Chapitre 1 - Somnium

Par Jamreo

La porte coulissante du hangar se refermait sur nous dans un bruit d'abattoir, engloutissant la lueur matinale. Les contours de l'encadrement vomissaient encore de minces faisceaux de grisaille ; ils venaient peindre des traits sur les visages de mes camarades. Je les voyais tous autant qu'ils étaient, et ils me faisaient peur. Leur bouche disloquée pendait vers le vide. La sueur leur coulait dans les yeux. Leur respiration saccadée bouffait le silence.

Une poignée de poussière tourbillonnait à la lisière de l'ombre, juste sous notre nez. Quelqu'un s'avançait. Il était de taille moyenne, chauve, ses lunettes de soleil remontées sur son crâne brillant. Il portait un t-shirt gris sous une veste en jean sans manche et une longue barre de fer, posée contre son épaule droite. De la poche gauche de son pantalon dépassait le manche d'un couteau de cuisine. Il nous jaugea avec un petit sourire goguenard.

— Ma spécialité, à moi, c'est de couper les pieds, lâcha-t-il soudain.

Son visage devint impassible, neutre comme de la pierre. Il releva seulement son menton comme pour nous mettre au défi. Il se mit à donner des coups du plat de la main sur la barre cylindrique, feignant l'indécision.

— Alors, surtout, ne vous gênez pas pour hésiter.

Le sourire joueur revint sur ses lèvres. Il faisait les cent pas parmi nous.

Cette dernière phrase n'avait aucun sens à mes yeux. Cherchait-il quelque chose, croyait-il pouvoir nous soutirer des informations ?  Je ne savais rien, je ne comprenais pas. Un froid polaire descendit progressivement sur moi.

L'homme me frôla en s'engageant dans nos rangs disparates. Nous étions de pauvres statues frêles et brûlantes de fièvre, des pions disposés sur un échiquier en attente d'être brisés puis jetés sur le côté. Au fond de moi je le pressentais. Le tintement grave de la barre résonnait quelque part derrière-moi et m'assaillait les tympans. Sous la sueur je tentai de localiser le monstre, de reproduire son cheminement parmi nous. Je percevais le bruit caressant de ses pas sur le sol. Toujours derrière. Quelque part. J'étais raide, tétanisée, le moindre de mes muscles tendu et paralysé de peur. Je ne pouvais pas bouger.

Soudain, un vieillard à mes côtés s'affaissa au sol, dans un soupir. Un filet rouge glissa sur le col de sa chemise couleur neige, et jusque dans ses cheveux où il avait passé ses doigts, dans un soubresaut, avant de tomber immobile.

Je n'avais rien vu, rien entendu. Mais je savais que c'était lui, l'homme à la barre de fer, c'était sa main qui avait frappé. Je ne pris pas la peine de me pencher. Le vieux était mort, mort, dans le silence le plus complet.

Alors l'homme dégaina son lourd couteau et se précipita sur une fille choisie au hasard, jeune, la maintenant plaquée sous lui par les épaules. Ils tombèrent par terre. Tout le monde se recula contre les murs et dans les moindres recoins, le suppliant, lui criant d'avoir pitié. Mais trop tard.

Je tombai en arrière sous le coup de l'horreur, alors que l'assassin aux mains rouges marchait à pas mesurés vers moi, en riant, couvrant le bruit des cris et des pleurs autour de lui. Il ne faut pas rester ici, pensai-je à toute allure, à peine consciente de l'agitation et du vacarme ambiants. Il ne faut pas…

Je m'étais mise à hoqueter, à hurler, implorer. L'assassin avançait toujours, imperturbable. Bientôt quelqu'un se précipita vers lui. L'un des nôtres, un homme qui pleurait à larmes chaudes et nerveuses. Il serrait une grosse pierre dans sa main. Je savais ce qui allait se passer. Il fallait faire l'effort surhumain de détourner le regard, vite, de ne plus voir ce qu'il y avait juste devant moi.

Il faut… il faut que…

L'homme armé pleurait toujours. Il donna un grand coup de pierre sur le crâne lisse du meurtrier. Un geyser de sang épais s'éleva dans l'air et m'éclaboussa la joue.

Tout s'éteignit dans un bruit sourd et mat.

Il faut que je me réveille…

 

Elle ouvrit les yeux. Le visage à moitié mangé par l'oreiller et une narine agglutinée, sa respiration sifflait à n'en plus finir. La tête lui tournait lorsqu'elle se redressa pour reprendre son souffle. Elle vacilla d'avant en arrière afin de pouvoir se stabiliser.

