans la masse et ils ne nous retrouveraient jamais. Eux ne disposent pas de cette possibilité, rappela Temülün en désignant ses propres yeux de son index et de son majeur.

Les filles ricanèrent. Il était certain qu’aucun Aar ne pourrait jamais prétendre ne pas en être un devant elles.

- Enfin, nous avons l’effet de surprise. Nous connaissons tout d’eux. Ils ignorent tout de nous. Ils ne le savent pas mais ils ont déjà perdu. Mère éternelle, tu es libre. Prends ton envol !

- Pourquoi ne pas les tuer ? s’exclama Mary.

- Pourquoi les tuer ? répliqua Temülün. Ils n’ont rien fait de mal. Le monde est assez grand pour nous tous, non ?

Malika hocha la tête et ses filles la suivirent.

- Mère éternelle ? Qu’en penses-tu ? Ton créateur acceptera-t-il de trahir les siens pour tes beaux yeux ?

- Pas par amour ! gronda Temülün. Chris a besoin de gouverner, depuis toujours. Malika va lui proposer de contrôler une puissance phénoménale montante. Il ne refusera pas. De plus, si Malika lui propose de transformer lui-même ses filles, comment croyez-vous qu’il va le prendre, lui qui rêve de devenir créateur ?

- Mon pronostic est d’une chance sur deux, indiqua Malika. Chris est ténébreux. Pas lunatique mais difficile à cerner. Il aime gouverner et procréer mais l’appât sera-t-il suffisant pour lui faire admettre une trahison de cette nature ?

Un silence tomba sur l’assemblée. Toutes attendaient la décision de la mère éternelle.

- Ça vaut le coup de tenter notre chance, annonça Malika. Je vais proposer à Chris de nous rejoindre. Il est intelligent. Il acceptera.

Temülün grimaça. Elle ne voulait pas que Chris les rejoigne mais les dirige. Elle se tut cependant, peu encline à reprendre la mère éternelle.

- J'ai besoin de chacune d'entre vous car Chris est très vieux et très puissant. S'il venait à refuser, le combat serait violent et la victoire seulement assurée par le nombre et la surprise.

- S'il refuse, je ne le combattrai pas, annonça Temülün. Je m'agenouillerai devant lui.

Il était le premier. Quelle que soit sa décision, Temülün l’accepterait, quitte à en mourir. Non pas qu’elle ne tenait pas à sa créatrice mais elle ressentait, au plus profond d’elle-même, que Chris était la clé. Il était son destin. De quelle manière exactement ? Elle n’en savait rien mais son âme tendait vers lui. En prenant la place de la mère éternelle, elle offrait à Chris un poste enfin à sa mesure.

- Et tu mourras, répliqua Mary, acerbe. Tu es stupide. S'il refuse, je le tuerai, tout simplement.

- Je comprends ta décision, Temülün, assura Malika. Je te propose d'aller prendre ma place dès maintenant. Ainsi, tu seras absente lors de notre rencontre avec Chris. Cela te convient-il ?

- Si sa main arrache mon cœur, c'est qu'il aura refusé, lança Temülün en souriant.

- Sa main n'arrachera pas ton cœur. S'il refuse, nous le tuerons, c'est tout, c'est simple, cracha Mary totalement hors d'elle.

Temülün n’y croyait pas un seul instant. Chris était le premier. Sa descendance ne pourrait jamais rien contre lui. Il était invulnérable. Elle garda ses réflexions pour elle.

- D'autres parmi vous souhaitent-elles ne pas prendre part à la rencontre avec Chris ? interrogea doucement Malika. Je ne le prendrai pas mal. Je comprendrai.

Aucune sœur ne se fit connaître. Temülün soupira avant de hocher la tête.

- Bon courage à toutes et bonne continuation.

- Bonne vie à toi, dit Malika.

Temülün quitta le sanctuaire. Elle comptait bien ne jamais y remettre les pieds. Elle fit mourir l'identité actuelle de Malika d'une terrible maladie fulgurante et partit découvrir le monde.

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Peridotite
Posté le 04/01/2023
Coucou Nathalie,

Pour ce premier, j'ai été un peu perplexe quant à plusieurs points. Je te détaille ça ci-dessous :

D'abord un petit pinaillage des familles : 🙂
"il avait tenté de le retrouver pour l’empêcher de faire un massacre. Il avait été impossible de le retrouver"
> Répétition avec "retrouver"

Puis mes réflexions proprement dites :

"Il décida de se concentrer sur Malika, enfouissant ses envies de procréer au plus profond de lui-même sous les yeux d’une Malika désolée."
> Si j'ai bien compris, Chris a envie d'avoir des enfants et Malika aussi, mais pas ensemble. Pourtant, ils en ont quand même eu ensemble (!). Quelque chose m'échappe ! 🤔 Pourquoi tu n'as pas choisi de mêler toutes ces intrigues ? Ça aurait été très touchant de voir les deux s'aimer finalement et avoir envie d'avoir des enfants ensemble, mais d'être stériles pendant de longs siècles par exemple. D'autant qu'ils auraient pu être complices pour le cacher aux autres Aar. Dans cette situation bizarre, lui a un enfant de son côté, elle en a une dizaine, toutes de lui (!!), donc elle a quand même accepté de coucher avec lui, alors qu'elle refusait catégoriquement de l'approcher même si elle l'aimait bien ? Ça n'a pas vraiment de sens à mes yeux.

