Chapitre 1 - Le Château perché

Par Natacha
Notes de l’auteur : Première partie - Jehane

Si tu es vilaine,

Prends garde à l’enchanteresse

Avec son cœur plein de haine,

Elle te taillera en pièces !

Elle volera ton corps et ton âme

Et si tu n’es pas sage,

Elle te changera en âne,

Plus jamais tu ne reverras ton village.

Elle mange la chair humaine

Surtout celle des petites filles

Qu’elle espionne depuis son domaine

Là-haut dans son château tranquille

Où elle vit seule

Avec sa colère pour seule amie

Jetant le mauvais œil

A tous les malappris !

 

           

            La bande d’enfants poursuivait sa chanson en riant, amusée d’entendre les sanglots en provenance du sac. A l’intérieur, Jehane avait cessé de se débattre comme un diable. Il avait fallu beaucoup de coups de pieds avant qu’elle se rende à l’évidence. Sa résistance ne servait à rien, si ce n’était à l’épuiser. Elle se contentait désormais de se laisser traîner, pareille à un poids mort. Elle aurait voulu être forte, comme le père lui avait appris.

« Pleurer et se lamenter sur son sort ne sert à rien. Seuls les actes comptent » avait-il dit, le jour où on avait enterré la mère.

Jehane n’avait pas pleuré une seule fois depuis. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à ce que les fillettes et garçons du village décident de la rouler dans la toile de jute, comme un vulgaire morceau de gibier.

Pourquoi s’en prenaient-ils à elle ? Parce qu’elle avait cassé le nez de Fulbert ? Il l’avait bien cherché. Il s’était moqué d’elle, de ses cheveux roux et des taches de son qui constellaient son visage. A chaque nouvelle remarque, elle avait senti la rage monter en elle. Incapable de la contrôler, elle s’était jetée sur le garçon. Elle avait eu envie de lui faire mal, de lui arracher son sourire narquois, d’extraire ses yeux de ses orbites. Elle avait dû se contenter du bruit sec de son os nasal qui s’écrasait sous son poing. Mahaut, l’amoureuse de Fulbert, avait poussé un cri d’effroi. C’était elle qui avait déniché le sac, Jehane en était certaine.

De toute manière, les autres enfants ne l’avaient jamais aimée. Ils n’avaient pas besoin de raison pour la maltraiter. Il leur fallait quelqu’un sur qui décharger leur colère et leur frustration. C’était tombé sur elle, qui se défendait à coups de poings au lieu de se laisser frapper en silence, qui ne savait pas rester à sa place. C’était un jeu pour eux. Et ils jubilaient d’avoir enfin réussi à la faire pleurer. Jamais ils n’avaient ri aussi fort.

Une sensation d’injustice grondait à l’intérieur de Jehane. C’était comme une morsure dans son cœur. Elle voulait se défendre. Tout son corps appelait la violence, mais elle en était empêchée par le sac de toile. Elle n’avait pas peur des coups – elle en avait tant reçus. Ce qu’elle redoutait, c’était l’impuissance. Alors, elle rêvait de vengeance.

Au bout d’un temps qui parut interminable, tout s’arrêta et la comptine cessa enfin. Jehane sécha ses larmes et écouta les bruits alentours. Elle n’entendit rien. Pas le moindre chant ou rire d’enfants. Même les bruits du village s’étaient tus.

A force d’avoir été traîné par terre, son corps était meurtri, fatigué, couvert d’entailles. Péniblement, elle souleva la toile qui la couvrait. Sortir de là était comme une renaissance. Entre le manque d’air, le tissu qui la grattait, les coups répétés dans son dos et ses reins, elle avait rarement eu aussi mal – pourtant, à dix ans, sa vie n’avait pas été dénuée de souffrances.

La lumière l’aveugla d’abord. Après tout ce temps passé dans le noir du sac, ses yeux n’étaient pas préparés aux rayons du soleil. Il était au zénith dans un ciel sans nuage. La chaleur était écrasante.

Lorsque les yeux de Jehane se furent acclimatés à la luminosité ambiante, ils s’écarquillèrent de stupeur. Elle ne reconnaissait pas le chemin de terre sur lequel elle se trouvait, ni les bois environnants, ni la falaise qui se dressait devant elle. Quand elle se mit debout, ses pieds nus s’écorchèrent sur les cailloux, sa gorge s’emplit de poussière à la première inspiration.