Il était une heure vingt-cinq, son réveil projetait l'heure contre le mur. En observant la fenêtre elle remarqua, avec une pointe de surprise encore diffuse entre sommeil et réalité, qu'elle avait laissé les volets ouverts la veille, et la fenêtre pas tout à fait fermée, ce qui avait considérablement refroidi la pièce. Elle ne s'en souvenait plus.

Voilà qui avait attiré les cauchemars.

Son cœur semblait avoir pris un ascenseur jusqu'à ses tempes et cognait, cognait à tout rompre, déformant sa vision par à-coups. Elle chercha l'interrupteur de sa lampe de chevet à tâtons. Elle n'en pouvait plus de rester dans l'obscurité, et tendit le bras – sans tout de suite remarquer la lourdeur qui le ralentissait.

Le clic libérateur jeta un cercle de lumière jaune autour d'elle, donnant un aspect incertain à la teinte de la peinture murale. Elle s'autorisa à respirer pleinement. Même si l'air n'avait rien de rafraîchissant... c'était mieux que rien.

Voilà des lustres qu'elle n'avait plus fait de cauchemar si effrayant… non. Pour faire bonne mesure elle voulut repousser son drap. Une curieuse pression la retint au niveau des avant-bras. Et de la nuque. Intriguée, elle baissa les yeux. De longs fils à la texture froide étaient enroulés sur sa peau et la serraient au point de la blanchir par endroits. 

Elle tenta d'agripper ces curieux tubes, qui lui faisaient mal, pour les arracher.

— Négatif, fit soudain une voix qui semblait tomber du plafond, ou bien remonter des profondeurs.

Elle sursauta et tomba de sa couche avec un cri de surprise et de douleur pures. Où était-elle ? Rêvait-elle encore ? Elle n'eut pas le temps de se relever qu'un singulier crépitement rampa le long des murs.

— Incube, reprit le timbre sonore et profondément masculin de la voix.

Le crépitement disparut.

Elle essaya de tourner la tête. Mais deux mains puissantes et recourbées telles des pattes d'araignées s'étaient soudain emparées de ses mâchoires. Elles creusaient la peau de ses joues en la tirant brutalement vers le haut. Un bruit métallique rugit sous elle ; quelque chose qui s'effondrait. Des éclats de voix atténués furent jetés à travers l'air comme une poignée d'échardes.

Elle se retrouva à genoux en train de suffoquer, une main plaquée contre la bouche. Elle ne put pratiquement rien voir de son agresseur. Il n'y avait qu'un petit détail, dont elle se souviendrait longtemps : il avait le bout des doigts recouvert d'un bandage sale.

L'être qui la tenait grogna sous la résistance qu'elle opposait. Elle aperçut la ligne effilée et brillante d'une aiguille de seringue. Elle hurla le plus fort qu'elle put, espérant traverser la paroi de chair et d'os qui lui obstruait maintenant la gorge toute entière. L'aiguille pénétra son cou.

 

Elle se tut dans un soupir et tomba évanouie.

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Edorra
Posté le 19/07/2020
Coucou Jamreo !

J'aime beaucoup ton style, très visuel, mais qui laisse aussi la part belle aux émotions des personnages.

Ce premier chapitre est tout aussi intriguant que le prologue. On rencontre notre premier personnage, et on tombe de plein pied dans un univers violent. De plus, la façon dont tu le décris laisse à penser que cette violence fait partie du train-train quotidien, que les gens, du moins ceux présents dans le cauchemar, semblent s'y être résignés. C'est un constat assez terrible.

Le fait que ce soit un cauchemar ne nous rassure pas longtemps vu que la situation réelle de ton personnage ne parait pas plus paisible.

J'ai hâte d'en découvrir plus.

A bientôt pour la suite !
Jamreo
Posté le 12/08/2020
Re,

Oui c'est un univers assez sombre et violent x) mais la violence fait en effet partie du quotidien dans ce monde (enfin, dans le nôtre aussi mais peut-être est-il moins visible, en tout cas en Occident ?)