"Temülün vivait mal cette réclusion. Appartenant à un peuple nomade, rester sur place la blessait."
> J'ai du mal à saisir le truc. L'envie de Malika n'est pas d'avoir un enfant avec Chris ? (Puisqu'elle ne l'aime pas. Et même après tous ces siècles, son jugement n'est pas révisé ?!) Donc pourquoi n'était-elle pas satisfaite avec les enfants qu'elle a eu avant ? Ils ne comptent pas ? Elle les a laissés mourir. Pourquoi se forcer à coucher avec Chris maintenant ? Pourquoi ne pas transformer quelqu'un qu'elle aime ? Et ces enfants, ce ne sont pas direct des Aars si ce sont des enfants nés de 2 Aars ? Pourquoi avoir placé Temulun dans une tribu ? Pourquoi Chris a-t-il accepté cette situation horrible (de coucher avec elle, alors qu'il sait qu'elle ne l'aime pas. C'était pas ce qui le freinait ? Ne voulait-il pas une relation sincère ? Qu'est-ce qui l'a fait changer d'avis ?) ? Et Malika ? Je ne comprends plus...

Je ne suis pas sûre de bien saisir leur plan et pourquoi les filles le font : elles veulent être gouvernées par Chris et non plus par Malika, car c'est le premier et le plus fort. Donc Temulun prend la place de Malika pour défier Chris ? Pourquoi Malika ne le défie pas directement d'autant qu'elle est plus forte ? Ça me paraît fort alambiqué comme plan... 🤔
Nathalie
Posté le 04/01/2023
Salut Peridotite,

Oui, clairement, tu n'as pas compris.

Malika est une prêtresse du bien devenue prêtresse du mal. Si elle met au monde des enfants, elle s'oppose à Paul qui a peur de son pouvoir. Sauf que c'est son envie depuis toujours. Quand elle y parvient, elle le cache aux autres Aar (pour ne pas se faire buter vu qu'elle vient de défier leur chef Paul). Vu qu'elle est surveillée, elle n'élève pas elle-même ses filles (qu'elle confie à des familles, de ci, de là, en fonction des siècles). Elle se contente de les surveiller de loin et d'intervenir au moment de leur mort pour les transformer mais ne peut pas non plus s'occuper de leur apprendre à se contrôler (vu qu'elle est surveillée par les Aar). Ses filles, elle les a toujours faites avec Chris parce que c'est son compagnon. Elle l'aime probablement mais cette trahison se dresse entre eux, l'empêchant de le ressentir pleinement.

Chris a envie d'avoir des enfants ? Non, pas spécialement. Il s'en fout en fait. Il aime juste baiser. Il ignore qu'il a eu des enfants avec Malika puisqu'elle ne le lui a jamais révélé.

Malika ne révèle rien à Chris parce qu'elle est terrorisée à l'idée de se faire tuer. Il a annoncé qu'il la liquiderait froidement si elle osait donner la vie. Ca fait réfléchir quand même non ?

Malika ne se satisfait pas d'un seul enfant non. Il aime donner la vie, encore, et encore, et encore. C'est son plus grand bonheur et elle ne s'en lasse jamais.

Le plan de Temulun, c'est : maintenant que Malika a une dizaine de filles au contrôle, elle peut aller parler à Chris, lui révéler ce lourd secret et lui proposer de commander, c'est-à-dire de trahir à son tour les Aar. Elle a enfin de quoi tenir une négociation et, d'après Malika (mais Temulun n'est pas d'accord), de tuer Chris en cas de refus de sa part. C'est bien Malika qui va aller parler à Chris (peut-on vraiment parler de défi ?). Temulun, elle, va prendre la place de Malika auprès des Aar (Paul, Baptiste...).

Est-ce plus clair ainsi ?
Peridotite
Posté le 04/01/2023
Mmh perso je trouve ça un peu alambiqué. Je ne ressens pas l'amour que se portent Chris et Malika et c'est presque dommage, c'est quelque chose qui serait sympa, surtout s'ils ont des enfants ensemble au final. Surtout qu'on les a suivi depuis le début tous les deux. Et Chris a mordu Seth parce qu'il voulait des enfants lui aussi non ? Ce n'est pas qu'une histoire de baise. Pourquoi Chris et Malika sont-ils si opposés s'ils veulent et font la même chose, en tant que couple en plus ?

Je ne comprends pas le rôle de Temujin. Si Malika va avouer la vérité à Chris, ben c'est bon du coup. Le conseil ne se réunit que tous les siècles, y a le temps de discuter quoi. Pourquoi Malika ne pourrait-elle pas discuter avec Chris puis s'y rendre ?
Nathalie
Posté le 04/01/2023
Chris n'a pas mordu Seth non. L'histoire de Seth sera expliqué plus tard mais Seth ni son enfant physique, ni son petit Vampire.

Malika souhaite élever ses filles. Elle ne veut pas les quitter. Elle veut passer son temps avec elle. Or Paul la surveille (pas en permanence, mais il vient la voir à l'improviste pour s'assurer qu'elle ne fait pas de connerie). Temulun sert à détourner le regard des Aar pour permettre à Malika de, enfin, élever ses filles !
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