Soudain, elle comprit où elle se trouvait.

Elle leva la tête et poussa un cri de terreur. Là-haut, au sommet de la falaise, se dressait le château de l’enchanteresse. Ses murs de pierre et ses toits d’ardoise, ses fenêtres par centaines et ses terrasses surplombaient tout le village. Il était entouré des arbres les plus immenses que Jehane ait jamais vus. Leurs ombres s’étiraient sur le domaine, telles des pattes d’araignée.

Elle aurait dû prendre ses jambes à son cou. Il était formellement interdit de s’approcher de cette demeure maudite. Mais quelque chose la figeait sur place. Ses yeux fixaient la plus haute terrasse. Était-ce une divagation due à la chaleur ? Une manifestation de sa peur ? Un rêve éveillé ?

Tout contre la rambarde, au bord du vide, se dressait une silhouette. Sa forme était à peine distincte, mais Jehane aurait juré qu’elle était tournée vers elle.

Et qu’elle la regardait.

Son cœur se mit à battre dans sa poitrine, si vite que c’en était douloureux. Elle pressa son sternum pour en calmer les battements. Elle se sentit minuscule, comme écrasée par l’imposant château. Dans un vertige, elle eut l’impression que sa façade allait s’effondrer sur elle et l’engloutir.

Si un corbeau n’était pas passé sous son nez en coassant, à cet instant précis, que ce serait-il passé ?

 

— Elle aurait volé ton âme !

Ils étaient assis l’un en face de l’autre, séparés par la table à manger. Le menton du père disparaissait sous sa barbe rousse et l’ombre de ses sourcils donnait à son regard un air de sévérité. Jehane préférait cette expression à l’autre, celle qu’elle lisait parfois dans ses yeux. Quand une lueur de peur les traversait.

— C’est pour ça que les enfants n’ont pas le droit d’aller là-bas, Jehane, la rabroua-t-il. L’enchanteresse est dangereuse, surtout pour les petites filles comme toi.

Jehane croisa les bras sur sa poitrine.

— Je ne suis plus une petite fille, j’ai bientôt onze ans ! Et puis, ce sont les autres qui m’ont forcée à y aller.

— Tu aurais dû dire non.

— Ils m’ont mise dans un sac et m’ont traînée de force là-haut !

— Eh bien tu aurais dû te défendre, ne pas te laisser faire.

La rage refit surface au creux de son estomac. Toute cette situation était injuste. Elle n’avait pas à se faire houspiller parce qu’une bande de vilains l’avaient conduite à un endroit interdit.

— J’ai essayé de me défendre. Ils m’ont ruée de coups, regarde !

Elle exhiba ses genoux et ses coudes en sang, les bleus constellant son thorax.

— Rabaisse ta tunique, malheureuse ! la gronda-t-il. Si tu n’es plus une enfant, tu dois te comporter comme une femme et une femme n’expose pas son ventre de la sorte. Battue ou non, ce n’est pas mon problème. Je ne peux pas sans cesse veiller sur toi, je dois m’occuper de la forge. Apprends à te défendre seule. Ou alors apprend enfin à te tenir à l’écart, tu t’attireras moins d’ennuis.

— Mais, je…

— Ne discute pas !

Cette fois, il semblait vraiment furieux. Ses yeux fulminaient. Jehane se fit toute petite sur sa chaise. Son père n’avait jamais levé la main sur elle – pas trop durement, du moins. Une ou deux claques quand elle avait brisé une cruche. Un coup de poing, la fois où un linge avait failli mettre le feu à la maison, parce qu’elle l’avait oublié près du grand four. Par rapport à beaucoup d’enfants du village, elle n’était pas à plaindre. Cela ne l’empêchait pas d’avoir peur de lui dans des occasions comme celles-ci.

— Tu seras de corvée de vaisselle jusqu’à nouvel ordre.

Jehane s’occupait déjà de la plupart des tâches ménagères depuis que la maladie avait emporté la mère et bébé Hermance. Elle ne se souvenait pas de l’avant. C’était à peine si elle se rappelait les circonstances de leur disparition. Parfois, il arrivait que son père l’aide en nettoyant quelques assiettes, mais ça ne faisait pas une grande différence. Alors pourquoi reniflait-elle comme si elle était à nouveau sur le point de pleurer ?