Ouais, une fois sortie du cauchemar elle replonge dans l'horreur 8)

Merci d'être passée !
Liné
Posté le 22/09/2017
Hello Jamreo,
Alors, ça, c'est de l'intro O.O
Bien comme il faut pour me réveiller... !
Tu as l'air de savoir où tu nous embarques dès la première ligne du prologue, ce qui est rassurant (contrairement à ce qui arrive à tes personnages... hum...).
Je ne sais pas si tu cherchais à nous faire peur avec la première moitié du chapitre. Personnellement, ne connaissant pas l'identité, le caractère, etc. de ton personnage principal, je ne pouvais pas avoir d'empatie. Si bien que j'ai lu les lignes (celles en italique) en me disant que la situation était horrible, mais sans ressentir qu'elle était horrible (je sais pas si j'arrive à m'exprimer clairement...)
En revanche, à partir du moment où ton personnage se réveille, je ressens beaucoup plus d'inquiétude ! Notamment parce que je n'ai aucune idée, tout comme le personnage, de ce qu'il se passe exactement...
Par contre, je n'arrive pas trop à visualiser ce paragraphe là : "Elle essaya de tourner la tête. Mais deux mains puissantes et recourbées telles des pattes d'araignées s'étaient soudain emparées de ses mâchoires. Elles creusaient la peau de ses joues en la tirant brutalement vers le haut. Un bruit métallique rugit sous elle ; quelque chose qui s'effondrait. Des éclats de voix atténués furent jetés à travers l'air comme une poignée d'échardes."
Est-ce que son agresseur plaque ses mains contre sa mâchoir et la force à s'agenouiller... ? 
Ton écriture quant à elle est très précise, très riche, rien à redire de ce côté-là ! Une vraie petite pépite, je compte bien poursuvire ma lecture prochainement ! =D
 
A très vite
Liné
 
Jamreo
Posté le 22/09/2017
Hello Liné !
Ah je suis contente si tu as apprécié cette entrée en matière ^^ j'espère en tout ca que je savais où j'allais  xD le but n'était pas nécessairement de faire peur, disons. En fait, l'idée de ce roman m'est venue avec un cauchemar, et  le cauchemar que fait le personnage est peu ou prou celui que j'ai fait à l'époque. Je comprends parfaitement : tu ne connais pas le personnage donc tu ne te projettes pas dans la scène, et c'est logique. Tant mieux si tu es plus "dedans" à partir de sonr éveil, ça me fait plaisir ^^
En effet, son agresseur plaque ses mains contre ses joues et agrippe ses mâchoires, et elle tombe à genoux. Le bruit métallique c'est un objet qui tombe, un chariot médical ou autre chose. Désolée si c'est pas très clair x!
Merci beaucoup de t'être arrêtée là, ça fait vraiment plaisir ! Et je suis contente que tu aies apprécié <3 à bientôt ! 
Fannie
Posté le 07/06/2017
Chapitre 1
<br />
Nous voilà catapultés dans un cadre effrayant. Notre pauvre héroïne se réveille d’un cauchemar pour se retrouver dans un autre. Comme elle, on a de la peine à comprendre ce qui se passe...
Coquilles et remarques :
une veste en jean sans manche [manches]
quelque part derrière-moi [derrière moi]
telles des pattes d'araignées [d’araignée]
qui lui obstruait maintenant la gorge toute entière [tout entière ; ici, « tout » a valeur d’adverbe et il s’accorde par euphonie avec les adjectifs féminins qui commencent par une consonne, le « h » muet excepté]
<br />
Jamreo
Posté le 07/06/2017
Aha, oui on se demande un peu ce que c'est que tout ce bazar à ce stade :p merci pour ton commentaire et les petites remarques !
Dédé
Posté le 01/06/2017
On sent qu'avec la traduction, tu es accoutumée à peser tes mots, et je pense que c'est ce qui rend ta narration notamment très... très... comment dire... ta narration prend aux tripes ! Excuse-moi pour la poésie mais c'est bien cela ! Ta narration prend aux tripes !
Ce rêve, que j'avais deviné rêve dès le début, est pourtant si réel que l'on en a froid dans le dos (ce qui fait un peu de bien sous cette chaleur, bref passons...). Je ne suis pas certain d'avoir compris le sens de ce rêve mais on semble plongé in medias res dans ton histoire et j'aime ça car, de fait, j'en redemande ! 
Je veux savoir ! Je veux savoir ! Je veux savoir !
Et, le pire, c'est que l'on pourrait croire qu'au réveil, ton héroïne va se lever tranquillement, prendre sa douche sans encombre et partir pour une journée tout ce qu'il y a de plus banal. Mais non... Elle a à peine le temps d'allumer la lumière que l'horreur débarque dans la pièce. Je me demande vraiment où tu nous emmènes avec ça et quel est le lien avec le prologue. 
I'm intrigued, Jamou ! I'm intrigued !! :D 
Jamreo
Posté le 01/06/2017
Mih, tu me touches beaucoup avec ce rapprochement entre traduction et écriture... j'espère en tout cas réussir à peser le mot juste, et c'est vrai que... ben les mots, j'y fais très attention et y réfléchis beaucoup (pas nécessairement pile au moment d'écrire, de manière générale en tout cas ^^) 
Aha, si au moins le rêve t'aura rafraîchi, c'est bien ! Et donc, c'est normal de ne pas encore en saisir le sens =) ça fait un début sur les chapeaux de roues c'est vrai, et j'avais peur qu'après le prologue plus posé et détaché (et pour cause), ça fasse un drôle de contraste. 
Tu sauras ! Tu sauras ! :p
Et nan, du coup je suis méchante avec elle. Elle aurait pu commencer une journée normale, mais j'ai eu envie de la torturer plus. Muahahah.
Merci beaucoup pour ta lecture ! Ravie de te voir intrigué ! 
Dan Administratrice
Posté le 31/05/2017
Bouuuuuh là là ce que c'était tout pourriiiiii !!
 
 
 
 
Huhuhuhu. Bon, trève de plaisanterie : c'est une plongée pour le moins efficace dans ton univers. (Je m'étonne juste que le type du cauchemar ait pas plutôt été expert en découpage de doigts :p).
Je retrouve complètement tout ce que j'ai pu découvrir à travers tes nouvelles pour les concours, ce style qui me fait tant d'effet, qui arrive à être sombre et inquiétant sans pour autant verser dans l'excès. J'ai trouvé la scène du rêve vraiment oppressante même si concrètement on y comprend pas grand-chose.
Idem, l'ambiance chaude et étouffante de la chambre au réveil, on s'y croit immédiatement ; et cette fausse impression de répit juste avant une deuxième couche d'horreur, c'est vraiment très efficace.
Oh et puis des phrases commes : "Des éclats de voix atténués furent jetés à travers l'air comme une poignée d'échardes." j'en reveux j'en reveux j'en reveux ♥
Le pitch général m'intrigue et m'intéresse vachement, j'ai hâte de découvrir ce que tu vas en faire (et puis j'adore Boston, voilà, c'est dit). Bref, une introduction qui marche à donf, et du coup, je continue !

Jamreo
Posté le 31/05/2017
Aaaah mais eh, t'as vu ça comme c'est pourri ?
C'est vrai que le type aurait pu couper des doigts ! En fait c'est une phrase que j'ai entendue en rêve : "ma spécialité c'est de couper des pieds", ou quelque chose dans ces eaux-là, et c'était tellement WTF que j'ai voulu le réutiliser. Et ce rêve du début justement ressemble un peu au rêve fait à cette époque ^^ (oui voilà je m'amuse bien quand je dors)
Merci beaucoup pour la scène du rêve et pour le style, je suis vraiment contente que ça t'ait plu <3 et aussi que la fausse impression de répit ait marché ! Ca risquait éventuellement de faire un peu trop en un chapitre si court.
Moh. Bah merci pour cette phrase <3 <3
Merci encore pour ton passage Danette, j'espère que la suite (et Boston, et la façon de gérer le pitch-pitch) te plaira si tu t'y lances ! 
Laure
Posté le 17/02/2017
Coucou Jam ! 
Cricri et Praline avaient raison, ces ambiances sont super ! Tu arrives à introduire toutes sortes d'images dans ma tête, j'aime beaucoup.
Pour l'instant je comprends pas tout à fait ce qui se passe donc j'ai pas tellement de choses à dire. C'est un bon début, je trouve. Le petit texte d'introduction sur l'histoire de l'endroit aide à situer sans être trop lourd. Et dans ce chapitre, on est intrigué par le rêve très très violent (et au début on est pas sûrs que c'est un rêve, en plus...) et par cette curieuse fille aux tubes qui semble traverser une période des plus difficiles. 
À bientôt ! 
Jamreo
Posté le 17/02/2017
Coucou !
Merci beaucoup d'être passée sur ce début et je suis contente si ça t'a plu :D
C'est normal de pas comprendre tout ce qui se passe (même si ça peut être furstrant ^^'), mais donc oui, la fille était bien en train de rêver. C'est vrai qu'il est violent son rêve, mais tout l'histoire ne sera pas sur le mode sanglant.
A bientôt peut-être \\o/ 
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