Ce n’étaient pas des larmes de tristesse ou de déception qui perlaient au bord de ses yeux. C’étaient des larmes de colère. Elle ne supportait pas cette nouvelle injustice. Elle n’aurait pas dû être punie, elle n’avait rien fait de mal. Fulbert avait mérité son nez cassé, mais elle, elle n’avait pas mérité d’être traînée jusqu’au château de l’enchanteresse et elle méritait encore moins cette corvée supplémentaire.

Elle bouillonnait intérieurement et comme elle ne pouvait ni hurler sa colère, ni la retourner contre un père qui faisait trois fois sa taille et son poids, elle ne parvint qu’à laisser couler quelques larmes le long de ses joues. Elle les essuya aussitôt, avant qu’il ne les aperçoive.

Contre toute attente, il ne parut pas déçu. Au contraire, ses pleurs semblèrent l’adoucir un peu. Les lignes creusées sur son front s’estompèrent quand il ajouta :

— Et demain, tu commenceras à m’aider à la forge. Il est temps que tu te rendes utile.

Les yeux de Jehane, verts comme ceux de son père, s’illuminèrent aussitôt.

— Vraiment ?

Depuis qu’elle savait marcher, elle l’observait à la forge. Elle l’avait vu fondre le minerai, couler le bronze, aiguiser les émoutures des épées, réparer les fissures des heaumes. Depuis qu’elle savait parler, elle répétait les noms des ustensiles et des fours. Depuis qu’elle avait la force physique de porter des objets lourds, elle s’arrangeait pour apporter à son père ses outils quand il les réclamait.

Pourtant, il ne l’avait jamais autorisée à manier le marteau. Quand elle demandait à allumer les feux ou à utiliser le soufflet, il la grondait. Elle n’avait eu le droit que d’observer de loin.

Jusqu’à aujourd’hui.

C’était presque trop beau pour être vrai. Rien d’aussi bien ne pouvait lui arriver. Pas ici. Pas maintenant. Pas à elle.

Elle était née loin de toute félicité, dans un village entouré de terres arides. Les paysans s’acharnaient à faire pousser le blé dans les prés au-delà de la palissade censé les protéger des pillards. Mais ce qui parvenait à sortir de la poussière les nourrissait à peine l’été. Chaque hiver, de nouveaux villageois mouraient de faim.

« C’est un temps de mort que nous traversons, disait la mère. Ils ont remplacé les chevaliers par des soldats, les trébuchets par des canons et bientôt, ils nous remplaceront, nous aussi. »

Rien de beau ne pouvait arriver à quelqu’un comme Jehane, née au mauvais endroit, au mauvais moment.

Elle adressa à son père un regard circonspect.

— Je croyais que je devais me comporter comme une femme. Pourtant, la forge n’est pas une place pour une femme, si ?

Il se leva. La nuit commençait à tomber dans l’unique pièce de leur chaumière. La lumière du dehors projetait sur son visage roussi par les flammes une ombre inquiétante.

— Il y a une colère en toi, Jehane. Je ne la comprends pas et parfois, elle me fait peur. Je préfère que tu consacres ton énergie au marteau et à l’enclume plutôt qu’à cette fureur.

Elle se gratta la tête d’incompréhension – à moins que ce ne soit l’œuvre des poux. Elle ne comprenait pas les motivations de son père. Dans le fond, peu lui importait. Seul le résultat comptait.

 

— Il va vraiment t’apprendre ?

La nuit était bien avancée et la plupart des villageois dormaient depuis longtemps. On entendait vaguement, au loin, les chants paillards en provenance de la taverne, seule bicoque encore éclairée à cette heure. Les bougies coûtaient trop cher pour la plupart des miséreux qui avaient le malheur de vivre ici.

Jehane était perchée sur la toiture de chaume, la tête rejetée en arrière pour admirer les étoiles. Elle ne savait pas ce qu’étaient ces lumières dans le ciel, se contentant de les trouver jolies. A côté d’elle, Amaury la dévorait d’un regard jaloux.

— Vraiment. Il a dit que je commencerai à l’aider à la forge dès demain, répondit-elle avec un brin de vantardise.

— Je ne te crois pas.

— Et pourtant, c’est vrai !

Amaury poussa un soupir. Il était un peu plus petit que Jehane, avec des cheveux aussi sombres que les siens étaient flamboyants. Ce garçon timide était son seul ami. Un ami qui n’osait jamais prendre sa défense quand les autres garnements la battaient, mais elle n’avait pas le luxe d’être exigeante. Les enfants se faisaient de plus en plus rares au village. Entre les familles qui partaient pour la ville et celles dont la progéniture mourrait en bas âge, ils n’étaient qu’une vingtaine à traîner encore dans les ruelles.

Même si Amaury n’était pas l’ami le plus fiable du monde, au moins, il était là pour panser ses plaies.

— C’est Fulbert qui va être furieux ! ricana-t-il.

— Celui-là, si je le revois, c’est la mâchoire que je lui casse.

— Tu ne devrais pas te battre avec lui comme ça. Ce n’est pas…

Amaury marqua une pause pour chercher le mot approprié.

— Distingué, lâcha-t-il enfin.

— Distingué ?

— Oui, tu sais. Comme doivent être les dames.

Jehane fut prise d’un éclat de rire et Amaury eut une moue renfrognée. Il pensait qu’elle se moquait de lui. Quand elle parvint enfin à reprendre son souffle, elle expliqua :

— Je ne suis pas une dame, Amaury. Je suis la fille du forgeron.

— Jusqu’à preuve du contraire, il me semble pourtant bien que tu es une fille.

— Ce n’est pas pour autant que je vais me mettre à porter des soieries et à faire des chichis. C’est réservé aux filles de noble, tout ça. Moi, je suis du peuple, pas une dame. Encore moins maintenant que père va m’apprendre les secrets de la forge.

Défait, Amaury tourna à son tour la tête vers le ciel.

— Je n’arrive toujours pas à y croire, soupira-t-il.

Soudain, ses yeux s’agrandirent. Il saisit Jehane par les épaules.

— Si ça se trouve, l’enchanteresse t’a vraiment jeté un sort !

— Qu’est-ce que tu racontes comme sornettes encore ?

— Ça expliquerait pourquoi ton père change si soudainement d’avis, tu ne crois pas ?

Jehane porta son regard vers l’ouest, là où une ombre masquait les étoiles. Toutes les lumières à l’intérieur du château perché étaient éteintes.

 

— Eh bien si c’est un sort, c’est un bon sort.

 

 

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NathanCorne
Posté le 23/02/2023
Bonjour !

En bref : j'aime beaucoup ! Je suis déjà attaché à Jehane, j'ai déjà envie qu'elle montre aux autres qu'elle est meilleure qu'eux. Je trouve que tes transitions entre les scènes sont très "cinématographiques", avec le premier dialogue de la scène suivante qui répond aux pensées de Jehane de la scène d'avant. Et même avec un simple retour à la ligne, j'ai compris de suite qu'il s'agissait d'une nouvelle scène.

Seul petite chose que je pourrais dire, c'est que je me demande si une enfant de 10-11 ans tiendrait vraiment ce niveau de discours, mais j'en côtoie trop peu pour en être sûr, et vu ton métier, j'imagine que tu sais mieux que moi ^^

Bref, hâte de lire la suite !
Natacha
Posté le 24/02/2023
Merci beaucoup pour ton retour ! :)

Je suis contente que le personnage de Jehane te plaise. J'adore écrire le type de transition que tu décris, mais certaines personnes qui m'ont lue en ont eu horreur ! Cependant, on ne peut pas faire plaisir à tout le monde, alors j'ai décidé de les conserver :)

Je comprends ce que tu veux dire pour les dialogues. Concernant les enfants de 10-11 ans, leur manière de parler est incroyablement variable ! Certains ont un vocabulaire étoffé et une grande capacité à manipuler les concepts ; d'autres ont plus de mal à faire preuve d'abstraction et ont un discours encore très "enfantin". Malheureusement, il n'existe pas de "manière de parler" à cet âge, du moins de ce que j'ai observé ! Après, il est possible que les dialogues de Jehane soient maladroits ^^

Merci pour ton retour en tout cas !
NathanCorne
Posté le 24/02/2023
Je suis content que tu les ai gardé ces transitions !
Je ne trouve pas les dialogues maladroits, j'avais plutôt l'impression (pas très forte) que Jehane était très mature pour son âge. Si ton expérience te dit que c'est possible, ça me va !
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